Claire Marin, Être à sa place. Habiter sa vie, habiter son corps, Éditions de l’Observatoire, 2022
Dans ma bibliothèque, les livres sont rangés par catégorie, donc celui-ci devrait être à sa place avec ceux de philosophie. Cela paraît logique et rassurant. Mais j’ai un doute. Et finalement, si cela n’allait pas de soi ? Georges Perec dans son ouvrage Penser/classer m’avait déjà interpellé avec son « rêve d’un plan de travail vierge, intact : chaque chose à sa place, rien qui dépasse ». Sur la forme, l’écriture de ce livre a de la musicalité, des variations qui, l’air de rien, vous transportent, sans vocables compliqués, sans concepts abstraits. Servie par une méthode où l’autrice, professeure de philosophie, ne convoque pas seulement des philosophes, elle développe son thème majeur « être à sa place » en l’accompagnant de deux déclinaisons : « Habiter sa vie, habiter son corps. »
Relevons d’abord que « la polysémie du mot “place” n’est pas anecdotique. Pour changer de place, je traverse d’autres lieux et les laisse me traverser en retour et me transformer ». Pourquoi changer de place ? Est-ce une question de tempérament ? Pourquoi partir ou « déserter » ? À quoi ressemblent « ceux qui ne tiennent pas en place » ? Sont-ils « insolents » à ne pas savoir rester à leur place ? L’insolence, « cette ambition, cette envie et ce désir de se dé-placer, de s’offrir une place tout autre », dissèque Claire Marin.
Et si nous avions besoin de croire : y aurait-il quelque part « une place à soi » ? Ou un ailleurs, où on pourrait s’enraciner, tout recommencer et trouver « une place au soleil » ? Cette pensée n’exprime-t-elle pas notre animalité : « le lézard, lézarde », « lui et moi lézardons » ? Heidegger s’interroge et refuse le parallèle : « l’animal serait pauvre au monde », limité dans son environnement « comme dans un tuyau qui ne s’élargit ni ne se resserre ». Contrairement à nous qui pouvons parfois nous réjouir d’un rayon de soleil et aussi « nous poser des questions d’astrophysique ».
Depuis que collectivement, nous avons subi, pendant la crise de la Covid, « une assignation à résidence, une mise en demeure », l’interrogation sur nos lieux de résidence est à nouveau centrale. Residere, en latin, « c’est avant tout arrêter un mouvement ou la station debout », c’est « cesser nos pérégrinations ». La parenthèse pandémique s’est refermée en apparence. Mais « les vies rétrécies » sont encore présentes sous différentes formes au quotidien avec « l’épreuve spatiale ». Comme le décrit l’enquête dans les cours de récréation menée par Muriel Monard, Occuper et prendre place, les enfants prennent conscience de ce quadrillage des espaces : certains sont occupés par « des jeux de garçons, d’autres laissés aux filles », à tel point que « Layla est sommée de relâcher un peu de territoire associé au masculin et au pouvoir masculin ». Encore une autre épreuve causée par la délimitation de l’espace public trop souvent impraticable : celle de la philosophe Anne-Lise Chabert dans son livre Transformer le handicap. Au fil des expériences de vie. Son quotidien est comparable à celui d’Alice : des marches beaucoup trop hautes où rien n’est adapté et aux bonnes dimensions, des lieux « trop dangereux ou inaccessibles ».
Alors par où passer, comment faire ? Oser « la logique de l’effraction », c’est-à-dire pénétrer un nouvel espace ? Mais c’est interdit et intériorisé au motif que « ce n’est pas pour moi ». Kader raconte : après avoir travaillé sur le marché, il est rentré dans la bibliothèque juste à côté « parce qu’il faisait froid ». Et puis, petit à petit, il a pris l’habitude de lire les livres sur place. Un jour, « j’ai finalement payé ma cotisation, pris ma carte et plein de bouquins et je suis allé chez moi. C’est ça aussi l’effraction ». Que reflètent nos interrogations sur les places que nous escomptons ou occupons ? Une peur d’être « délogé d’une place qu’on croyait occuper par choix avec bonheur » ; la violence de notre société et la crainte de « se voir assigner à une place ». Nous occupons des places, réelles ou symboliques, il suffira d’un événement, « une naissance pour que le monde bouge ». Et notre « espace du dedans » et notre « aventure psychique » faite de déplacement. Comment faut-il trouver sa place ? Montaigne préférait le poulpe au caméléon : celui-ci se résigne « à prendre la couleur du lieu », celui-là, en répandant son encre autour de lui, nous montre qu’on peut « prendre la couleur qui nous plaît selon les occasions ».
Philippe Oglobeff