Le travail vivant

Comment mobiliser et tenir ensemble les apports de la psychanalyse, de l’ergonomie, de la sociologie du travail ?

Entretien avec Christophe Dejours, Psychiatre, Psychanalyste, Directeur de l’Institut de Psychodynamique du travail
Propos recueillis par Françoise Acker et Lionel Leroi-Cagniart

Pratiques : Pourriez-vous nous parler de vos travaux sur la question du travail et comment vous avez évolué au cours des années ?

Christophe Dejours : Ma première année d’université, de fac des Sciences, c’était en 1967-68. C’est de là que c’est parti. Je suis resté fidèle à ce que j’ai compris comme « un message de Mai 68 ». La plupart des gens de ma génération ont soit « oublié tout ça » soit carrément tourné casaque. Mai 68, c’est la plus grande grève de l’histoire de France et la question fondamentale, c’est celle du travail, plus que ça, la question de la santé mentale au travail. C’est à mon avis le thème central de Mai 68, qui n’était certes pas énoncé sous cette forme-là. On ne parlait pas de santé mentale, on parlait d’aliénation. Elle était affichée sur tous les murs de Paris. C’était le travail répétitif sous contrainte de temps, l’aliénation par le travail, le travail aliéné, la destruction de l’Homme par le travail, au moment où s’épuisaient les promesses portées par le système Taylor, le fordisme ; promesse du côté de l’accroissement de la consommation, de l’augmentation du niveau de vie, le bonheur par la consommation. Avoir plus de confort et consommer davantage ne compensent pas l’horreur du travail organisé, avec cette progression de la taylorisation des tâches. Ça fait plus de cinquante ans que ça dure et, maintenant, ce sont les activités de service qui sont en voie de taylorisation. Ce qui était impensable en Mai 68 où c’était essentiellement le travail industriel qui était dénoncé.
J’ai été dépositaire de ça. Après 1968, j’ai connu les conditions ouvrières. J’étais étudiant, c’était une découverte assez invraisemblable de la condition de vie de ces travailleurs immigrés dans des foyers organisés par Renault, en coopération très étroite avec la préfecture de Paris. C’était des conditions infâmes et indignes.
C’est la psychanalyse qui m’intéressait, mais on m’a conseillé de faire médecine plutôt que psycho, donc j’ai fait médecine. J’avais cet intérêt pour la psychiatrie, mais j’avais découvert ces questions du travail. J’ai donc fait deux formations. Un cursus du côté des sciences du travail et un cursus du côté de la psychiatrie et de la psychanalyse. 1968 a été une crise, le pouvoir a eu vraiment peur – pas seulement en France, pas seulement de Gaulle, mais dans le monde entier –, on a eu peur que le capitalisme soit sur sa fin. C’était une crise sociale en Italie, en Scandinavie, en Suède, au Japon, en Corée, aux États-Unis où elle s’était mêlée à la lutte contre le racisme.
Il y a eu des événements très lourds et des violences terribles. Il fallait trouver des alternatives à l’organisation du travail. Il y a eu un mouvement très fort. Le patronat et les États ont investi des sommes énormes pour essayer de trouver des alternatives au taylorisme et au fordisme et ça a donné la restructuration du parc industriel, la multivalence, la polyvalence, les groupes semi-autonomes, la direction par objectifs… On a expérimenté plein de trucs ! Chez Volvo, le volvoïsme, chez Berliet, chez Renault… Pour pouvoir faire tout ça, il a fallu investir dans la recherche, il y a eu des bourses de recherche financées par le gouvernement.

