Patients, usagers, experts : citoyens !

La médicalisation de l’usage de drogues a permis aux consommateurs d’obtenir un statut de patients, mais la politique de « guerre à la drogue » (war on drugs) les empêche d’accéder au statut de citoyens.

Entretien avec Fabrice Olivet,
directeur d’ASUD (autosupport des usagers de drogue).
Propos recueillis par Martine Lalande

Pratiques : Comment les usagers de drogue ont-ils réussi à s’organiser, malgré la répression et les problèmes de santé ?
Fabrice Olivet : Dans l’avenir, l’épidémie de sida apparaîtra comme un moment révolutionnaire où des choses terribles se sont passées, mais où des gens, confrontés à la médecine mais pas encore malades, ont pu dénoncer des questions politiques. Dans les années 90, si vous étiez malade du sida, à part militer pour vos droits et expliquer que cette maladie s’était propagée dans les pas de la discrimination, il n’y avait pas grand-chose d’autre à dire. Et les médecins étaient complètement déconsidérés, car la philosophie occidentale vivait depuis deux cents ans sur l’idée que le progrès était dans la marche de l’histoire. Il y a eu un changement de paradigme, aussi pour les toxicomanes. Il faut prendre en compte le fait que déjà avant l’épidémie de sida, ils avaient un tas de problèmes somatiques, des overdoses, des hépatites — la B, celle qui rend jaune —, les toxicos mouraient très jeunes. Et on n’a pas comptabilisé les morts de toxicomanes liées au mode de vie. La prohibition existe depuis cent ans, ce n’est pas elle qui a matraqué la société, mais le concept de « guerre à la drogue ». Ce concept est daté par un discours de Richard Nixon en 1969. La loi française de 1970 est la traduction littérale de ce nouvel esprit de croisade qui consistait à non seulement prohiber certains produits, mais s’attaquer directement aux gens qui les consommaient pour les exclure. Et tant que la question ne sera pas accrochée à la question sociale, à la défense des plus faibles, on n’arrivera à rien. Cette guerre à la drogue a façonné un panel d’usagers, héroïnomanes à l’époque, qui étaient beaucoup plus des délinquants que des marginaux. Quand je suis arrivé à ASUD en 1992, j’avais eu la chance de reprendre des études, d’être diplômé, mais j’avais un passé de toxico et de personne incarcérée, j’étais séropositif, à l’époque c’était presque un arrêt de mort. Beaucoup de membres d’ASUD avaient la même expérience que moi. L’héroïne coûte cher, et la guerre à la drogue reléguait les gens qui étaient dans ces consommations dans des comportements et une vie violents, c’étaient souvent des trafiquants, des cambrioleurs ou des gens qui faisaient des braquages. En même temps, cette violence créait une espèce de vitalité paradoxale, que je retrouve beaucoup moins dans la population actuelle des usagers. Ils sont beaucoup mieux pris en charge sur le plan sanitaire, et n’ont plus besoin d’être dans des comportements de type délinquant et c’est une bonne chose. Les usagers d’héroïne par voie intraveineuse, qui sont d’ailleurs de plus en plus des usagers de produits de substitution détournés, sont une population de gens précarisés socialement. Des immigrés, mais aussi toute une population de gens pauvres, qui sont reçus dans les CAARUD [1] et les CSAPA [2]. Ils vivent avec femme et enfants avec de la méthadone et des allocations sociales et sont dans une espèce de no man’s land culturel. Ce n’était pas le même contexte quand on a fondé ASUD. Il y avait des dingues, un certain nombre de faits divers, le dossier noir de l’autosupport... C’était une drôle d’aventure de réunir tous ces gens-là pour leur dire : « Vous êtes des militants et vous allez vous regrouper pour revendiquer des droits ». Mais il y avait cette injustice profonde d’avoir été poussés dans le sida, par l’interdiction des seringues. Après la loi de 1970, un décret en 1972 a interdit la vente des seringues en pharmacie. Un décret jamais mentionné, personne ne s’est vraiment intéressé à ses conséquences. Sans lui, l’épidémie de sida aurait été divisée par dix.

