Les soins, un travail libérateur

rubrique Idées

Militer pour que chacun puisse bénéficier des soins les plus adéquats se traduit dans les actions quotidiennes. Développer une posture réflexive sur l’action et les conditions de sa pratique permet de mieux comprendre ce qui se joue dans l’ensemble du système de santé et la société.

Entretien avec Baijayanta Mukhopadhyay, militant, médecin, écrivain, professeur

Propos recueillis par Anne Perraut Soliveres et Françoise Acker

auteur de : A Labour of Liberation, Regina, SK : Changing Suns Press, 2016.
Country of Poxes. Three Germs and the taking of Territory, Fernwood Publishing, Winnipeg Manitoba, 2022

Pratiques : Pouvez-vous nous retracer un petit peu votre itinéraire, nous expliquer pourquoi, comment, en avançant, vous vous ouvrez à d’autres choses ?

Baijayanta Mukhopadhyay : Moi je m’identifie principalement comme militant, c’est ça mon identité première. Et puis la médecine est venue plus tard dans ma vie. J’ai fait mes études de base, j’ai fait ma licence. Mais, au lycée, j’étais axé vers les sciences naturelles, les sciences biologiques aussi. Parce que je pense qu’il y avait cette idée, surtout dans l’esprit de mes professeurs, pas vraiment de mes parents, que j’allais devenir médecin. Moi j’étais peut-être un peu rebelle, j’ai dit non, je vais commencer par les sciences sociales. J’ai étudié un peu l’anthropologie, la sociologie en faisant mon bac, puis j’ai travaillé pendant quelques années, surtout dans les organismes militants. J’ai fait beaucoup de choses pour le droit au logement. J’ai travaillé dans la santé communautaire, surtout autour du VIH, l’accès aux soins pour les personnes migrantes. Ensuite, j‘ai fait ma maîtrise en sociologie et c’est en la faisant que je me suis dit que mes profs avaient peut-être raison. J’avais essayé beaucoup de choses à ce moment-là. J’avais essayé de travailler directement avec les gens pour appuyer leur lutte contre l’expulsion de leur logement et même du pays. Je trouvais que j’étais plus heureux et que je me sentais plus efficace quand j’étais avec quelqu’un en soutenant ses démarches pour obtenir les aides dont il avait besoin. Alors je me suis dit que peut être, après tout, ce serait la médecine qui m’irait. J’ai donc fait une demande pour entrer en médecine. Il n’y a pas de cheminement strict pour accéder au programme de médecine au Canada. On peut y entrer plus tard dans la vie. De fait, j’ai été accepté. Je n’ai jamais regretté cette décision. C’est un métier que j’aime vraiment. Oui, il y a des frustrations. Je n’aime pas toujours toutes les structures, je n’aime pas tous les processus, mais comme métier c’est ce que j’apprécie. C’est très, très rare que je me lève sans avoir envie d’aller au travail, c’est très, très rare.

C’est un bon indice ! Vous avez évoqué la santé communautaire, vous pourriez nous en dire un peu plus ? Parle-t-on de la même chose au Québec et en France ?

Au Québec, au Canada chaque province gère son propre système de santé. Au Québec, on avait, dans les années soixante - soixante-dix, un modèle vraiment de santé communautaire qui était très connu, ils ont même tenté de le répliquer dans les autres provinces. Il était centré sur les centres locaux de santé communautaire, des institutions qui étaient enracinées dans les communautés. Il ne s’agissait pas juste des soins médicaux, il y avait des travailleurs sociaux, des infirmières, on faisait tous les soins préventifs. On prenait la santé dans son sens le plus holistique, le plus global. On s’intéressait aussi à l’alimentation, le logement et l’appui psychosocial. Je pense que, pour beaucoup de raisons, le modèle est devenu de plus en plus axé autour des hôpitaux et les soins médicaux et c’est, en partie, le pouvoir de la profession médicale qui a produit cet effet. Mais, comme partout au monde, il y a de fortes pressions pour commercialiser les choses, or c’est très difficile de marchandiser le travail social. On peut tirer profit des actes médicaux, mais pour le travail social, c’est un peu plus difficile. Alors, même si la plupart des services sociaux sont financés par l’État, cette concentration a fait que les soins médicaux sont devenus plus importants. Et on a perdu l’idée que la santé, c’est quelque chose de beaucoup plus vaste que juste la médecine clinique.

