Les Coupes par Philippe Bazin, Marie-Hélène Lafon, Muriel Martin

Présenté par Isabelle Canil
Orthophoniste

        1. Philippe Bazin vient aussi de publier un livre-manifeste, Pour une Photographie documentaire critique, aux éditions Créaphis.

Je l’ai dans mes mains, presque carré, lourd, couverture tissée sur laquelle les vaches se fondent dans une luminosité hors temps, il s’appelle Les Coupes, parce que la ferme dont il est le livre s’appelle Les Coupes.

Une intro de Marie-Hélène Lafon, l’écrivain. Je la connais, je veux dire comme écrivain. Ses livres parlent merveilleusement des paysans, de leurs maisons, de ce qu’ils se disent, ou pas…

Et puis un texte de vingt-cinq pages de Muriel Martin, fille aînée de la ferme.

Entre l’intro et ce texte, les photos, une bonne soixantaine, de Philippe Bazin. Lui, je le connais un peu, en vrai. Et vous aussi. C’est lui l’artiste photographe qui cherche obstinément, pour chaque numéro de Pratiques, un autre artiste photographe prêt à offrir six photos. Et il écrit une page pour présenter son œuvre au lecteur.

Je laisse texte et intro pour le moment, je fais défiler les photos en ployant les pages comme un jeu de cartes. Très vite je cesse, parce que sur celle-là je veux m’arrêter. Des pintades traversent une cour à la queue leu leu, en arrière-plan un jardin, une serre, et du linge qui sèche sur un fil. C’est habité ici, les pintades sont à l’aise.

Une autre photo, une dame âgée, robe-tablier sans manche à fleurettes bleues, un bâton à la main, elle a à faire. Derrière elle une haie bien taillée, un banc de pierre, une jardinière. Géraniums ? J’aperçois la maison, devant la façade on dirait un potager bien entretenu. La voilà à traire une vache dans une étable, il fait chaud, ça sent le lait. J’y allais moi, dans une ferme comme celle-là, chercher tous les soirs ma timbale. J’en prenais une pleine et je laissais la vide pour le lendemain, en fin de semaine ma mère payait. Et cette photo, le lapin pendu par les pattes à une branche, d’une main une dame aux cheveux courts empoigne les oreilles et de l’autre le zigouille. J’avais un grand-père qui faisait ça, et le sang pissait par terre parce qu’il lui arrachait l’œil. Sur la photo on ne voit pas, la main qui tient le couteau est derrière le corps du lapin. Sur la suivante, il est déjà dépiauté, la peau rose tendue à craquer. Il y a les poules aussi, qui baguenaudent comme chez elles, et qui, sur une autre page, se font, elles aussi, zigouiller. Une fois plumées, on fait brûler sur la cuisinière les résidus de plume accrochés à la chair et l’odeur de poil-plume grillés s’élève au-dessus du livre. Et puis les vaches. Ah les vaches aux grands yeux si beaux ! Sont-ils vides, sont-ils profonds ? Je n’ai jamais su. Elles ont la panse blanche parcourue de tressautements, elles sont une masse tranquille qui fixe ou se détourne, indifférente, un peu de majesté dans le mouvement, malgré les mouches qui grouillent autour des yeux.

Et puis les champs, un grenier à blé, le fumier et le purin, les dépendances, les hangars… Et les machines agricoles, comme des insectes géants pourvus de herses, de tiges, de piques, et d’autres plus énormes encore, compactes comme des bisons baleines et dont on comprend qu’il faut prendre soin, parce qu’elles ont coûté beaucoup d’argent. Une benne à vider, pour cela il faut un homme, ce sont les hommes qui les domptent, les machines.

Deux hommes, quatre femmes et deux petits mômes vivent sur les photos. C’est l’été, ils sont bras nus, ils ne cessent de vaquer d’un lieu à l’autre de cet espace qu’on imagine grand mais très entretenu, très humanisé. Ça ne parle pas beaucoup, ça s’entend dans les photos. Ils ont leurs tâches à accomplir, ils les connaissent par cœur, ils ont du métier, ils savent ce qu’ils font, on a confiance rien qu’à les voir. Les horaires, on devine qu’ils n’en ont pas, ou bien tout est horaire, travail et vie s’imbriquant de toute façon… Une narration de 62 photos, pleines pages, la vie de la ferme.

Maintenant, je vais lire l’intro et le texte de Muriel Martin…

Et maintenant que je les ai lus, je vais les relire, tant ils sont justes. Muriel est la fille aînée, celle qui ne reprendra pas la ferme, parce que c’est plutôt son frère qui…

C’est une histoire de transmission, d’un nécessaire passage, qui touche profond en chacun d’eux. Tous ont un lien à la ferme, fort, solide, mais ce n’est jamais tout à fait le même, ni tout à fait un autre… On dirait bien que les photos de Philippe Bazin ont ouvert à Muriel tout un champ de pensées à mettre en écriture !

Je retourne lire les images et les mots. Ça me plairait bien que vous offriez ce livre, à vous, ou à un autre. Il est simple et beau, il dit des choses importantes.


par Philippe Bazin, Isabelle Canil, Marie-Hélène Lafon, Gaspard Martin, Pratiques N°81, mai 2018

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