Quand il y a eu un vent de panique dans les années 90, avec le scandale du sang contaminé, certains se sont dit que l’épidémie de sida pouvait devenir apocalyptique comme la peste et contaminer l’ensemble de la société... d’un coup, on s’est souvenu des toxicomanes. Ils sont aussi hétérosexuels, plutôt comme la majorité de la population, et vont contaminer des gens. Il a fallu réfléchir à des modalités de prise en charge. On a découvert la réduction des risques qui existait aux Pays-Bas depuis les années 1970, bien avant l’épidémie de sida, et au Royaume-Uni, en Australie... une autre approche qu’idéologique. La réduction des risques n’est pas basée sur une hostilité frontale à la guerre à la drogue, elle s’occupe juste de réduire des problèmes sanitaires. Mais elle révèle le fait que la guerre à la drogue a eu pour effet d’aggraver des problèmes sanitaires. D’où une brèche dans le système qui a créé cette espèce de schizophrénie avec une loi très répressive, notamment vis-à-vis des usagers de cannabis qui n’ont pas de problème sanitaire particulier, et plutôt assouplie vis-à-vis des usagers d’héroïne par voie intraveineuse.

Qui a pris l’initiative de développer la réduction des risques ?
Une constellation de gens ont pensé les mêmes choses au même moment, des usagers, des militants de la lutte contre le sida et des médecins humanitaires. « Limiter la casse » a été créée par Act Up, ASUD, AIDES et Médecins du Monde. Anne Coppel a joué un rôle fondamental pour fédérer tout le monde. À ASUD, il y avait des toxicos de cabinets médicaux, des médecins acceptaient de prescrire hors-la-loi des substances, pensant que cela valait mieux que d’envoyer les toxicos dans la nature. Il y avait des militants d’AIDES, notamment Arnaud Marty-Lavauzelle, qui était psychiatre intervenant en toxicomanie et avait compris très tôt l’importance du sujet de la drogue. Et des médecins de Médecins du Monde comme Jean-Pierre Lhomme et Bertrand Lebeau. Mais ce sont les usagers qui ont fait le succès de cette politique. Au moment de l’autorisation de la vente des seringues par le décret Barzach en 1987 [3], l’ensemble des acteurs de l’époque qui donnaient le « la » en toxicomanie ont dit que cela ne fonctionnerait jamais parce que les toxicomanes avaient des rituels de partage. Avec les discours sur la pulsion de mort, etc., l’idée qu’étant héroïnomane on puisse avoir une démarche rationnelle pour préserver sa santé était complètement iconoclaste. En six mois, la contamination du VIH entre héroïnomanes a baissé de 80 %. Ils se sont rués sur les pharmacies. Les gens ne demandaient que ça, avoir du matériel stérile, mais avant ce n’était pas possible. Puis il y a eu le succès incroyable des traitements de substitution. Cette génération, qui ne connaissait que le deal de rue et l’héroïne, a vu avec la méthadone et surtout le Subutex® la possibilité de retrouver une vie normale et d’accéder à ce qu’ils avaient toujours voulu : organiser leur vie et ensuite éventuellement régler leur problème de dépendance, mais en séparant leur problème de dépendance de la question de la vie sociale. Le succès d’ASUD s’est fait là-dessus. Au début des années 2000, il y avait vingt-deux groupes ASUD en France avec un journal qui se disait « le journal des drogués heureux », et un message beaucoup plus citoyen que sanitaire. Ce qui a fédéré les gens d’ASUD et qui m’y a fait venir, moi qui n’étais plus dans l’usage de drogues, c’était cette question de « citoyen comme les autres ». J’étais scandalisé par le fait d’avoir été contaminé sans que l’on me donne la possibilité de me protéger et par le fait que dans notre société, il y avait des drogues absolument tolérées, voire glorifiées et d’autres qui étaient pénalisées. Et la question de la guerre contre les minorités me préoccupait. Tant qu’on était dans ce double mouvement d’adhésion à la réduction des risques et de remise en cause de la guerre à la drogue, ASUD a fonctionné à plein régime.