Il y a aussi la question de l’accompagnement ?

Oui, c’est exactement ça. Il y a toujours des efforts pour ça, mais les forces dominantes sont vraiment très fortes. C’est pas facile.

Peut-être que les gens ne sont pas très combattifs. Nous sommes très peu nombreux à nous maintenir en opposition claire, nette, et même si beaucoup de gens sont d’accord avec nous sur le fond, ils n’agissent pas. Donc ces forces occupent la place et ont tous les moyens à leur disposition.

Je vois ça souvent à Montréal. On a des mouvements sociaux très développés ici. C’est une ville qui est connue pour son militantisme, mais le système de santé est devenu si technocratique que personne ne comprend son fonctionnement. Moi je dois l’expliquer aux gens. Comme dans toute institution, il y a des personnes qui ont du pouvoir, qui ont de l’argent, et il y a des gens qui n’en ont pas. Alors c’est exactement le même principe. Un bâtiment comme un hôpital peut être intimidant. On utilise du jargon, on utilise des mots techniques pour vous faire peur et je pense que ça contribue beaucoup à ce sentiment d’impuissance. De plus, la vie est difficile, tout le monde est très, très occupé : le travail quotidien, le foyer, tout ça prend du temps, alors avoir ce sentiment d’appartenance ou de puissance, c’est très difficile à développer, surtout dans un système qui est aussi complexe que le système de santé.

Il y a quelques années les soignants orientaient eux-mêmes les gens, prenaient les rendez-vous… Mais maintenant, on demande aux gens d’être autonomes, compliants... et ils se retrouvent très seuls, certains renoncent aux soins. En France, 30 % des gens qui auraient le droit d’en bénéficier n’accèdent pas aux soins parce qu’ils ne savent plus à quelle porte frapper ou qu’ils ne connaissent pas leurs droits.

J’ai travaillé pendant une dizaine d’année dans les communautés autochtones très éloignées au nord du Canada, surtout au Québec et en Ontario. Là, en pratique, on a tendance, à cause des conséquences du trajet historique du système de santé dans ce territoire, à être un peu plus présents dans l’accompagnement des malades dans une tentative de redressement, mais cela risque de perpétuer la tradition d’ingérence dans la vie autochtone. On prend le rendez-vous, on assure le suivi des patients, on les accompagne à ce rendez-vous, on laisse souvent très peu de place à la volonté du malade. Il y a toujours le danger, surtout dans ce contexte où le pouvoir colonial est très présent, d’être paternaliste. Alors la question de l’autonomie, je la comprends aussi. Lorsque je reviens en ville, je vois que juste un petit effort de plus de ma part, ça peut faire beaucoup pour le patient qui est devant moi. Si moi je décroche le téléphone juste pour dire à mon collègue : est-ce que tu pourrais voir ce patient, ou est-ce que tu pourrais me donner le rendez-vous, et je vais le transmettre tout de suite à ce patient qui est devant moi, ça rend les choses beaucoup plus faciles pour beaucoup de monde. Moi j’ai eu la chance de pouvoir pratiquer de cette façon et j’essaie de l’intégrer en ville, mais c’est quand même difficile parce que le système ne le permet pas. Les rendez-vous en ville sont beaucoup plus courts, il y a une demande de services beaucoup plus grande, alors ça devient de plus en plus complexe. On les abandonne souvent à leur sort, on les contraint à se débrouiller seuls.

Vos collègues en ville acceptent quand vous agissez ainsi ?

Plus ou moins, je dirais oui. Ils sont souvent surpris, mais personne ne m’a dit : pourquoi tu fais ça ?

Chez nous, beaucoup de soignants sont complètement perdus dans ce système qui est modifié sans arrêt. Une réforme en remplace une autre sans jamais aller au bout. Ça n’aide pas les gens à être un peu plus engagés dans leur métier.

