Perdre le contrôle en continu

L’institution scolaire met des corps en présence et agence la manière dont ils se rapportent les uns aux autres. Si cette institution est au service de la reproduction de rapports sociaux capitalistes, comment les corps peuvent-ils passer d’objet passif de domination à sujets actifs d’émancipation ?

Ivan Jurkovic, traducteur et professeur d’allemand

« Monsieur, j’ai mal au ventre…
-  Il reste encore dix petites minutes, ça ira d’ici là ?
Tu sais bien qu’il n’y a pas d’infirmière aujourd’hui... »

L’infinie variété des méthodes raffinées permettant d’inculquer la discipline appliquée aux enfants passe en priorité par leur corps. Au-delà de toute question théorique sur ce qu’est le corps en général, et dans l’école en particulier, il est évident qu’il est tout d’abord un corps maltraité par les restrictions budgétaires dont souffre le service public en France. Bien évidemment, il n’est pas seulement souffrant et laissé en souffrance : il renferme des messages, des stratégies, des puissances qu’il convient d’explorer ici. La norme émergeant du collectif, c’est seulement en explorant ce que sont les corps dans l’institution scolaire depuis le prisme de la société en général que peut être saisie précisément la manière dont la brèche d’émancipation par les corps peut s’ouvrir.

Premières évidences

Admettons les éléments suivants comme point de départ de notre réflexion qui valent pour tous les corps présents dans l’institution scolaire :
-  L’école est une institution sociale qui exerce une contrainte sur des ensembles de muscles et d’organes se trouvant en des lieux différents, que l’on appelle corps. Cette condition est commune à tous les corps mis en présence.
-  Le corps est contraint parce que maîtrisé et assigné à se trouver dans un lieu à certains horaires.
-  Le corps est un danger au sens double : pour soi et potentiellement pour les autres. Un ensemble de dispositifs sont mis en place pour prévenir ce qui peut être subi ou la violence qui en émane.
-  Le corps est support sémantique, c’est un corps politisé, à qui on fait porter un discours, c’est aussi un corps expressif, qui détourne la loi du silence. Il est terrain d’expression au sens double, puisqu’il est aussi passivement porteur de stigmates.
-  On dispose généralement d’une image de son corps, d’une projection imaginaire de celui-ci.
Enfin, remarquons que depuis le point de vue spécifique qui est le mien, celui de professeur : le corps de l’élève, quand on est un professeur masculin, est synonyme de danger, c’est une zone accessible, hors de contact.

En classe

Je suis professeur de langue étrangère en collège. Mon corps est un outil qui se déplace, avec des pas qui suivent leur propre logique, mes bras parlent pour faire comprendre un mot, mon visage mime une expression qu’il faut deviner ; mon corps est mon outil de médiation du sens, pour faire accéder à l’autre langue que j’enseigne, l’allemand. Mon corps entier est emporté à mimer « faire du cheval », l’escrimeur ou la vieille dame qui marche avec une canne pour dire « grand-mère ».
En face de moi sont générées des actions programmées : écrire, lire, manipuler, toutes ces actions qui viennent ponctuer une heure de cours et qui passent par le corps. Le corps en tension du bras levé culminant dans le doigt tendu est l’incarnation éphémère de la réponse de l’élève aux stimuli du professeur. C’est une mise en tension d’un ensemble de muscles, mais surtout un comportement. Dans l’ensemble, notre activité consiste à agiter les corps pour mobiliser les esprits et faire groupe, pour engager l’élève avec son corps dans l’apprentissage de la langue.

Un corps bavard

Le corps de l’élève, au collège, c’est parfois un corps qui dit beaucoup, c’est un corps qu’il traîne, comme on se traîne, comme on traîne son sac, une manière d’informer sur son humeur.
Le regard des corps encadrants extirpe du corps des élèves du sens, et il convient tout d’abord de remarquer que le corps des élèves s’étend en réalité au-delà de l’ensemble de muscles et d’organes : il est constitué de vêtements et de bijoux portés par les élèves. En ce sens, il compose avec une grammaire bien à lui, comme une autre langue encore.
Le corps porteur de discours politique dispose de deux niveaux : le corps en tant que tel, qui doit être maintenu dans un espace ; et le corps-support sémantique qu’on fait parler. Cela peut être fait sciemment en tant qu’agent, avec des gestes spécifiques, ou passivement, qu’on fait parler, en interprétant des signes religieux, les éléments d’hygiène corporelle traduits par les vêtements, les appartenances à des groupes sociaux, etc.

