Dégradation de la santé au travail

Pénibilité, fatigue, accidents, surmenage, stress sont intrinsèquement liés à tout travail. Mesurer précisément l’état de la santé au travail exige de faire le tour d’un monde immense où la dégradation de la santé est avérée et ses causes toujours plus nombreuses et complexes.

Jean Lataste, Statisticien retraité de l’INSEE

Mesurer l’état de la santé au travail avec des statistiques compliquées à établir

La santé publique a pour but de promouvoir la santé, d’agir sur les environnements qui la conditionnent, d’expérimenter et de mettre en œuvre des programmes de prévention, de répondre aux crises sanitaires. Ses acteurs sont les différents ministères, les ordres et syndicats de professionnels de santé, les agences – Santé Publique France (niveau national), les Agences régionales de santé (ARS) –, les régimes d’Assurance maladie, les bénéficiaires du système de santé via des associations de patients…
La santé au travail concerne l’ensemble des travailleurs, et s’exerce dans un cadre très particulier : administration spécifique, nombreux textes législatifs et réglementaires, inspection du travail, structures gestionnaires associant les partenaires sociaux au niveau des entreprises, organismes de Sécurité sociale, organismes de recherche et, bien évidemment, des corps de professionnels de santé, au premier rang desquels les médecins du travail, les médecins inspecteurs du travail et de la main-d’œuvre, en relation avec les directions régionales de l’emploi et de la formation professionnelle. C’est un monde complexe où interviennent de nombreux acteurs dont l’action n’est pas toujours coordonnée et cohérente. Aussi la santé au travail reste-t-elle en marge du monde de la santé publique, même si, depuis quelques années, l’intégration de la santé au travail dans les politiques de santé publique a commencé à se réaliser. Le travail, avec tous ses facteurs – horaires, rythme, charge mentale, contraintes posturales et physiques, nuisances environnementales, chimiques, biologiques, relations humaines – induit quantité de maladies très diverses d’origine professionnelle. Les risques susceptibles d’être produits par les conditions de travail sont cependant encore mal connus et vraisemblablement très sous-estimés. Cette méconnaissance concerne aussi bien la nature objective de leurs effets sur la santé des travailleurs que la fréquence et la durée d’exposition auxquelles ces derniers sont soumis. On ne dispose en réalité que de très peu d’indicateurs fiables sur les conditions de travail et sur leurs effets en matière de santé.
Pourtant, les sources de statistiques sont relativement nombreuses, mais les périmètres couverts sont disjoints. La Direction Animation Recherche Etudes et Statistiques du ministère du travail (Dares), la Direction Recherche Etudes Evaluation et Statistiques du ministère des solidarités et de la santé (Drees), les caisses d’Assurance maladie, la Sécurité sociale, les inspections du travail, les organisations professionnelles, Santé Publique France, l’Institut national de veille sanitaire, l’INSERM, l’INSEE, etc. collectent des données, réalisent des enquêtes, mais la limpidité de tous ces chiffres est loin d’être absolue.
Pour devenir statistiques, arrêts de travail, maladies, accidents doivent tout d’abord se transformer en dossiers dont le traitement administratif est long, incertain et toujours coûteux pour l’État, les caisses d’assurance et les entreprises ; ensuite se traduire en chiffres dont on peut se demander s’ils rendent vraiment compte de la réalité ! D’autant plus que certaines maladies professionnelles ne sont identifiées pour un individu que lorsque celui-ci a cessé son activité. Quelle est alors la pertinence du chiffre ?

Des atteintes à la santé toujours plus nombreuses et affectant de plus en plus le psychisme.

