La grâce du funambule

Courir sur les toits et chanter pour transfigurer l’histoire passée : une épopée poétique pour rester vivant ?

Anne Costantini
Psychiatre, psychanalyste à Lyon (69) et Crest (26)

L’histoire contée ici se situe dans une institution expérimentale, ouverte à l’accueil inconditionnel d’adolescents et engagée à ne pas les exclure pendant deux années, quoiqu’ils fassent. Ce sont des adolescents réfractaires et violents dont plus personne ne veut : aucune institution, aucune famille, aucun hôpital. Mais quel inconscient maternel les a accueillis ? Quel fut leur exil, trop tôt, loin du creux matriciel au cours des tempêtes du monde, des drames familiaux, des séparations et des guerres ? Nulle consolation ici, nulle commémoration des deuils, mais un équilibre de funambule à maintenir pour franchir les aires de catastrophe psychique.
Comment se confronter à l’effondrement des repères symboliques, en écho aux graves chocs traumatiques consignés dans un dossier du système médico-social ?
Ainsi, dans cette institution-là, survint un temps où les cliniciens, délogés de leur savoir par ces adolescents intenables, décidèrent de prendre quelques risques. Il en fut de même pour les équipes éducatives en place, confrontées aux comportements énigmatiques et violents de ces enfants impossibles.
Il nous vint ainsi de jeter nos bibliothèques savantes, non pas au rebut, mais de les jeter dans le monde actuel et d’engager nos théories à l’épreuve d’autres rencontres, d’autres chocs, et d’accepter d’autres manières de penser, dans l’agitation et la violence de cette adolescence-là.
Il fallut donc nous émanciper de nos propres repères et entrer vraiment dans l’expérience de ce lieu d’accueil imparfait et transitoire, institution vivante qui ne s’installa pas non plus dans la durée. Était-elle le dernier rempart, pour ces adolescents perdus, avant le traitement judiciaire ou psychiatrique de leurs comportements asociaux et dangereux ? Le dernier rempart pour l’enfance, avant l’enfermement ou l’errance dans les marges des villes, à l’âge adulte venu trop tôt ?
Nous avons appris là à accueillir ce qui se révèle et à accueillir aussitôt ce qui se détruit : développer la capacité de se relever dans un paysage de ruines, maintenir une ouverture pour l’imprévisible, en allant par les chemins improbables que ces enfants tracent. Rien n’est su par avance, il n’y aura pas de prédiction, de destin attendu, pour qui est mal né, ou mal nommé. Nous ne savons rien du futur, il n’est pas joué d’avance.
Les jeunes ici affabulent, comme on sait ; ils racontent monts et merveilles. Ils s’inventent des familles, des frères, des protecteurs. Ils évoquent des cousins ou des oncles d’Amérique ou d’Afrique, des tantes, des nourrices majestueuses et sûres.
On croit bon de les désillusionner, de montrer la supercherie, afin qu’ils ne se perdent pas davantage.
Mais, si on les suit dans cette construction imaginaire, on partage avec eux la transfiguration de ce qui est en ruine. Les accompagner dans ces chemins-là ouvre à la fiction, déploie un espace narratif, les déloge du tragique immuable de leur vie. C’est un mouvement véridique en eux qui autorise cette construction fictive au-dessus du vide, c’est une possibilité d’habiter la langue. On se raconte des histoires, on oublie la honte.