Ce qui me frappe souvent, c’est qu’on a tendance à ne pas regarder plus largement le contexte, on ne voit que le nôtre, localement. Et je pense que les forces dominantes, dont je viens de parler, sont partout dans le monde. Mais on mène des batailles dans le contexte très local, et on ne voit pas en quoi tout est lié.

Vous avez parlé tout à l’heure de militantisme, est-ce qu’on peut dire que la santé, en tous cas le soin, est politique ?

Oui, on peut le dire. Pour moi, la médecine n’est qu’un outil pour faire un travail plus large de transformation sociale et la médecine, comme l’enseignement, comme la loi, comme tout autre métier, c’est un outil pour essayer de faciliter cette transformation. C’est toujours politique parce qu’on voit bien que même lors d’un acte très intime, très personnel, de soin pour et avec quelqu’un, la façon de le faire va déterminer la suite. Moi je ne veux pas dire qu’on va tout changer en changeant la façon de faire sur le plan quotidien. Il faut vraiment avoir des visions et un horizon plus larges aussi, mais il faut travailler à tous les niveaux. Alors même le travail quotidien participe à la transformation. C’est un travail plus lent peut être, ce n’est pas quelque chose dont on voit le résultat tout de suite, sauf dans quelques cas. Pour moi, il s’agit vraiment de travailler à tous les niveaux, et je trouve que mes collègues oublient souvent qu’il y a beaucoup de niveaux, parce que nous sommes trop occupés je pense. On fait le travail au jour le jour, on voit juste le patient et on ne voit pas l’horizon plus large, on ne voit pas la structure, on ne voit pas les forces qui façonnent notre quotidien, on ne voit pas tout ça. Pour moi, c’est très important d’avoir une connaissance, une idée de tout ce qui arrive à tous les niveaux – en fait c’est impossible – mais en avoir une idée, parce que c’est en travaillant ensemble, en collaborant avec des gens qui travaillent au niveau social ou au niveau institutionnel que la transformation peut s’effectuer. En travaillant ensemble. Mais je trouve que dans le système actuel, c’est presque même délibéré je pense, tout est fait pour que les choses ne paraissent pas liées et personne n’a le temps exigé pour établir ces connections.

Cette situation annihile les gens. Sans cette connaissance d’ensemble, sans analyse critique, on ne fait qu’absorber les transformations.

Il y un équilibre très intéressant pour moi à varier les lieux de travail, les fonctions occupées. Parce que actuellement, je donne un coup de main dans un centre d’hébergement et de soins de longue durée, CHSLD [1]. Alors que dans ma pratique de généraliste, je travaille surtout au nord, dans des communautés très éloignées. Là, on se débrouille, on n’a pas de ressources devant nous. Pour chaque transfert à l’hôpital, il faut appeler un avion, ce qui coûte 10 000 dollars, donc la tendance, c’est vraiment de faire tout ce qu’on peut dans les communautés, sur place. Et puis, en ville, moi je trouve qu’au CHSLD, le réflexe devant tout problème, c’est d’envoyer à l’hôpital. Partout les hôpitaux sont actuellement débordés, ça ne fonctionne pas, il y a de très longues attentes. Alors que pour la plupart des résidents, un transfert à l’hôpital ça nuit à la santé, ça peut causer un délirium. J’ai essayé de travailler avec l’équipe qui est sur place, j’ai dit que si on doit envoyer le résident à l’hôpital on va le faire, mais que ce n’est peut-être pas une bonne idée que ce soit notre premier réflexe. Pour des gens qui sont bien dans leur contexte, c’est peut-être mieux de ne pas les déplacer. Est-ce qu’on pourrait essayer de faire le maximum possible ici, et puis après ça, si besoin est, les transférer à l’hôpital ?
Je pense qu’il y a un équilibre entre les deux, je suis d’accord avec vous qu’il faut maintenant éviter l’hospitalisation à tout prix. On veut pas ça, il y a moins de lits disponibles etc. Mais en même temps, est-ce qu’on pourrait soutenir l’autonomie, faire confiance aux gens ? On pourrait leur dire : vous avez les réponses, vous n’avez pas besoin de vous fier à des experts lointains, vous aussi vous avez des connaissances, vous aussi vous avez des aptitudes et on peut les utiliser. Alors quelle mise en balance effectuer ? Je n’ai pas de réponse, parce que je ne veux pas donner des excuses aux hôpitaux non plus.