En 1973, j’étais en cours de médecine et j’ai bénéficié d’une bourse de formation à la recherche sur les conditions de travail, RESACT « Recherche sur l’amélioration des conditions de travail ». J’ai eu une formation de chercheur. On avait l’obligation, en plus de la spécialité dans laquelle on travaillait, d’apprendre une autre discipline. J’ai donc appris médecine du travail, qui se faisait en un an, puis j’ai fait une formation d’ergonomie au CNAM. Parallèlement, je commençais ma formation en psychiatrie et mon projet de recherche portait sur la psychopathologie du travail. J’ai commencé en travaillant avec des biologistes à l’Hôtel-Dieu sur le diabète et sur le métabolisme en travaillant à l’Institut de psychosomatique. J’avais une formation en psychanalyse. Je suis devenu assistant de médecine du travail à la Faculté de médecine de Paris et j’ai monté le premier service de médecine du travail dans l’université, à Paris V. Ensuite j’ai été assistant de médecine du travail à Paris VI, puis à l’Hôtel-Dieu où je travaillais en diabétologie et en psychiatrie.
J’ai poursuivi ces deux formations totalement séparées, parce que du côté des sciences du travail et du laboratoire d’ergonomie, la psychanalyse était extrêmement mal vue ! Et du côté de la psychanalyse, il n’était pas question de dire que je faisais autre chose et surtout pas de m’intéresser aux questions du travail. J’aurais été immédiatement exclu comme non-psychanalyste puisque, pour la psychanalyse, la réalité sociale doit rester hors du cabinet. Cette séparation institutionnelle, avec des conflits de disciplines, d’interprétationn oblige à se situer ou bien du côté de la société, du côté du travail et des sciences du travail, ou bien du côté de la psychanalyse, de l’individu… C’est cette situation qui m’a permis de soulever ou de reprendre un problème théorique qui est le problème de la double centralité. La centralité connote le point à partir duquel partent tous les mouvements, toutes les impulsions et sur lequel convergent tous les efforts d’analyse et d’interprétation. Dans un véhicule automobile le centre, c’est le moteur. Dans une centrale nucléaire, c’est le « cœur ». Dans un organisme vivant, c’est le métabolisme…

Un sujet majeur lié à l’œuvre de Freud. Je suis un psychanalyste freudien. Ce qui fait véritablement la spécificité de la psychanalyse, c’est la centralité de la sexualité. La sexualité, les pulsions sexuelles sont à l’origine du fonctionnement psychique et toute production humaine est d’abord initiée par quelque chose qui part de la pulsion sexuelle. Mais avec tout ce que je faisais du côté de la psychopathologie du travail, et toutes les enquêtes et le travail théorique que j’ai fait avec les ergonomes Alain Wisner, François Daniellou, Catherine Teiger, Antoine Laville et différentes personnes de ce laboratoire, j’étais arrivé à l’idée qu’il y avait une centralité du travail. Centralité par rapport aux questions de santé mentale. Le travail n’est jamais neutre vis-à-vis de la santé, de la santé mentale. Il peut générer le pire : des pathologies mentales que j’essayais de décrire (et cela va aujourd’hui jusqu’au suicide sur les lieux du travail), mais il peut aussi générer le meilleur. Le travail peut devenir tellement important dans une vie que c’est grâce au travail que non seulement on solidifie, on renforce sa santé, mais peut-être même, on la constitue. C’est le travail comme médiateur de la construction de la santé. Personne n’échappe à cette centralité du travail pour le psychisme. Si on est au chômage, on ne peut plus apporter sa contribution à la société via le travail. On perd alors tous les avantages de la rétribution en termes de reconnaissance et, là, du point de vue psychique, c’est très scabreux et quand on est psychiatre, on ramasse aussi tous les dégâts psychiques du chômage.
Donc, je ne peux pas renoncer à la centralité du travail et je ne peux pas renoncer à la centralité du sexuel. Ça s’appelle la double centralité. C’est un paradoxe parce qu’il n’y a qu’un seul centre. Pour moi, ce problème était posé. C’était d’abord un problème institutionnel, mais c’était aussi un problème théorique. C’est le paradoxe de la double centralité que je n’ai pas réussi à résoudre pendant dix-quinze ans. Il y avait forcément une solution, mais je n’arrivais pas à l’attraper. Finalement, on est parvenu à trouver la réponse permettant de surmonter le paradoxe. On est là face à des questions très importantes, très intéressantes, passionnantes pour moi, mais peut-être pas pour vous ?