En 2023, en France, environ 90 % des travailleurs sont salariés, soit 25,5 millions de personnes, (19,6 dans le privé et 5,9 dans le public, source INSEE), les autres étant indépendants, professions libérales, etc. Pour ces derniers, les données de santé sont difficiles à collecter et à consolider.
Le nombre de journées non travaillées dans l’année est lié aux arrêts de travail et de maladie. En 2022, il y a eu 72 millions de journées non travaillées, ce qui est l’équivalent de 300 000 emplois à temps plein ; ce nombre correspond en valeur à une fluctuation annuelle de l’emploi total d’environ 1 %.
Les accidents de travail constituent la grande partie des données de sinistralité. L’Assurance maladie dénombre en 2019 : 655 715 accidents du travail déclarés et 733 décès. Les accidents de trajet représentent 98 899 cas et 283 décès.
Le nombre de maladies professionnelles, en 2019, était de 49 500, dont 246 décès. En 2022, il est de 44 217 et 203 décès. Cette baisse importante s’explique par la rupture qu’a opérée la Covid-19 dans l’activité économique et dans la continuité du travail. 1 814 maladies professionnelles relèvent d’une maladie psychique. Leur nombre est en hausse (18 % par rapport à 2021), mais dépressions, troubles anxieux et états de stress post-traumatique, enfin reconnus et pris en compte en 2022 au titre de maladie professionnelle, faussent le taux d’évolution...
En 2022, les troubles musculosquelettiques reconnus en tant que maladies professionnelles sont fort nombreux puisqu’on en compte 38 286 sur les 44 217 maladies dénombrées, soit 87 %. Ils sont en augmentation depuis plusieurs années.
En 2022 encore, on relève 2 234 maladies liées à l’amiante, dont l’origine remonte bien sûr à plusieurs années, parfois plus de trente ans. L’Association nationale de défense des victimes de l’amiante (ANDEVA) signale que plus de 100 000 personnes sont décédées à cause de l’amiante. Certains personnels travaillent encore aujourd’hui, sans le savoir, à proximité d’amiante en place, risquant d’être contaminés. La France, depuis le 1er janvier 1997, a interdit la production, importation et commercialisation d’amiante.
Le burn-out n’est toujours pas reconnu comme maladie professionnelle, mais le sera peut-être bientôt car il est beaucoup plus fréquent aujourd’hui qu’il y a trente ans. Cette dépression psychique profonde peut s’accompagner d’atteintes cérébrales, de dégradations du foie, de la rate, de déficiences cardio-vasculaires etc. comme l’ont signalé beaucoup de professionnels de santé. Les cas de burn-out, selon les sources les plus fiables, toucheraient de 10 à 15 % des salariés. Le burn-out est un enjeu majeur pour la société : ses conséquences sur la santé physique et mentale des individus, ainsi que sur leur vie professionnelle, sont importantes. Les coûts économiques pour les entreprises et la société dans son ensemble sont également considérables. De plus, le burn-out est un enjeu social et politique, car il met en lumière les conditions de travail difficiles, le manque de reconnaissance et de soutien aux travailleurs, ainsi que la nécessité de trouver des solutions pour améliorer la qualité de vie au travail. Enfin, le burn-out est également un enjeu éthique et moral, car il soulève des questions sur la responsabilité des employeurs et des décideurs politiques à l’égard des travailleurs, ainsi que sur la solidarité et l’empathie nécessaires pour soutenir ceux qui sont touchés.
Dans ce parcours de la santé au travail, fragilisée et dégradée, on ne peut éluder le sujet du suicide. Le Conseil économique, social et environnemental avait appuyé la création en 2013 de l’Observatoire national du suicide, créé pour quatre ans, puis renouvelé en 2018 pour cinq ans. Il constitue un élément clé pour la prévention du suicide. En 2019, le taux de décès par suicide en France est de 13,7 pour 100 000 habitants, très supérieur à la moyenne européenne de 10,2. On peut compter les suicides qui se sont réalisés sur le lieu du travail, mais il est plus difficile de lier au travail les suicides qui se sont commis en d’autres lieux. Dans le débat public, le phénomène suicidaire occupe bien sûr une place importante et l’Observatoire national du suicide dans ses analyses du contenu du travail, de ses contraintes, de son environnement pèse de tout son poids pour lutter contre ce phénomène dont l’évolution grandissante est fort inquiétante. Enseignants, policiers, infirmiers, agriculteurs sont malheureusement de plus en plus frappés.
Ainsi, dans des institutions importantes comme la Poste ou France Telecom, des agissements harcelants ont créé un climat d’insécurité permanent pour le personnel. Chez Orange, successeur de France Telecom, début 2005, le PDG Didier Lombard mit en place un plan de redressement de la masse salariale visant 22 000 départs parmi les 120 000 salariés de l’entreprise. Des méthodes de gestion extrêmement brutales ont été utilisées pour inciter le plus d’agents possible à quitter l’entreprise : hausse de la charge de travail, baisse de salaire, harcèlement, mobilité forcée, menaces, intimidations etc. Ce qui a conduit plusieurs salariés au suicide.
Si ces crises ont été majeures dans ces deux entreprises, bien d’autres organisations ont connu ou connaissent de telles méthodes de « gestion ». Conditions d’emploi, facteurs organisationnels et relationnels sont susceptibles d’interagir avec le fonctionnement mental des travailleurs et d’induire divers troubles de dégradation de leur santé mentale, physique et sociale. Ces risques psychosociaux, qui s’attaquent au psychisme des travailleurs, bafouent le cadre réglementaire de la santé au travail !