Que manque-t-il pour que l’on puisse faire des choix, que ce soit possible sans que l’on soit taxé de négligence, de réponse inadéquate au problème ? Tantôt vous n’avez pas le droit de vous égarer ou de prendre plus de temps, et puis, d’un seul coup, tout ça n’a plus d’importance, l’important c’est de ne pas dépenser trop. Comment on se débrouille quand on n’a pas tout ce qu’il faut pour faire ce qu’il faudrait faire, comment ne pas transférer les patients au loin ? C’est compliqué, votre posture.

Il faut dire que moi, j’ai un peu plus de temps. Je n’ai pas de famille, je ne suis responsable que de moi. Alors si je dois rester 12 heures, 15 heures à l’hôpital, je peux le faire si je veux prendre un peu plus de temps. Mais je comprends que ce n’est pas possible pour beaucoup de monde. Et pour avoir une approche un peu plus militante au sein de la médecine clinique, je me sens souvent assez isolé, mais je ne fais pas de reproches à mes collègues non plus, parce que je comprends que c’est compliqué. Ils ont beaucoup d’autres responsabilités je crois.

Ce qui nous intéresse aussi, c’est votre manière de faire, d’être habité par différentes postures et ce que vous ne pouvez pas faire ici vous le faites là, c’est dynamisant aussi pour les autres. Le fait de pouvoir travailler à différents endroits vous donne la force de témoigner de ce que vous voyez sur le terrain. Par exemple, pour porter la voix du peuple autochtone dans des instances plus importantes. Cela vous permet-il de faire avancer une vision de ce que pourraient être le soin et la santé, de diffuser vos constats et vos idées à des personnes qui ne connaissent pas ces différentes situations ?

Oui, tout au début, lorsque j’ai commencé à travailler au nord, j’avais une perspective très naïve, moi je voulais être témoin, alors le travail c’était un travail de témoignage et la médecine était juste le moyen de témoigner de la réalité du colonialisme canadien. Mais ce qui me frappe maintenant, c’est que le mot témoin suggère que vous restez à part, vous n’êtes pas participant. De plus en plus, je commence à comprendre que, même si j’aimerais me nommer témoin, je suis un participant actif dans ce système. Je prends des décisions, je fais des choses qui changent la réalité, qui changent le contexte pour le patient que je vois. Je ne suis plus témoin, je suis agent actif dans sa vie. Même si je trouve que la médecine, en fait, a un impact très minime sur le contexte social, sur ce que les gens vivent, je contribue quand même à leur réalité. Donc, je suis devenu plus sensible aux rapports de pouvoir pour comprendre ma position au sein du système de santé, comment ça pourrait avoir un impact sur les patients que je vois.
Oui, il y a la partie où il faut transmettre ce que je vis aux autres, raconter ce que j’ai appris. Je fais un petit peu d’écriture et, de plus en plus, lorsque j’écris, j’essaie de m’intégrer au texte pour dire que moi je suis participant, je ne suis pas un observateur neutre. Alors cette approche est devenue plus importante pour moi.

J’ai le sentiment qu’au fur et à mesure que vous participez aux soins de ces populations, que vous voyez, que vous intégrez, vous faites le lien entre toutes ces situations et expériences et que cela vous donne un autre regard, une autre posture.