Que se passe-t-il pour les chômeurs, ou ceux qui ont les moyens de ne pas travailler ? Comment vivent-ils ? Est-ce que pour eux le travail est central ? C’est peut-être marginal ?

Ce n’est pas une question de marginalité, c’est une question de définition. Pour vous, le travail, c’est « le travail salarié ». Mais pas du tout ! Si je travaille comme bénévole et que je vais faire Médecin du monde, je travaille… Donc « le travail », ce n’est pas seulement « le travail salarié ». Ça, c’est la conception de la sociologie du travail classique. D’où des conflits d’interprétation avec les sociologues. Le travail, pour nous, c’est « le travail vivant ». Ça va être théorisé par la suite de façon beaucoup plus précise. La définition du travail, je vais vous la donner. Le travail vivant, ça vient de la confrontation entre la psychanalyse et l’ergonomie. Dans le laboratoire de Wisner, les ergonomes démontrent qu’il existe toujours un décalage entre le travail prescrit et le travail effectif. Ça, c’est la grande découverte fondamentale de l’ergonomie, qui est abyssale en réalité, parce que c’est là que se concentrent toute l’énigme et tout le processus absolument passionnant et bouleversant du travail vivant. Tout travail est encadré par des prescriptions, des procédures… Ce qu’ont trouvé les ergonomes, c’est que les gens ne font jamais ce qui est prescrit. Il y a toujours un décalage entre le travail prescrit et le travail effectif. La tâche, c’est ce qu’il faut faire. Ce que les gens font effectivement, c’est l’activité. Tout le problème, c’est ce décalage-là. Pourquoi il existe, de quoi est-il fait et surtout, comment les gens traitent ce décalage. S’ils étaient totalement obéissants et s’ils exécutaient exactement les ordres qu’on leur donne, ça ne marcherait plus ! Aucune industrie, même pas une chaine de montage, ne peut fonctionner si les gens obéissent strictement aux ordres. Ça s’appelle « la grève du zèle » et ça a été utilisé à certains moments dans les mouvements sociaux.

Le problème, c’est qu’il faut inventer par soi-même le mode opératoire qui va permettre de gérer ce décalage entre le prescrit et l’effectif. Là se trouve engagée toute l’intelligence humaine, toute la subjectivité et, du coup, toute la santé. Le travail vivant, c’est ce qu’il faut ajouter à l’organisation du travail prescrit pour que ça fonctionne. Même les rentiers s’engagent dans des activités de travail. S’ils ne travaillent pas, ça tourne mal. L’oisiveté véritable n’est possible que pour des gens qui sont malades, déprimés, qui n’arrivent pas à investir. Même gérer son capital, c’est du boulot. Louis XVI, sa passion, c’était la serrurerie. Qu’est-ce qu’il mettait en jeu de son fonctionnement psychique et de sa santé mentale dans la serrurerie ? Ce n’était pas seulement un passe-temps. Et les princes allemands qui s’adonnaient à la musique ! La musique, ça ne se fait pas comme ça ! Il faut travailler son piano ! Et si vous voulez apprendre à jouer avec les autres, en musique de chambre ou en orchestre, il va falloir travailler encore plus. On ne peut pas y échapper. Et ce travail, c’est du travail vivant.