Prévention et réglementation de la santé affaiblies dans un cadre de travail en souffrance

La législation du travail avait mis en place en 1947 les Comités hygiène et sécurité dans les entreprises (de plus de cinquante salariés) et les administrations, afin de prévenir et suivre toutes ces questions. Ils ont été renforcés en Comité d’hygiène, de santé et des conditions de travail (lois Auroux de 1982). En septembre 2017, l’ordonnance Macron n° 1382 a intégré ces CHSCT dans le Comité social et économique, le CSE (dès 11 salariés), mis en place effectivement au 1er janvier 2020, pour soi-disant rendre plus cohérent l’examen de ces problèmes de santé et d’environnement de travail. En réalité, cela n’a fait que renforcer les accords d’entreprise au détriment des accords de branche, ce qui est donc moins favorable aux travailleurs et complique les interventions syndicales. Ainsi, dans la pratique, les missions du représentant syndical au CSE (le RSCSE) et son rôle lors des réunions du CSE sont souvent troubles. De nombreux élus au CSE ne sont même pas au courant de l’existence du RSCSE ! Cela signifie donc que, dans certains CSE, il n’existe pas de représentant syndical. Pourtant, son rôle y est important car, même s’il ne dispose que d’une voix consultative, la mission première du représentant syndical au CSE est de faire entendre librement la voix de son syndicat au sein de l’instance. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il n’est pas autorisé à cumuler les fonctions de membre élu au CSE et celles de RSCSE.

En ce qui concerne la médecine du travail, la baisse constante de ses moyens est à souligner. Les effectifs actuels de médecins du travail (temps plein) et médecins collaborateurs sont aujourd’hui proches de 4 800, dont 68 % de femmes, l’âge moyen est proche de 51 ans. Ces effectifs sont en stagnation depuis plusieurs années et les projections pour 2030 prévoient une forte baisse (source DREES). Le système de santé publique a pour préoccupation première l’état de santé de la population, et s’intéresse à la prévention, la médecine du travail est résolument et concrètement préventive et fondée sur des obligations imposées aux employeurs et aux salariés. Il est donc regrettable que son rôle, son fonctionnement et les moyens attribués soient amoindris alors qu’ils devraient être affermis.