J’avais travaillé avec Médecins sans frontières en Guinée juste avant la Covid-19. Je travaillais dans un petit hôpital régional à l’est de la Guinée Conakry. J’y suis retourné cette année pour aller donner un coup de main à l’hôpital national où j’avais travaillé en pédiatrie en 2019 et parce que le département de pédiatrie avait besoin d’un peu de soutien, sur les démarches cliniques, les processus, tout ça. Alors là, j’y étais plutôt comme consultant et ce qui m’a beaucoup frappé – je n’ai rien dit –, c’est que le rapport que j’ai rédigé pour la direction de l’hôpital correspondait exactement à ce que les médecins, en place depuis longtemps, n’avaient cessé de dire. Alors je leur ai dit, c’est comme copié-collé, c’est exactement ce que vous dites. Mais comme agent externe, je ne comprenais pas pourquoi, j’avais plus de légitimité pour dire ces choses. Cela renvoie à la question du pouvoir des médecins venant de l’étranger, c’est l’idée que moi j’étais un observateur peut-être un petit peu neutre, mais, en fait, je ne l’étais pas. Je ne sais pas si eux me voyaient comme ça, mais moi j’imaginais, si je devais travailler dans ce contexte-là, ce qui ne marcherait pas pour moi, et alors j’ai dit exactement ça. Je ne suis pas contre l’idée de proposer une perspective externe parce que je pense qu’elle pourrait être utile, mais il faut toujours souligner que la personne extérieure qui rédige le rapport n’a pas une perspective neutre. Eux aussi ils ont une histoire, ils ont un trajet, ils ont tout un contexte, il faut comprendre leur parcours institutionnel aussi. Ça m’a conduit à être solidaire avec les médecins qui étaient là, je leur ai dit, je suis là, je signe de mon nom pour dire que vos inquiétudes, vos plaintes sont légitimes. Si ça vous aide d’avoir la signature d’un médecin étranger, je suis d’accord, je vais l’utiliser.

En fait, il faut toujours avoir une approche réflexive, rappeler pourquoi on est là, qu’est-ce qu’on nous demandé, qu’est-ce qu’on peut faire.

J’ai une question pour vous, je ne sais pas comment ça se passe en France dans les formations en santé, dans les sciences infirmières. Y a-t-il dans le cursus une possibilité de donner aux étudiants cet espace de réflexion, de cultiver cette approche réflexive ?

Nous avons toutes les deux encadré des étudiants préparant le diplôme de cadres de santé pour leur module de recherche. Notre contrat stipulait que cet accompagnement comprenait une dizaine d’heures. C’était bien insuffisant et nous avons travaillé beaucoup plus d’heures pour aider les étudiants à élaborer une problématique de recherche et faire ensuite le travail qui en découlait. Le temps qui leur est accordé pour mener une réflexion est très limité. Ils ne disposent que de quelques semaines pour travailler. Nous avons constaté que les choses sont de plus en plus formatées. On leur propose avant tout d’élaborer un questionnaire et de faire des entretiens, l’observation n’est pas privilégiée. On ne permet pas aux étudiants d’interroger leur posture habituelle, d’opérer des déplacements. L’écriture du mémoire est préformatée en terme de structuration et de pages pour chaque partie. On est dans un système où il y a une inefficacité de plus en plus grande, mais toujours pas de capacité de réflexion.

J’ai travaillé au CHSLD, en ville, pendant le mois de janvier. J’ai dû y aller parce que les médecins qui étaient là avaient pris leur retraite. Il y avait un désert médical, il n’y avait pas de couverture médicale et moi, j’étais disponible en urgence. L’agence régionale de la santé m’a envoyé au CHSLD. J’ai une approche très égalitaire. Je n’aime pas la hiérarchie médicale, ça me dégoûte en fait. J’ai commencé à travailler là, donc. Un jour, j’étais dans une salle en train d’écrire mes notes, de remplir des formulaires. J’étais assis à une grande table, avec à peu près une dizaine de chaises autour. Chaque fois que des infirmières entraient – celles que l’on appelle les préposées aux bénéficiaires ici –, elles me disaient : ah, je m’excuse, et moi je leur disais : ça n’est pas ma salle à moi, vous pouvez entrer. Et elles me demandaient si elles pouvaient s’asseoir à la table. Et un jour, j’ai commencé à leur demander : pourquoi vous faites ça ? Il y a une dizaine de chaises, vous pouvez vous asseoir, ça ne me gêne absolument pas. Elles m’ont dit, avec les médecins avant, on avait pas le droit d’entrer dans la salle. C’est tout nouveau pour nous que vous nous laissiez entrer dans la salle. Et pour moi, c’est un exemple de l’inefficacité d’utilisation des ressources. Alors il y a dix chaises, elles sont prêtes à être utilisées, moi je n’en utilise qu’une seule, mais à cause de la hiérarchie, tout est gaspillé. Toutes ces ressources sont toutes gaspillées. Je leur ai dit : à partir de maintenant, vous ne me demandez plus la permission d’entrer dans la salle, vous pouvez vous asseoir quand vous voulez. C’est moi qui suis nouveau ici, c’est moi qui suis dans votre espace. Alors ça m’a vraiment frappé comme inefficacité de notre système.

