Carlos Henrique Machado, Master en philosophie et chercheur à l’Institut de Philosophie de l’Université de Porto
Quel est le rapport entre l’existence d’un après-midi ensoleillé et celle d’un être vivant, entre l’existence d’un atome et celle d’une valeur comme la justice ? Il existe une variété d’êtres qui vont de l’irruption fugace d’un phénomène à la concrétude d’une chose matérielle, dans laquelle l’insistance est la caractéristique fondamentale qui leur appartient à tous, sans qu’il y ait de gradation entre les modes propres d’existence, mais un monde de choses aux états multiples. Un nuage splendide par un bel après-midi ensoleillé n’a pas plus de réalité ontologique qu’une brume rosâtre qui disparaît avec le vent. Les deux insistent sur leur être pour imposer leur mode d’existence.
Si chaque être est une manière d’exister, chaque manière d’être est une réalité distincte qui existe à sa manière. De ce point de vue, chaque existence est aussi parfaite qu’elle peut l’être et il n’y a pas de hiérarchie dans l’ensemble des choses qui existent. On ne peut donc pas dire qu’une existence est plus réelle qu’une autre, ni prendre une existence comme étalon et, à partir de là, mesurer les autres qui s’en éloignent ou s’en rapprochent, en déterminant leur densité. Lorsqu’on en prend conscience, on n’admet plus aucune forme d’évaluation qui privilégie une manière d’être au détriment de l’autre sur la base d’une ontologie qui valorise la différence et les bonnes manières d’exister dans le monde.
Une histoire de résistance aux pratiques de normalisation
Fernand Deligny était conscient de la valeur de chaque existence et de la manière singulière dont certains individus habitaient le monde. C’est très clair dans sa trajectoire depuis les classes d’enfants en difficulté d’apprentissage où il enseigne en banlieue parisienne en 1937, où il n’entend pas partir d’un modèle pour ensuite l’adapter, le conformer ou le normaliser. Établissant ses propres modes de traitement de la singularité de ces individus, Deligny valorise des existences perçues comme infâmes, obscures et muettes, accueillant des êtres qui ne se conforment pas à certains paramètres et à certaines normes. C’est dans ce même esprit qu’il intervient au pavillon 3 de l’asile d’Armentières, dès 1939, destiné aux enfants inéducables, puis au Centre d’observation et de triage de Lille, en 1945, où de jeunes délinquants attendent le jugement de leur peine. C’est avec la Grande Cordée, en tant que réseau de soins créé en 1948 et destiné aux jeunes délinquants, que Deligny connaît la première tentative d’une organisation expérimentale qui entend valoriser le talent spécifique de chaque individu et le rapport de chacun au monde : les jeunes travaillent le jour dans différents métiers, selon leurs aptitudes, et la nuit ils dorment dans les auberges de jeunesse.
Mais c’est à partir de l’expérience avec les enfants autistes qui ne parlent pas avec lesquels il a vécu dans les montagnes des Cévennes, à partir de 1969, que Deligny a pu en effet aborder plus intensément la différence et l’inadaptation. Trois ans plus tôt, à La Borde où il a travaillé un temps à l’invitation de Jean Oury et de Félix Guattari, il avait rencontré Janmari, un enfant autiste atteint de mutisme sévère, qui s’était présenté à lui avec un bilan d’« encéphalopathie profonde », « inéducable » et « intraitable » et qui avait été adopté par lui. À la suite de cette coexistence, Deligny organise le réseau communautaire des Cévennes pour les enfants autistes, dont la plupart sont atteints de mutisme sévère.
Le réseau des Cévennes était composé de petits noyaux communautaires distants de cinq à vingt kilomètres les uns des autres, où des enfants autistes vivaient avec des linguistes adultes que Deligny qualifiait de présences proches, qui n’étaient ni des spécialistes, ni des médecins, ni des éducateurs professionnels, mais des personnes qui avaient choisi de partager ce projet avec lui. Les tâches étaient réalisées de manière collective et l’entretien des communautés provenait des revenus de la production sur place. S’y ajoutaient quelques dons et les droits d’auteur des livres publiés par Deligny, qui y a vécu jusqu’à sa mort en 1996 et où il a pu faire l’expérience de créer une vie commune, sans imposer aucun type de règle et de fonctionnement, mais à partir de la territorialisation commune de l’espace.