Cette centralité du travail avec la centralité de la sexualité se résout de la façon suivante : le travail vivant, ça n’est pas seulement ce que je viens de vous décrire. Il faut ajouter à l’organisation du travail ce qui n’est pas donné par les prescriptions. Et cela, il faut le trouver par soi-même, c’est ce qu’il faut ajouter par soi-même. La poiesis, c’est le terme grec pour dire le travail de production, le travail de fabrication. En réalité, pour pouvoir faire ça, il faut que je trouve par moi-même le chemin qui convient ; même lorsqu’il s’agit d’une soudure sur une voiture ! Pour arriver à faire des soudures correctes, à la vitesse et la cadence, il faut que je trouve par moi-même le mode opératoire efficace. Personne n’a jamais enseigné à un ouvrier « à tenir une cadence ». Il va falloir qu’il trouve par lui-même en fonction de sa propre idiosyncrasie, c’est-à-dire sa personnalité, ses caractéristiques physiques, son sexe, son âge, ses antécédents médicaux. Comment va-t-il trouver l’équilibre du corps et de la tête pour pouvoir tenir la cadence ? Il faut qu’il l’invente, ça ne va pas venir comme ça. Pour jouer du piano, c’est pareil, il va falloir y mettre toute sa subjectivité, et pas seulement y penser pendant le temps de travail, mais y penser en dehors de son travail et puis aller jusqu’à rêver de son travail. Ce qu’on appelle « les rêves professionnels », sont en fait « des rêves de travail ». Ils ont un rôle tout à fait important dans la découverte de ces nouvelles habiletés qu’il s’agit d’acquérir. Pour le piano, le chemin par lequel je vais trouver la manière de toucher le clavier, ce n’est pas la même que celle du professeur. Chacun a suivi son chemin puisqu’on n’est pas parti du même endroit, on n’a pas la même personnalité, on n’a pas la même histoire.