Mais quelle est alors la place concrète, quotidienne, réelle du travailleur et de sa santé au travail ?
L’Organisation internationale du travail considère que « la santé, appliquée à l’environnement de travail, sous-tend une forme d’organisation matérielle, soit générant un bien-être de la personne à son travail, soit permettant d’écarter tout risque de danger physique ou mental pour elle ».
Si l’organisation matérielle n’est pas construite sur une négociation conventionnelle initiale entre dirigeants et exécutants, négociation remise à jour périodiquement, comment pourrait-elle générer bien-être ou mise à l’écart de tout risque pour la personne au travail ?
Dans la conception des dirigeants, la finalité de l’activité et l’organisation du travail ne visent plus que la performance économique et, donc, la réussite financière.
Comment ne pas voir avec évidence que la santé de la personne au travail ne peut donc être la priorité des managers, au détriment même parfois de leur propre santé. Ces patrons, ces cadres, ces chefs n’ont plus un rapport équilibré avec le réel. Ils ne savent pas ce que les collaborateurs, les subalternes font réellement comme travail. Parce qu’ils ne leur parlent pas et ne travaillent pas avec eux. Les travailleurs laissés ainsi de côté par leurs dirigeants, stressés par les conditions de travail, les exigences de rendement ou d’adaptation instantanée, ne se parlent plus entre eux, se méfient, s’épient, s’isolent et rentrent dans une spirale destructrice mentalement et physiquement.
Pourtant, le travail avait pu apparaître comme instrument de satisfaction ou d’épanouissement, en lien avec l’estime de soi, l’ouverture aux autres et le monde, l’équilibre entre effort et plaisir, la participation au collectif et l’émancipation individuelle.
Mais le premier quart du XXIe siècle a intégré la révolution du numérique, du traitement de l’information et de la communication à très grande vitesse. Il a imposé un emploi totalement refondu, excluant ceux qui ne pourraient s’adapter et verraient leurs métiers dépassés, détruits, éliminés.
Ceux qui restent dans le monde du travail dominant ont une place de plus en plus difficile à conserver, mis à part ceux qui, rémunérés en fonction de leur relation directe au marché, et non plus de leur qualification ou de leur responsabilité, peuvent s’enrichir démesurément.
De fait, on ne peut que constater aujourd’hui le chaos : entreprises, grandes organisations, sociétés, institutions elles-mêmes ne sont plus dirigées par des techniciens ou des personnels ayant les compétences techniques, mais par des actionnaires dont la seule raison d’être est d’imposer la croissance des profits. Les conséquences sont l’exploitation maximale des travailleurs, les délocalisations d’usines, la fermeture de sites et le licenciement de personnels, la disparition du corps social du monde du travail, complètement moribond.

La France : une organisation particulière favorisant le mal-être au travail

Que la France occupe en Europe une place assez mauvaise en matière de maladies professionnelles, d’accidents du travail, de décès au travail, de moyens budgétaires mis au service de la prévention et du suivi médico-social est étroitement lié aux caractéristiques de management et de gestion des entreprises et des administrations.
Depuis les premières décennies de l’après-guerre, à la suite de la création de la Sécurité sociale en 1947 et d’autres organismes à vocation mutualiste et collective qui ont œuvré dans un sens de réel progrès, la création des grandes écoles et des grands corps d’État a profondément marqué la conception et l’organisation du travail dans les administrations, les entreprises publiques et privées et les différents niveaux de beaucoup de sociétés. Les dirigeants, les cadres formés dans ces écoles et ces grands corps, sont imbibés d’une notion de supériorité de classe dominante, associée bien souvent hélas à un mépris pour les travailleurs ou collaborateurs subalternes. Cette façon de concevoir le travail et les travailleurs s’est traduite par une organisation du travail et une gestion du personnel calamiteuses. Il aurait été opportun dans les années quatre-vingt de changer la donne. Cela n’a pas été fait, ni dans les années deux mille.
Dans le secteur privé, les actionnaires ont imposé une obligation de rendement, de mobilité, d’adaptation continue. On constate que le dialogue social et les négociations conventionnelles sont de plus empêchées. On jette aujourd’hui un salarié comme un mouchoir en papier.

Renverser les conditions de travail pour arrêter la dégradation de l’état de santé

Ce constat déplorable des conditions de travail en France n’est pas celui d’un pays isolé. Si l’on étendait le constat à l’ensemble des pays de la planète, on y rencontrerait un grand nombre de situations bien pires, mais bien peu de situations plus vertueuses.
La spirale stupide « produire plus pour assurer la croissance – croître pour produire plus » nous démontre hélas tous les jours que ce système laisse plus de la moitié de l’humanité dans la maladie, la souffrance, le malheur et la pauvreté, détruisant la planète et les organismes vivants.
Ce travail qui dégrade quotidiennement la santé de l’homme en est malheureusement le marqueur le plus évident et le plus pertinent. La responsabilité en revient à des vaniteux, des insensés et des inconscients, avides de pouvoir et d’argent. Seule une inversion des rapports de force pourra permettre que tout individu retrouve au travail sa dignité, son intérêt et sa véritable utilité, pour lui-même et pour la collectivité, sans dégradation de sa santé.

par Jean Lataste, Pratiques N°105, juillet 2024

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