Ainsi, tel garçon me racontait être né en Algérie. Il fut déposé, nourrisson, par une mère en fuite, aux abords des poubelles d’un orphelinat. Survint alors une vielle femme, richement habillée, qui proposa de recueillir elle-même l’enfant, racontant à cette toute jeune mère fugitive qu’elle habitait non loin de ces poubelles et y trouvait des nouveaux nés.
L’enfant trouvé fut alors élevé en prince, regardant la télévision toute la journée, où chantaient des artistes dans la lumière des écrans. Il n’y eut ni école, ni règles de vie enfantine. À l’âge de 12 ans, sa mère ayant réclamé sa présence sans préavis, il dut rejoindre, en France, cette femme qu’il n’avait pas connue. Son âme reste dévastée par la séparation d’avec sa vieille mère adoptive en pleurs. Il s’éloigne de l’abri maternel et laisse là son enfance. Pour ne pas tomber dans l’abîme ouvert par cette migration forcée, ce changement d’identité, qui le prive de tous ses repères de petit, il lui faut tendre un fil vers cette sécurité maternelle perdue. Lui vint alors l’idée géniale de devenir un chanteur célèbre. Ainsi, il reviendrait à travers les écrans de télévision, il deviendrait une star, brillerait dans la lumière des plateaux télévisés, serait alors reconnu de tous et sa mère adoptive, dans sa maison près des poubelles de l’orphelinat, en serait fière. Il fut ensuite à nouveau abandonné en France par une mère trop fragile et confié cette fois aux services sociaux, selon la volonté d’un beau-père violent. Il lutta contre toute forme de placement puis, malgré son opposition systématique, fut finalement accueilli dans cette institution instable, mais désirante, qui ne l’exclurait pas.
Cette histoire d’enfance merveilleuse, que me conta l’adolescent, se joue de la réalité objective et transfigure son chemin. Elle surplombe la détresse et l’abandon du tout petit, lui donne une possible survie psychique. D’ailleurs, ne connaissons-nous pas ce mouvement depuis l’aube de l’humanité ? Admis dans l’institution, il montra, tel un chevalier errant, une noble attitude et un comportement princier par-delà son dénuement réel. Il parvint à exaspérer les éducateurs, tant il se montrait élégant, dans son langage et son accoutrement.
« Incasable », bien sûr, il le fut, d’autant qu’il courait et sautait sur les toits, se faufilait dans les couloirs des immeubles et proposait des chansons aux habitants surpris. Il récoltait ainsi un peu de monnaie, ou des insultes, à la manière d’une Edith Piaf de banlieue. Offert aussi à tous les dangers. Fallait-il le ramener brutalement à sa biographie, telle qu’elle se consigne dans son dossier médico-social ? Ou parcourir avec lui les chemins pierreux d’une forme d’aventure picaresque ? Ne vaut-il pas mieux, pour l’accompagner cliniquement, se faire Sancho Panza et le suivre dans son errance ?
Il dut fuguer souvent pour grimper sur les toits, se battre avec les petits caïds, ou se mettre en danger dans des milieux homosexuels, en quête d’histoires d’amour hypothétiques ; et toujours en arborant des vêtements très choisis, qu’il négociait dans les quartiers ou dérobait dans les armoires des autres.
La colère qu’il suscita dans l’institution, cherchant sans doute la répétition de l’abandon immémorial, n’eut pas raison de notre engagement collectif. Il ne fut pas jeté à la porte.
Il avançait dans les ruines de l’histoire du monde, celles des guerres, des désastres, des larmes des mères ou des générations qu’il ne connaissait pas, mais qu’il portait en lui.
Nous comprîmes aussi qu’il tentait d’échapper à une autre honte, celle de ne savoir ni lire ni écrire, alors qu’il s’exprimait dans un langage singulier, très élaboré et vif. Il avait perfectionné ce langage seul, en apprenant des chansons populaires. Qu’aurait-il perdu en acceptant de rentrer dans l’écriture ? Y avait-il dans l’écriture un risque mortifère ? Celui de trahir cette mère adoptive de tradition orale ?
Par la grâce du hasard, nous trouvâmes une bonne fée dans le quartier, une dame un peu solitaire, ancienne chanteuse de métier, se disant aussi institutrice, qui accepta d’être embauchée pour donner des cours de chant à cet enfant étrange, tout en lui apprenant à lire et à écrire à travers les paroles des chansons. Elle savait l’importance de ces paroles pour lui, comme pour elle-même. Il n’y eut pas de livres d’école destinés aux très jeunes élèves, livres scolaires qui racontent une vie familiale inconnue de lui. Surpris, il accepta ce curieux contrat avec elle, tout en s’échappant quelquefois sur les toits. Ses fugues restent une façon d’anticiper un abandon possible, d’apprivoiser la douleur de la perte, ce que cette bonne fée chanteuse comprit. Ainsi, il entra à sa façon dans l’écriture et l’apprentissage ensuite fut aisé. Il avait développé une rare intelligence, une intelligence de survie. C’est seulement à 18 ans, sachant lire et écrire, et un peu stabilisé par un statut d’apprenti dans les métiers de la restauration, qu’il a renoncé à devenir une « star « reconnue sur les écrans de télévision. Avec le temps, sa voix d’ange a mué et il poursuit autrement sa vie de funambule, avec un certain brio, comme serveur sur les terrasses des cafés. Inventera-t-il un mode de vie en équilibre sur ces quelques pierres jetées dans le courant de la destinée ?