Quand on a compris tout ça, on se rend compte qu’acquérir une nouvelle habileté, ce n’est rien d’autre que se transformer soi-même. Il y a, donc, un premier temps dans le travail qui est la poiesis, la production, mais je ne réussirai à faire un travail de qualité qu’à condition d’accepter un deuxième temps, qui est le travail de soi sur soi, qui va jusqu’aux rêves, qui va envahir ma subjectivité jusque dans mes insomnies, dans mes inquiétudes. Que ce soit pour conduire la centrale nucléaire ou face à des malades, quand on est médecin, psychiatre ou psychologue, ou quand on fait du terrain, on est envahi, on est tourmenté par les défis et les difficultés du travail (ce qu’on désigne par le terme de « réel du travail »). Si on ne se laisse pas envahir par ça, on n’arrivera jamais à gagner les habiletés. Le deuxième temps du travail de soi sur soi, c’est ce que Freud discute partout dans son œuvre, qui prend le nom de « arbeiten », « travailler », « die arbeit », « le travail ». Il y a un premier temps qui est poiesis, et un deuxième temps qui est arbeit. Ce sont les deux volets du travail vivant ou les deux faces de la même pièce. Donc il n’y a bien qu’un seul centre.
J’ai mis vingt ans à résoudre ce problème qui était, au départ, un problème institutionnel ! On ne savait pas comment tenir les deux ensemble. Il y avait une contradiction institutionnelle, et un problème théorique qui faisait que, pour pouvoir réamorcer le dialogue entre les cliniciens d’un côté et les sciences du travail de l’autre, voire, les sciences sociales ou la philosophie, il fallait résoudre ce paradoxe. Il n’y a qu’un seul être humain dont la vie est centrée par la sexualité et par le travail vivant.
Il y a une centralité du travail par rapport à la subjectivité. Elle se décline dans cinq dimensions. Il y a la question du travail domestique, qui est un travail à 100 %. C’est un travail extrêmement complexe. Aujourd’hui, on sait qu’il y a le travail domestique d’un côté et le travail du care de l’autre. La théorie du care n’existait pas encore à cette époque-là. J’avais déjà commencé à rencontrer des sociologues de la division sociale et sexuelle du travail, Héléna Hirata et Danièle Kergoat. C’est d’elles que vient la thèse de la centralité du travail par rapport à la santé mentale (et éventuellement par rapport à la santé du corps, si on ajoute la psychosomatique). La santé de notre corps dépend pour une grande part de cet engagement de la subjectivité et des retours positifs qu’on peut en tirer, qui confèrent une résistance accrue au corps. On arrive parfois à supporter des choses très dures physiquement parce qu’il y a un investissement et il y a les retours de cet investissement en termes de reconnaissance, de plaisir au travail, d’accomplissement de soi.
La santé, ce n’est pas seulement la centralité du travail par rapport à la santé mentale, voire, la santé du corps. C’est aussi la centralité du travail dans le rapport entre les hommes et les femmes, en ce qui concerne la domination. La domination, avant qu’on parle de théories du genre et des divisions sociales et sexuelles du travail, c’est essentiel. Comme le dit Kergoat : « L’enjeu matériel de la domination des hommes sur les femmes, c’est le travail et, notamment, le travail de reproduction ». Tout ce que les femmes apportent dans la famille traditionnelle est un énorme travail, gratuit, exploité qui va nous amener à faire une clinique du travail domestique. La théorie du care nous a permis de développer une série de concepts sur l’analyse du travail domestique à la lumière du travail ouvrier. C’est la deuxième dimension de la centralité.
La troisième dimension de la centralité, c’est la centralité du travail par rapport à la cité, la centralité politique du travail. Il n’y a pas de neutralité du travail vis-à-vis de l’ordre social et de l’ordre politique. Dans le travail, on peut apprendre le meilleur, ça demanderait toute une discussion entre nous là-dessus : « pourquoi le travail peut-il apporter le meilleur sur le plan politique ? » Ça passe par une théorisation qu’on a élaborée en psychodynamique du travail. Elle porte sur un point extrêmement précis qui est la question de la coopération, de l’écart, non plus entre la tâche et l’activité, mais entre coordination et coopération. Quand on entre dans cette clinique, on découvre que pour que la coopération fonctionne, il faut des espaces de délibération dans lesquels les gens discutent de « comment on fait », et pas seulement de ce qui est efficace ou inefficace, de ce qui est vrai ou faux, mais aussi de ce qui est juste et injuste, de ce qui est bien et ce qui est mal, de ce qui est équitable.
Si vous êtes un homme ou une femme, vous n’avez pas le même rapport au boulot. Ce ne sont pas les mêmes impacts si on est vieux ou jeune, si on a tel et tel antécédent. La délibération traite tous ces problèmes pour arriver à des accords normatifs et une activité de création de règles qu’on appelle l’activité déontique. Or, cet espace de délibération est construit exactement comme l’espace public au sens d’Aristote, au sens de la cité. C’est l’espace public dans lequel les gens vont ouvertement confronter leurs opinions. Il s’agit, à propos du travail, de discuter sur quelle base se feront les accords, puis les accords normatifs en matière d’organisation du travail. Ce sont des opinions : quand on a un argument qui ne porte pas seulement sur l’activité et sur la rationalité instrumentale, mais également sur les dimensions éthiques et les enjeux de santé mentale, on a ce qu’on appelle « une opinion ». Et donc, l’espace de délibération permet un échange d’opinions. Dans une équipe infirmière par exemple. C’est là que je l’ai appris la première fois, quand j’étais médecin des hôpitaux. J’ai eu la chance de vivre des pratiques extraordinaires avec les infirmières, avec les internes, avec la femme de ménage. Les femmes de ménage ont connaissance d’un certain nombre de choses sur les patients. Elles connaissent des choses sur la chambre du malade que personne ne peut savoir sauf elles. Donc elles découvrent des trafics, des médicaments cachés, de l’alcool… mais ce n’est pas seulement ça ! Quelquefois, le malade ne parle qu’avec une seule personne, la femme de ménage ! Pas l’infirmier, pas le psychologue, pas le psychiatre, non ! La seule qui a le contact avec le patient, c’est la femme de ménage parce qu’elle fait le ménage ! Le psychotique avec elle, il parle ! Elle a des choses à dire sur le patient que personne d’autre ne peut dire.
On a des statuts, des spécialités, des métiers différents, mais quand on est dans l’espace de délibération, tout le monde est égal, il n’y a plus de hiérarchie. Ce qui est important, c’est que chacun puisse apporter son point de vue, puisqu’on parle d’un malade. « Qu’est-ce qu’on pense ? », « Moi, j’ai des trucs à vous dire » et elle dit des choses ! Martine, qui est femme de ménage, dit : « Moi, je pense qu’il faudrait faire comme ça », « Ben, on va faire comme a dit Martine ! » Un accord normatif incroyable peut ainsi se dégager grâce à la femme de ménage.
C’est une délibération orientée vers l’entente, vers la concorde. Ce sont deux choses différentes. L’entente, c’est : arriver à quelque chose d’efficace ; la concorde, c’est : on part du principe que ce qui est fondamental, c’est qu’on arrive à continuer à discuter ensemble. Donc, la concorde, c’est un principe majeur. La concorde et l’entente, ce n’est pas pareil. L’entente, c’est le partage du sens, de la signification des choses. La concorde, c’est en plus… Cet espace, ne tient pas par magie, il tient parce que chacun y met du sien pour entretenir la concorde. C’est l’exercice même de la démocratie.