Le matérialisme historique et le matérialisme bourgeois

On pense souvent que le matérialisme consiste à expliquer les idées que les gens ont par leurs besoins, par leur corps. Que cela consiste à réduire toute abstraction à la réalité biologique qui la sous-tend, à affirmer, selon le jeu de mot populaire que Der Mensch ist, was er isst [1].
Or ce qu’il y a de particulier dans le matérialisme, tel qu’il est développé par Marx, est qu’il critique justement ce matérialisme qu’il trouve chez Feuerbach pour qui les conceptions de Dieu découlent de ce dont les hommes manquent. Marx estime au contraire que c’est la dimension sociale de l’homme qui est déterminante et qui disparaît dans cette réduction, puisqu’elle repose encore sur une abstraction, celle de l’homme. Il en découle la centralité des rapports sociaux et, donc, du travail [2].
On retrouve en réalité cette tendance à la réduction aussi dans les recherches scientifiques bourgeoises : elles consistent à opérer une réduction chimique ou « neurocognitive » des phénomènes. Cette approche (incarnée par les travaux de Stanislas Dehaene en France concernant la pédagogie) correspond à une réduction des processus d’apprentissage à une matérialité objective d’utilisation de circuits neuronaux, objectivité qui réduit la matérialité à ce qui est observable et mesurable empiriquement, excluant ainsi de fait toute dimension sociale ou historique de l’approche matérialiste.
Il est aujourd’hui remis en question dans certains discours à prétention matérialiste le fait d’affirmer qu’il est aberrant d’accorder du crédit à ce que les personnes déclarent avoir le sentiment d’être, notamment en termes de genre, car cela remettrait en question une évidence matérielle qui serait de disposer de certains organes sexués que l’on attribue à l’un ou l’autre des genres. On rejouerait ainsi le célèbre débat qui avait opposé Lénine aux « machiens » (tenants d’Ernst Mach) dans son parti, ces derniers affirmant que toute réalité se trouve dans la sensation, et donc dans la conscience, faisant ainsi découler le monde de la conscience qu’on en a. Lénine oppose à cette conception, dont il est indéniable qu’elle trahit un idéalisme bourgeois proche de Bergson, la « primauté de la matière », seul le monde matériel existe.
Or concernant les questions ici de genre, il n’en est rien. Affirmer que le lien entre organes sexuels et définition de genre n’est pas naturel et ne va pas de soi, c’est justement affirmer la primauté du rapport social. Le corps a un ensemble de caractéristiques (sexuelles, morphologiques, mélaniques, etc.) auxquelles sont attribuées socialement des fonctions (définition de comportement, assignation à certaines activités, absence de rémunération de certaines activités, etc.). Affirmer la centralité du caractère social de ces attributions, c’est cela le matérialisme, faire dériver directement de ces caractéristiques des fonctions sociales, voici ce qu’est un naturalisme bourgeois.