De ce fait, on ne peut pas se parler des problèmes qui se posent, voir comment on interprète la situation d’un tel ou un tel, alors que ce serait le moment de le faire.

C’est dangereux pour le patient, pour les soins aussi, si vous avez peur de parler au médecin…

Mais la plupart du temps, il n’y a pas de discussion, donc on n’apprend rien.
Comment exercez-vous ? Avez-vous un statut particulier, ou est-ce que vous êtes indépendant et vous travaillez quand vous voulez, ou quand vous pouvez ?

C’est un peu compliqué ici. La plupart des médecins sont des médecins autonomes. On pourrait signer des contrats pour dire oui, je veux donner tant de jours à tel établissement. Je suis dans une période de ma vie où je suis un peu en transition. Alors j’ai réduit le nombre de jours que je vais faire au nord, et je travaille de plus en plus en ville, parce que j’ai un poste à temps partiel maintenant à la faculté de médecine qui exige ma présence un petit peu plus en ville. Donc, j’ai un peu d’indépendance, j’ai un peu d’autonomie actuellement pour décider où je veux travailler ou non, mais bientôt, je vais surtout signer un contrat disant je vais travailler tel et tel jour, tant de jours pour tel établissement.

Et vous êtes salarié ?

Ça, aussi c’est compliqué. La plupart des médecins au Canada sont payés à l’acte, parce qu’on a une assurance publique universelle, ça veut dire qu’on envoie notre facturation à l’agence pour l’assurance nationale. C’est surtout à l’acte, mais de plus en plus il y a une transition vers des rémunérations salariales, vers un statut de salarié.

Comment articulez-vous toutes vos expériences, vos actions ? Parce qu’il faut prendre le temps de métaboliser tout ça. Je suppose qu’il y a aussi beaucoup de temps de réflexion, de travail, de mise en cohérence. Nous, ça nous a un peu frappées, la pluralité de vos postures, de vos lieux d’intervention et c’est vrai que ça donne envie.

La question de l’intégration de réflexions, pour moi, je ne sais pas si je pourrais le nommer, mais il y a une seule motivation qui me fait agir. C’est toujours l’idée que toute personne, tout être humain est digne de soins adéquats, plus qu’adéquats. C’est quelqu’un qui a besoin d’être soutenu, écouté, accompagné. Alors tout ce que je fais, c’est avec cette seule motivation. Il y a tant de champs d’interventions, tant de possibilités… mais peut-être que moi, je ne le vois pas comme une pluralité, pour moi c’est du travail. C’est le même travail partout.

C’est très important. C’est votre fil conducteur. Mais après, il y a les multiples facettes, les unes pouvant par exemple conditionner les autres. Si vous essayez de comprendre ce qu’il se passe tout en haut, c’est parce que ça conditionne ce qu’il se passe en bas, j’imagine. Pour jouer sur quelque chose, il faut jouer sur l’ensemble, il faut opérer des déplacements à chaque niveau ?

Oui, c’est ça.

Malheureusement, il y a trop peu de gens qui ont cette poussée, cette envie d’en être, de ne pas fermer les yeux sur quelque chose que l’on voit. Mais il y a tellement de lieux, on ne peut pas être partout, en même temps, c’est difficile parfois de fermer les yeux.
Vous mettez bien en évidence que militer ce n’est pas qu’écrire des tracts et aller défiler dans la rue.
Peut-être qu’avec la complexification de cette mondialisation, on ne sait plus ce que l’on fait, ou que localement il y a des choses intéressantes qui se passent, mais le village d’à-côté ne le sait pas. Et cela est compliqué. Lorsqu’on est engagé, dans ses idées et ses actes, il y a pourtant énormément de choses qu’on ignore, qui nous font nous mouvoir et nous émouvoir. Le souci de notre petite revue, c’est non seulement de continuer à résister, de soulever des pierres que tout le monde fait semblant d’ignorer. C’est modeste parce qu’on n’est pas nombreux et qu’on n’est pas aidés, mais on se dit qu’il faut garder la lumière allumée, au moins ça. Il faut soulever quelques cailloux que personne ne veut voir, et montrer ce qu’il y a en-dessous. Cette constance ne peut qu’être ancrée en nous.