Le travail vous pouvez y apprendre le meilleur : apprendre à parler, à dire ce que vous pensez, parce que ça ne marche que si tout le monde se mouille. Si on ferme son bec, ça veut dire qu’on ne joue pas le jeu. Non ! On doit parler. Mais quand on se met à parler, on prend un risque : que les autres ne soient pas d’accord ! Vous êtes obligé de vous justifier. Ce n’est pas si facile que ça de parler et de dire ce qu’on pense. Et puis, ce qu’on apprend aussi dans ces espaces, c’est à écouter. Et ça ne marche que s’il y a une équité entre le risque que prend celui qui parle et le risque que prend celui qui écoute. Et le risque d’écouter, il y en a un, c’est énorme, c’est d’entendre ! Et si vous entendez ce que dit l’autre, avec qui depuis deux ans vous êtes en désaccord, et que vous ne pouvez pas saquer, vous vous dites : « Hé, mais ce n’est pas con du tout, ce qu’il dit ! Ben, peut-être que je me suis trompé sur lui ? » Puis là, tout commence à vaciller : c’est vous qui êtes déstabilisé parce que, finalement, vous vous rendez compte que vous vous êtes trompé. Écouter, c’est très dur.
Dans une équipe infirmière, par exemple, on discute et on prend le temps de parler. Dans ces espaces-là, on peut apprendre la démocratie, parce que la démocratie, ce n’est pas seulement une théorie, même si c’est d’abord une théorie du gouvernement des Hommes. Pour moi, la démocratie, ce sont des pratiques. La démocratie n’existe que si on acquiert les habiletés et les compétences démocratiques. Et ça s’apprend. Vous n’êtes pas démocrate parce que vous avez des opinions ! Certains ont des opinions démocratiques, sauf que dans leurs pratiques, ils sont antidémocrates, ce sont des tyrans ou des serviteurs du tyran. Et donc, ils n’ont rien compris à la démocratie, parce que la démocratie, ça se pratique, c’est l’exercice d’oser dire ce que l’on pense, d’écouter les autres, et ça s’apprend. Le lieu principal d’apprentissage de la démocratie, c’est le travail. Il y en a un autre qui est fondamental, c’est l’école, qui ne fait plus ce boulot-là du tout, qui ne l’a pas toujours très bien fait, d’ailleurs, mais enfin, qui le faisait mieux qu’elle ne le fait maintenant.

La troisième dimension de la centralité du travail est politique : si on n’apprend pas ça, on apprend ce qui a cours aujourd’hui : la concurrence déloyale, la manipulation, la destruction des gens. On apprend à harceler, à démolir, à déstabiliser. Ce qui est en train de se passer, c’est qu’on apprend non seulement l’instrumentalisation qui va jusqu’à l’asservissement des gens, mais également la destruction intentionnelle des gens. Vous avez aujourd’hui des directeurs d’hôpitaux qui sont responsables de suicides dans le personnel soignant et ont déjà plusieurs morts à leur actif. Des médecins, des infirmiers sont morts parce qu’ils ont été traités d’une manière odieuse. A l’Office national des forêts, vous avez des agents forestiers qui se suicident parce qu’on leur fait faire des choses incompatibles avec les règles de métier et avec l’éthos de métier. Ça s’appelle « la souffrance éthique ». Et tous ces directeurs des hôpitaux ou des forêts poussent les gens à trahir les règles de métier. Ils obligent les soignants à devenir maltraitants, puisque c’est eux qui sont face aux malades et qui maltraitent les vieux, les malades mentaux, parce que maintenant on les cogne, on les entrave tout le temps ! Enfin, c’est invraisemblable ! Quand j’étais médecin des hôpitaux à l’hôpital psychiatrique, pendant dix ans, on n’a jamais entravé un patient ! Je n’ai jamais vu ça !
C’est une dégradation de la psychiatrie. C’est deux siècles de retour en arrière !