Perdre le contrôle

Contrairement à de nombreux autres domaines, le caractère total de l’enseignement considère le corps des élèves comme objet à discipliner, alors que dans de nombreux autres domaines règne un idéalisme de négation du corps [3]. C’est bien là la particularité de l’enseignement d’État bourgeois. La corporéité des élèves est bien prise en compte, notamment par la réflexion indispensable sur la violence qui consiste à imposer aux corps d’être assis des heures durant. Ce n’est pas par souci émancipateur ou pour atténuer la maltraitance des élèves que ces dispositions sont prises. Il s’agit bien plutôt d’enseigner de manière efficace. Pour ce faire, le degré minimal de réflexion consiste à observer les corps des élèves sur le laps de temps général de leur journée. Ceci étant observé, il apparaît inefficace d’imposer aussi peu de mouvement au corps et que cette statique est inappropriée à la qualité de la concentration et des apprentissages. Ainsi, l’institution scolaire est contrainte, afin de réaliser ses objectifs, d’adopter une certaine posture matérialiste. Elle est contrainte de rejoindre d’une certaine manière la formation polytechnique que Marx identifiait comme émancipatrice [4].
Dépasser une approche bourgeoise du corps, comme dans sa version de réduction biologique par exemple, ne consiste pas à considérer le corps seulement comme un ensemble de muscles et la conscience comme des circuits neuronaux et des impulsions électriques, mais à l’analyser comme le terrain d’expression de comportements. Ceux-ci sont des produits sociaux, en l’occurrence des programmes décomposables en une succession de gestes, c’est-à-dire de mise en tension de muscles.
Les programmations sociales des comportements, que Bourdieu appelle « habitus », s’inscrivent dans les corps qui ont en potentialité ou bien leur reproduction (répétitions de gestes, etc.) ou bien d’y résister et de révéler qu’elles sont « relatives, limitées, instables, temporaires ». C’est pourquoi le corps est le lieu où peuvent apparaître des ruptures profondes des rapports de domination : « les dominés abritent à l’intérieur même de leur corps et de leurs imaginaires, sous les programmations sociales et historiques, des puissances susceptibles de surgir. Il semble qu’il existe ainsi une lutte des classes intracorporelle, un affrontement des forces de la domination et de la résistance à l’intérieur des corps et des psychés » [5].
L’école est la préfiguration évidente de l’activité salariale, une accoutumance par le corps à la mutilation physique et psychique sisyphéenne auquel est condamné l’individu né dans nos sociétés capitalistes. Par conséquent, si « chaque système de domination établit des régimes spécifiques de contrôle des états corporels des classes dominées » [6], il est de notre devoir d’ouvrir tous les états de perte de contrôle de la nature des rapports entretenus entre les enfants et les adultes dans l’institution scolaire.
La pédagogie a connu des changements qui ne sont pas étrangers aux dispositifs proposés par Freinet par exemple. Il est évident que leur contenu émancipateur révolutionnaire a été évincé dans les versions existantes aujourd’hui dans l’institution scolaire. Les divers « conseils » et dispositifs d’expressions des émotions permettent d’intégrer d’une certaine manière les corps des élèves dans la pédagogie, mais surtout afin d’obtenir leur a-corps. Il ne s’agit en aucun cas d’ouvrir des espaces de perte de contrôle.
Les réflexions d’Amadeo Bordiga sur la démocratie au sens prolétarien résonnent ici encore dans un autre sens. Il semble en effet que les techniques proposées par les méthodes Freinet et leurs versions actualisées s’attachent, de ce point de vue, particulièrement à la forme de l’organisation. Or, « la révolution est un problème de contenu, un problème de mouvement et d’action des forces révolutionnaires » et ces forces, ce contenu, sont ici les corps. Ainsi, la manière dont le corps est traité comme un objet à maîtriser, canaliser, interpréter, programmer, accoutumer, manifeste ainsi de manière paradigmatique l’incapacité de l’institution scolaire à être véritablement un outil d’émancipation.
On remarque bien souvent « qu’il se passe quelque chose » dans les rapports entre professeurs et élèves dès qu’a lieu une sortie pédagogique, dès que s’ouvre un moment où potentiellement le rapport social structurant la présence de ces corps est remis en question, ou bien plutôt est moins visible. Il est cependant assez évident que cet espace n’a de sens que s’il est éphémère, que s’il reste un autre-chose, que s’il reste la négation du rapport scolaire qui lui est sous-jacent. Personne n’est prêt à perdre le contrôle sur les rapports structurant la présence des corps dans l’école, sinon les absentéistes. Cependant, cet acte est toujours conçu, par les uns et les autres, comme un choix individuel, produit du mal-être, un non-choix subi. En le concevant comme un acte collectif et positif, il n’est donc peut-être d’autre choix, autant pour les corps dominants que ceux dominés, que de simplement déserter l’école pour remettre en question les rapports sociaux capitalistes. Et déserter n’est pas fuir, déserter, c’est aller vers là où les repères sont à inventer.

par Ivan Jurkovic, Pratiques N°102, septembre 2023

Documents joints


[1Jeu de mots qui veut dire « L’homme est ce qu’il mange », derrière laquelle on entend aussi résonner dans la formule brechtienne de « Zuerst kommt das Fressen und dann kommt die Moral  », tout d’abord la bouffe et ensuite vient la morale.

[2Voir à ce sujet, Anton Pannekoek, Lénine philosophe, Paris, Spartacus, 1970, p. 24.

[3Cet idéalisme a longtemps régné par exemple dans les études de l’histoire du développement des sciences, en prenant plusieurs siècles avant d’intégrer dans leurs analyses les conditions sociales de production du discours scientifique, conditions qui font du corps et de l’individu socialisé une clef centrale d’interprétation des dynamiques à l’œuvre dans l’activité de recherche.

[4À de nombreuses reprises dans son œuvre, Marx va développer l’idée que la rupture entre travail intellectuel et manuel, générée par la division du travail, agencement nécessaire de la production et des compétences des forces de travail, est à combattre aussi au niveau de l’éducation par une formation polytechnique. Voir à ce sujet, Robin Small, Karl Marx, The Revolutionary as Educator, Springer, 2014.

[5Mathieu Rigouste, Un seul héros le peuple, Premiers matins éditions, 2022, p. 297.

[6Ibid., p. 298.

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