Cet enfant a su, par le génie de la pulsion de vie sauvegardée par l’amour d’une première nourrice déraisonnable, inventer un passé et imaginer pour lui-même une vie d’artiste enfin reconnu de tous, se faisant héros princier, chevalier soumis à des épreuves initiatiques. C’est ainsi qu’il a sauvegardé une forme de lien social, trouvant dans le chant, le rythme, les refrains, une fraternité avec les mots universels d’amour, de nostalgie et d’espoir fou. Un bercement entre abandon et consolation.
Ne sachant ni lire, ni écrire, il a trouvé, à travers les paroles de refrains populaires, un lieu où demeurer, qui l’a protégé d’une détérioration psychique, ou d’une mélancolie suicidaire.
Il n’y eut d’autre issue que l’espace narratif et symbolique, fut-il non réaliste, pour loger son âme. Lui qui n’appartient à aucun lieu d’où se déprendre. C’est un passant essentiel, un simple « ayant droit » d’habiter sur terre.

Qu’en est-il du rapport à la vérité ? Ce parcours de fiction s’est peu à peu transformé au fil des évènements de sa vie. Parfois, dans le calme d’un matin, au foyer, il me faisait part de ses doutes, de ses réflexions philosophiques sur la bêtise du monde, abandonnant toute fiction enfantine. D’autres fois, quand j’écrivais dans l’espace d’un petit bureau ouvert, il venait s’allonger à l’envers sur un divan improvisé, pour reprendre le récit de son histoire épique. Nous savions l’un et l’autre qu’il n’était pas encore temps d’y renoncer. « L’affabulation » supposée n’était-elle pas une vraie création, avec la force d’une utopie poétique pour se représenter une vie à venir possible, dans ce monde ?
Méfions-nous des observations cliniques rapides, logées dans les dossiers de demande d’orientation, qui peuvent produire des meurtres psychiques, en toute bonne conscience médicale ou éducative. Bien sûr, l’écart est mince entre affabulation, utopie salvatrice et délire avéré. Il faut du temps, de la présence et de la liberté de pensée pour entendre la poésie de cette posture d’enfant qui frôle la folie sans y céder pour maintenir une survie psychique et une modalité d’être au monde, fut-elle déraisonnable.

Assigner un sujet à un événement traumatique précoce, à une identité liée seulement au malheur, l’engage dans une logique circulaire, répétitive, celle de la tragédie, sacrificielle, toujours.
Un autre mouvement, peut-être, se cherche dans cet effort narratif, un autre souffle vecteur de sens. La quête d’une utopie, qui permet de rester en survie, en inventant des modalités d’existence, des identités transitoires, n’est pas enfermement dans un imaginaire morbide ou dans un délire. Cette invention est plus véridique, pour le sujet, que l’identification à une réalité sèche, celle de la biographie.
Il ne s’agit pas là de déni, mais d’une façon de mettre un peu de chair et de désir autour de l’exactitude inhumaine d’un dossier d’adoption ou d’abandon. Cet enfant a montré que le courage, pareil à celui du Petit Poucet inventant ses cailloux secourables, ou celui du Chevalier errant face aux moulins à vent, c’est de croire aux histoires, telles qu’elles sont chantées dans les rues ou proclamées dans les grandes épopées. Vouloir le détromper, et lui asséner ce qu’il sait déjà, c’est lui jeter à la figure notre propre cynisme ou notre ignorance. Il sera temps, pour lui, plus tard, de revisiter ses fables, ou d’en écrire d’autres, s’il peut un jour lâcher le fil tendu de la survie, pour accepter d’entrer dans la vie, parmi les autres.

La rencontre, avec cet adolescent, dans cette institution, avec d’autres, adultes et enfants, dans le tumulte et les crises de violence, pose la question du maintien d’une pensée clinique au quotidien, exposée au doute par les mises en danger... C’est là que justement, les remparts théoriques vacillent, car il faut bien répondre aux interpellations…. Accepter par exemple d’entendre raconter par ce garçon des histoires grandioses, à l’internat, sans le contredire, ni l’humilier ; repérer le courage sous cette arrogance manifeste, ou même le laisser fuguer hors du foyer malgré les risques de la ville, et rester présent à ce qui advient, sans aucune certitude, dans la durée. Il y eut des temps d’enthousiasme, lorsqu’il sut lire et écrire, et des temps d’angoisse, lorsqu’il s’enfuit et disparut quelques jours, avec des enjeux vitaux inquiétants.
Ce sont ces mouvements émotionnels reconnus et acceptés, provoqués par l’adolescent, qui creusent les traces d’une inscription possible dans l’âme d’une institution, d’un éducateur ou d’une psychanalyste.
Aux abords de ces aires de catastrophe symbolique, la survie psychique s’accroche parfois à une histoire inventée, une construction narrative à partir des lambeaux du passé. Dans ce passage étroit, entre utopie et déréliction, s’effectue un travail clinique vivant du risque pris d’emboiter le pas sur les chemins d’adolescents, qui font leur demeure du vertige.

Bien malin alors celui qui dira de quel côté se trouve la folie…

par Anne Costantini, Pratiques N°102, septembre 2023

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