Contrairement aux pratiques éducatives et psychanalytiques de son époque, Deligny n’a pas cherché à établir un type de clinique visant à corriger un quelconque déficit en rapprochant les individus qu’il côtoyait d’une mesure standard de la normalité. Il s’oppose aux tentatives d’adaptation corrective fondées sur les principes d’une hiérarchie des existences. Ses pratiques reconnaissent la réalité des existences non conformes aux mesures standard qui légitiment le statut de l’individu normal. La grande question pour lui serait de savoir comment gérer la différence sans écraser les singularités qui revendiquent leur puissance face à une société qui attend l’adaptation des individus à sa norme et efficacité. Il ne faut pas chercher à corriger les « déficiences » d’un modèle fonctionnel souhaitable et « efficace », mais comprendre la différence comme une ouverture à la production de nouveaux mondes, toujours en ébullition. Au lieu de tomber dans la tentation de chercher à se réinsérer dans un modèle dominant, comme une simple adaptation aux formes fixes de production « efficace » des normes et des formes hégémoniques d’exister, de penser et de vivre, l’objectif était de créer un espace de libération des pensées et des corps en établissant de nouveaux regards, de nouvelles écoutes et de nouveaux langages.
Nouveaux modes de vie
Le processus de socialisation responsable de la formation de « l’homme que nous sommes » [1] vise à rendre compte des tendances instinctives de l’animal devenu humain dans le langage et la culture. Il en résulte la construction de schémas discursifs qui en viennent à réguler les relations collectives. Les formes discursives agissent sur les corps et les phrases ont la capacité de transformer instantanément le corps en normal ou déficient. Les phrases délimitent les actions des corps. On le voit dans les diagnostics d’une pathologie ou dans les images schématiques qui définissent les phases du développement normal d’un enfant. Lorsqu’on dit qu’un enfant doit marcher dès la première année et qu’il doit pouvoir parler à l’âge de deux ans, tout ce qui s’en écarte est souvent diagnostiqué comme une anomalie.
L’effort d’adaptation du corps à un calendrier, qui stipule l’ensemble des compétences qui devraient être atteintes à la moyenne d’un développement considéré comme normal, démontre l’intervention de formes énonciatives dans l’organisation des corps. Il n’y a rien dans mon corps qui insinue que je devrais être debout à l’âge d’un an, si ce n’est l’attente que cela se produise, renforcée par les manuels de développement qui stipulent l’âge adéquat pour chaque phase. De la même manière, rien dans mon corps n’indique que je devrais être capable d’articuler des mots et d’être prêt pour l’acte de parole à tel ou tel âge, mais le processus de développement d’un corps est déterminé par les attentes des discours sur la normalité, l’efficacité et le travail utile qui traversent le processus de rencontre de chaque corps avec les contenus qui l’entourent. Être capable de bouger ou de parler efficacement est une exigence qui ne se situe pas dans les corps, mais dans les formes énonciatives de chaque champ social.
L’affirmation des singularités qui investit dans la différence permet le mélange des corps dans une société sans sélection préalable de ce qui est normal et de ce qui ne l’est pas. Traiter la différence, ce n’est pas l’adapter aux relations dominantes exprimées par les critères de ce qui est considéré comme normal dans la forme de production dominante, mais instituer de nouvelles relations qui permettent à des éléments hétérogènes d’entrer en symbiose et de produire d’autres schémas moteurs, d’autres langages, d’autres regards et d’autres écoutes.
L’impossibilité pour une oreille de capter des ondes sonores, pour une bouche de produire des mots, pour des yeux de refléter des images au fond de la rétine, pour un corps de marcher sur ses plumes ou pour ses membres de se mouvoir à chaque commande spécifique du cerveau ne signifie pas sa déficience, mais sa différence. La réalité d’une existence est liée à l’insistance de l’action des forces qui la soutiennent et non à la conformité de ses manifestations à une norme exprimée par les formes énonciatives dominantes dans une société.
Des corps existant dans leur différence, dans un espace rendu commun, telle est la devise du travail communautaire de Deligny avec les enfants autistes. La coexistence n’a pas été guidée par la recherche de la compréhension du sens caché de leur silence, ni par la tentative de traitement de prétendues manifestations considérées comme les symptômes d’un comportement « anormal ». Le territoire des Cévennes a composé avec les corps qui l’habitaient une symbiose qui exprimait des modes d’existence dans toute leur réalité. La spatialisation des relations est apparue clairement lorsque chaque objet a été disposé dans l’espace en fonction de la valeur que lui attribuent les enfants et non pas en fonction de son utilité ou de sa fonctionnalité. Il a fallu cartographier l’espace pour réaliser une installation minutieuse qui respecte la relation de chaque chose avec les enfants, qui sont mêlés à eux dans une intégration qui n’obéit à aucune rationalité. C’est ainsi qu’est née la pratique de la cartographie, une activité importante qui s’est affirmée ici comme un outil pour la vie des communautés.
