Le nouvel ordre psychiatrique – Guerre économique et guerre psychologique

Présenté par Olivier Labouret

Sous la présidence de Nicolas Sarkozy, la médecine psychiatrique a été instrumentalisée pour servir de caution pseudo-scientifique à une politique sécuritaire et gestionnaire se durcissant sans cesse : elle est devenue une arme essentielle du contrôle socio-économique des comportements déviants, délinquants et simplement défaillants.
Le discours d’Antony du 2 décembre 2008, qui marque ce grand tournant sécuritaire de la psychiatrie, fait directement suite à la crise économique sans précédent des subprimes : celle-ci nécessite de modifier les modes de pensée et les comportements, comme vient de l’annoncer le chef de l’État français lui-même dans son discours de Toulon. Trois ans plus tard, voilà qui est chose faite : la loi du 5 juillet 2011 autorise à enfermer et traiter de force à domicile toute personne manifestant un trouble.
Ce nouvel ordre psychiatrique, qui dirige désormais chacun d’entre nous et la société tout entière, est d’abord scientiste, avec la prétention à détecter précocement tout trouble, voire à le traiter avant même qu’il n’arrive, pour le tuer dans l’œuf. Il est aussi marchand, avec la disparition de l’indépendance et de l’éthique des soignants derrière les impératifs de rentabilité immédiate. Coercitif enfin, avec l’avènement d’une société de surveillance généralisée stigmatisant tout écart pour imposer la santé mentale obligatoire... Étudier la façon dont ce nouvel ordre progresse permet d’en montrer la logique effrayante, mais aussi les voies possibles de résistance.
Cette psychiatrie omnipotente est au service de la compétition économique : la spéculation financière exige la participation de tous, sans exception, et la manipulation des instincts de possession. Les plus précaires, les fraudeurs et les malades doivent être étroitement gérés, si l’on veut exalter la performance individuelle et la croissance collective. Le système éducatif est réformé de fond en comble pour corriger les comportements dès l’enfance, tandis que les médias propagent la peur de l’ennemi intérieur, fou, étranger ou terroriste en puissance, à ficher et à éliminer.
Cette guerre économique menée par le pouvoir est avant tout « psychologique » : la psychiatrie a le pouvoir insigne de dresser les consciences et de resserrer les rangs. Hier fragile système symbolique, la voici devenue arme de dissuasion massive : la propagande est permanente et rendue inconsciente, scientiste, marchande, sécuritaire toujours... Marche ou crève, ou tombe malade : conditionnement cognitivo-comportemental confirmé par la psychosociologie, il s’avère que la peur de l’exclusion conditionne la soumission contemporaine à l’ordre du monde néolibéral. La loi du marché, au prix d’un burn-out généralisé...
Car la gouvernance psychoéconomique met l’être humain sens dessus dessous : la pression normative insupportable pousse chacun au conformisme pathologique et à la duplicité, pour simplement pouvoir survivre. Il s’agit de nier toute souffrance pour la projeter sur autrui, et de s’abandonner à la jouissance de l’instant : la perversion narcissique est devenue la norme culturelle. Hyperactivité, labilité émotionnelle, auto-excitation hystérique ou maniaque : l’accélération de l’histoire prend la forme de pathologies individuelles qui se répandent à toute allure, puisque personne ne peut plus suivre le rythme. Avec la nouvelle loi, le grand renfermement intérieur n’est-il pas devenu la règle ? Le sauve-qui-peut est général, mais doit surtout rester caché : le retour de la sélection eugénique bat son plein aujourd’hui, et c’est la psychiatrie qui veille... Seul remède : édifier une « alterpsychiatrie » soucieuse de la subjectivité, du droit et des libertés !
Pour poursuivre sa folle fuite en avant, le néolibéralisme a besoin d’un homme invulnérable. Mais nul ne peut y résister : la post-humanité sera fulgurante, ou ne sera pas...
Olivier Labouret, Le nouvel ordre psychiatrique — Guerre économique et guerre psychologique, Erès, 2012.


par Olivier Labouret, Pratiques N°58, juillet 2012

Lire aussi

N°58 - juillet 2012

À propos du film documentaire : Le mur ou la psychanalyse à l’épreuve de l’autisme

par Alain Quesney
Alain Quesney, pédiatre Un film documentaire de Sophie Robert disponible sur le web sur le site de l’association Autisme Sans Frontières De ma position de pédiatre ambulatoire qui s’inquiète …
N°58 - juillet 2012

Le quartier, la médecine générale, le toxicomane

par Emmanuel Pichon
Deux histoires cliniques pour étayer le rôle de « pivot » du généraliste pour rendre au patient toxicomane sa position prépondérante au travers de son histoire, de son territoire et de ses espoirs.
N°58 - juillet 2012

Haschich contre la guerre : Et maintenant on va où ? de Nadine Labaki, cinéaste libanaise

par Martine Lalande
C’est un film de femmes, qui se passe au Liban, dans une région perdue coupée du monde par des canyons de bombes. Deux communautés dans le village, un prêtre et un imam, et les échos de la guerre. …
N°58 - juillet 2012

Patients, usagers, experts : citoyens !

par Fabrice Olivet
La médicalisation de l’usage de drogues a permis aux consommateurs d’obtenir un statut de patients, mais la politique de « guerre à la drogue » (war on drugs) les empêche d’accéder au statut de …