Il y a une quatrième dimension : la centralité économique du travail. C’est un problème fondamental. Certains plaident pour la fin du travail et vont jusqu’à écrire des livres comme Le travail : une valeur en voie de disparition… C’est aberrant. 1) Le travail ne s’arrêtera pas ; 2) l’origine de la richesse, c’est le travail. Le travail vivant, c’est le point de départ de la production de la richesse, ça l’a toujours été et ça le sera toujours ! La centralité économique du travail est un problème fondamental qu’il faut entièrement reprendre parce que l’économie du travail a disparu !
À l’époque où je faisais ma formation, il y avait des économistes du travail avec qui je bossais, comme Benjamin Coriat. Il n’y a plus qu’un seul économiste du travail : Christian du Tertre. Les autres ont lâché la question du travail.
La centralité qui vous intéresse moins, mais qui est très importante scientifiquement parlant, c’est la centralité épistémologique du travail. Si vous prenez la science comme « là où s’accumulent les connaissances produites par les chercheurs, par les savants… ». Il y a deux façons de l’aborder : ou vous considérez que la connaissance existe par elle-même, ou bien vous entrez dans les procédures qui permettent d’arriver à la production des connaissances. Si on se met à étudier la recherche scientifique comme un travail vivant, si on commence à regarder comment on produit les connaissances, le statut de la connaissance n’est plus du tout le même. Il y a une procédure de production et là, on se rend compte que c’est beaucoup plus compliqué que ça et qu’en plus, c’est du travail vivant ! Finalement, vous vous rendez compte que le travail est dans un rapport apophatique à la connaissance scientifique. C’est un rapport négatif. Le travail est toujours la mauvaise conscience de la science : par exemple, je m’appuie sur la connaissance scientifique, sur la fission nucléaire pour monter une centrale nucléaire. Sauf que ça ne marche pas comme l’a prévu la science. Heureusement qu’il y a des êtres vivants qui font le travail vivant pour rattraper la centrale lorsqu’elle se met à dériver
Quand je parle du travail vivant, j’arrive devant des problèmes que la science ne connaît pas ! L’expérience du travail montre que « ça ne marche pas » ! Parce qu’il y a le réel du travail. Le réel : ce qui se fait connaître à celui qui travaille par sa résistance et la maîtrise. L’expérience du réel, c’est le travailleur qui en dépositaire. À ce moment-là, la connaissance qu’on avait jusque-là apparaît comme plus relative et finalement, on a cru qu’on savait, mais on découvre qu’on ne savait pas. Le travail est la mauvaise conscience de la science parce qu’il révèle les failles de la science, parce qu’il montre qu’à elle seule, la science ne permet pas de maîtriser le monde.

C’est en même temps ce qui fait marcher la science.

Voilà. Et c’est seulement dans un deuxième temps… Premier temps : le réel se fait connaître sous la forme négative de l’échec de la science à connaître et à prévoir l’état du monde. Deuxième temps, je peux reprendre l’échec de la science – l’incident non prévu – et dire : « Maintenant, il faut le mettre en expérimentation scientifique. Il faut examiner ce qui s’est passé ». Et c’est comme ça, en fait, qu’elle marche, la science.
Si on parle du travail vivant, le statut de la science et de la connaissance n’est plus le même parce que c’est par le travail qu’apparaissent les vraies questions, par le réel… C’est toujours le travail vivant qui nous alerte et nous oblige à produire des connaissances nouvelles.

par Françoise Acker, Christophe Dejours, Lionel Leroi-Cagniart, Pratiques N°101, juin 2023

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