On raconte qu’un jour, face à la crise d’un des enfants, Jacques Lin, l’une des présences proches, est allée voir Deligny pour savoir comment agir. Deligny lui aurait dit de ne pas intervenir dans cet événement, mais de rester à l’écart et d’essayer de dessiner le mouvement de cet enfant. Il est certain que la réalisation de cartes par les présences proches est devenue une pratique commune à cette expérience communautaire, qui a échappé à l’orbite linguistique, étant l’une des manières de dimensionner le territoire et son occupation. Les cartes ne visaient pas à traduire les mouvements des enfants ou à les signifier, mais plutôt à localiser le mouvement de chaque corps dans l’espace, à faire comprendre comment chaque point de l’espace exerçait son attraction sur les enfants et comment se produisait leur relation avec le territoire, à permettre de jeter un regard du même point de voir que les enfants, ce qui éliminait la tentation de vouloir partir d’un point de vue déjà formé. Plus qu’une simple représentation, la cartographie a acquis le pouvoir d’intervenir dans la création des territoires en produisant des effets sur ceux qui tracent les lignes sur les cartes, les lisent et interagissent avec les enfants dans l’espace cartographié.
Considérations finales
Ce que cherche Deligny, c’est le droit à l’existence d’êtres dont la réalité est occultée par les tentatives de délimiter leur différence par une pathologie à diagnostiquer et à traiter pour ses symptômes. Ce type de posture, qui prévaut dans certaines psychologies médicales, oblitère la possibilité de prendre l’individu comme une œuvre en devenir, incomplète, ouverte, imprévue. Les enfants qui arrivaient à Deligny, peu à peu, acclamaient leurs crises car ils se trouvaient dans un monde où aucune mesure corrective n’était mise en place pour leur adaptation. La manière d’interagir avec ces individus échappe à la forme d’intervention basée sur des stratégies d’adéquation des expériences déviantes des normes sociales.
Canguilhem avait déjà critiqué cette forme d’affirmation d’un état physiologique normal qui est désormais accepté dans un présupposé à observer dans un modèle par rapport auquel toute déviation doit être prise en termes d’une pathologie. Ainsi, l’« anormal » sous la forme de ce qui diffère d’une norme, s’inscrit dans le jeu de l’existence comme une possibilité légitime, où rien ne manque ni n’est laissé, mais où tout est ouvert pour qu’une nouvelle forme de vie puisse se manifester. Il faudrait créer des dispositifs susceptibles de promouvoir d’autres manières de vivre ; une ouverture éthique, esthétique et politique en vue d’échapper au modèle qui cherche à s’adapter, à corriger et à ajuster, en créant des espaces où la différence fait partie intégrante de l’existence et source de production d’une nouveauté toujours imprévisible. Il faut remettre en question les structures qui fonctionnent au nom de la normalité et qui investissent encore dans des comportements définis comme des anomalies, des folies ou des maladies.
Il s’agirait alors de relever le défi d’ouvrir la possibilité d’un chemin avec toutes ses lignes d’erre et de rendre viables les rencontres qui sont bonnes et qui augmentent la puissance d’action des corps dans leur inachèvement. Ainsi, nous cherchons à multiplier le monde pour en accueillir les différences, en faire un lieu commun, comme Barthes conçoit cette possibilité, non pas comme une utopie, mais à partir de l’idée d’une idiorythmie capable d’établir des dérives singulières par rapport à des codes sociaux déterminés, créant de « bonnes relations », les « meilleures possibles ». « On rejoindrait ici cette valeur que j’essaye peu à peu de définir sous le nom de "délicatesse" (mot quelque peu provocant dans le monde actuel). Délicatesse voudrait dire : distance et égard, absence de poids dans la relation, et, cependant, chaleur vive de cette relation. Le principe en serait ne pas manier l’autre, les autres, ne pas manipuler, renoncer activement aux images (des uns, des autres), éviter tout ce qui peut alimenter l’imaginaire de la relation. » [2]