Oui, mais à propos de ce que vous dites sur le militantisme, pendant très longtemps, moi, j’avais peur, je suis timide et je ne m’exprime pas facilement, je ne vais pas dans les grandes soirées. J’ai tendance à ne pas trop parler dans le contexte du travail. Et je me cachais. Je ne partageais presque jamais mes orientations politiques. Mais de plus en plus, je suis devenu convaincu, c’est ça le travail. C’est vrai, le militantisme c’est pas toujours les défilés, c’est pas toujours des tracts, et le travail que j’essaie de faire, un peu contre ma propre volonté, c’est de commencer à partager mes perspectives dans les équipes où je travaille. J’affiche mes orientations politiques un peu plus souvent maintenant. Si je veux changer ces établissements, ces institutions, il faut que j’en parle, sinon rien ne va changer. Alors ce sont ces actes quotidiens de résistance aussi qui sont très importants.

Il est vrai que se recentrer sur ce qu’on connaît, sur notre expérience, et rencontrer d’autres gens qui font ce même travail, ça nous permet de tenir. Il faut bien qu’il y ait du rassemblement à un moment ou à un autre pour que ces idées de part et d’autre puissent s’échanger. Notre posture, c’est de mettre toujours le réel en question. Et élaborer une réflexion, une pensée. C’est ce que vous êtes en train d’aller chercher un peu partout.
Pour finir, comment pourriez-vous caractériser votre parcours ?

Mon parcours est marqué par quatre activités professionnelles : la médecine clinique, le militantisme, l’écriture et la formation.
Depuis le début de mon travail médical, j’ai occupé des postes surtout dans les communautés nordiques au Canada, souvent isolés. Parmi ces postes, j’ai travaillé surtout dans les dispensaires dans les villages autochtones avec très peu de ressources médicales – même une radiographie simple pourrait exiger un vol de 40 minutes. Mais aussi j’ai travaillé dans les villages miniers où les habitants sont les descendants des colonisateurs qui continuent le travail qui a fondé le Canada colonial – l’extraction des ressources naturelles sur les terres d’autrui. Mais j’ai aussi travaillé comme médecin de temps en temps en ville – et comme médecin généraliste où l’adaptabilité est de mise, je me suis souvent intégré là où les besoins sont les plus grands – avec la population itinérante ou sans-papiers à Montréal, avec les jeunes queer et trans, dans les institutions d’hébergement très mal servies. J’ai aussi travaillé comme décrit en Afrique de l’Ouest surtout en pédiatrie hospitalière pour contrer les taux élevés de mortalité.
En tant que militant, j’ai participé au sein des plusieurs organismes et réseaux, y compris le Mouvement populaire pour la santé où j’ai coordonné bénévolement l’association canadienne et le groupe de travail de la santé environnementale. Je m’implique aussi au niveau local dans deux ou trois groupes locaux qui militent contre le racisme systémique dans la santé, ou bien sont solidaires des causes progressistes, en Inde entre autres.
Comme écrivain, j’ai écrit depuis une décennie des essais et des articles liés à l’histoire sociale de la médecine contemporaine et comment ses institutions et ses instances font étroitement partie du contexte dans lequel elle a pris racine – c’est-à-dire dans l’environnement patriarcal, capitaliste, et colonialiste. Mais de plus en plus, je reviens à mon premier amour en écriture : la fiction.
De plus en plus, j’accumule des responsabilités professorales à la faculté de médecine.
Dans mon enseignement, je m’intéresse particulièrement à ce qui pourrait renforcer des comportements cliniques à même de réduire les inégalités en santé.

Vous avez fait une belle traversée et vous pouvez espérer voir advenir une transformation du système de santé, du rapport entre santé et société.

par Françoise Acker, Baijayanta Mukhopadhyay, Renaud Soliveres, Pratiques N°105, juillet 2024


[1En France EHPAD : Etablissement d’hébergement de personnes âgées dépendantes.

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