Quel a été l’impact des politiques de substitution sur l’auto-organisation des usagers ?
La mutation s’est faite dans ce que j’appelle « la politique du coucou », au moment où la réduction des risques a perdu sa légitimité au profit de la science hospitalo-universitaire. Quand on a compris que la réduction des risques promue par « Limitez la casse » contenait un message subversif incompatible avec la guerre à la drogue, le choix a été de médicaliser. C’était une revendication légitime, les toxicos étaient mis à la porte des cabinets médicaux. Mais la médicalisation, telle que la réduction des risques l’entendait, était une insertion dans la cité, pas l’enfermement dans un statut de malade. Il est apparu un discours sur la proximité entre les molécules légales et illégales, dans un certain nombre de rapports dont le plus célèbre est le rapport Roques qui fait une liste hiérarchique selon les produits en plaçant tout en haut l’alcool et l’héroïne, et tout en bas le cannabis. Une opération politique, voire idéologique, qui se méfiait de cet aspect des choses et qui est hostile au principe même de la substitution a bien compris qu’il fallait opérer un tournant. On ne pouvait pas revenir sur le succès de la réduction des risques en matière de sida, mais il fallait se débarrasser de son message politique. D’où cette science née dans les années 2000, l’addictologie, qui met tout dans le même sac, l’addiction au jeu, l’addiction au sexe... jusqu’à l’industrie du tabac. Seule l’industrie de l’alcool résiste. Quand la machine médicale se met en branle, elle est très forte. Rapprocher ces produits qui n’ont pas le même statut légal permet d’aplanir complètement le débat politique. On dit que ce sont des problèmes moléculaires, voire des problèmes génétiques et les sciences dures s’y mettent. On soigne avec des médicaments sans voir que substitution veut dire « à la place de ». Les addictologues ont horreur d’entendre ça : ce sont des drogues dispensées légalement. L’idée que le produit de substitution soigne est un mensonge. Je me souviens d’un membre de Narcotiques Anonymes [4] disant : « La substitution, c’est comme changer de place sur le Titanic ». La substitution ne soigne pas, les gens qui sont hostiles à la réduction des risques le savent. Comme dans le débat contre l’immigration, on est dans un non-dit qui risque de nous péter à la figure un jour.

La mutation de la réduction des risques en science des addictions a écarté du militantisme une partie des gens qui avait soif de réponses politiques. Ils sont donc retournés à leur vie privée. Avec la trithérapie, un certain nombre de gens ont repris une vie normale, d’autres ont été rattrapés par la maladie. À ASUD, nous nous sommes retrouvés enfermés dans cette position d’association de patients qui est notre seule légitimité institutionnelle. En pleine épidémie de sida, cela ne gênait personne de nous entendre dire : « Nous sommes les toxicomanes ». Maintenant, j’ai beaucoup de mal à le dire, d’autant plus que ce n’est plus vrai et, pour protéger l’association, on a demandé le statut d’association de patients, qui ne correspond pas à l’idéologie fondamentale d’ASUD. Pour des maladies chroniques comme le diabète, ou les hépatites, le statut de malade convient parfaitement. Mais dans ASUD, un certain nombre de gens sont des usagers de drogue et pas des patients, ils considèrent que leur consommation est légitime. Il ne se conçoivent pas comme souffrant d’une pathologie. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas des problèmes sanitaires liés à cette consommation, mais il faut les réduire en les accompagnant, voire en proposant des sevrages pour ceux qui souffrent de leur dépendance. Ce discours est évident pour l’alcool, mais ne passe pas en matière de drogues. Cette restriction au statut de maladie chronique nous coince dans une espèce d’angle mort. On défend l’accès au système de soins, les revendications de gens qui sont parfois exclus des traitements, on peut relayer un certain nombre de choses au niveau des pratiques... Mais j’ai regardé les dix mesures d’urgence demandées par ASUD au départ en 1993 : toutes ont été obtenues sauf la cinquième : « Arrêt immédiat des incarcérations de toxicomanes pour simple délit d’usage de stupéfiants, suppression de l’injonction thérapeutique ». On nous dit qu’il n’y a pas de toxicomane en prison pour simple usage, mais c’est faux. La législation de lutte contre les toxicomanes depuis 1970 s’est agrémentée de nombreuses mesures et 80 % des gens qui sont en prison pour détention de cannabis sont des usagers revendeurs. Quand on est usager de drogue, on est aussi revendeur, et il y a le délit de détention. On ne vous poursuit pas si vous êtes en train de consommer un produit, mais si vous avez un bout de shit ou un peu d’héroïne, vous êtes arrêté. L’usage n’est pas dépénalisé : dans la loi de 1970, on risque un an de prison.

En 2004, il y a eu la conférence de consensus sur les traitements de substitution. On commençait à être dans l’addictologie, mais il y avait encore un petit souffle militant. Des mesures ont été demandées : l’utilisation de nouvelles molécules pour les traitements de substitution, de l’héroïne médicalisée, un soutien pérenne aux groupes d’autosupport institutionnel et des salles de consommation. Aucune de ces quatre mesures n’a été obtenue.

Vous avez gagné sur la question médicale, mais pas la question politique.
On a gagné car les gens sont en vie. Dans les années 80, un vieux toxico était un toxico mort. Je me souviens des gens avec qui j’ai commencé la dope, tous quasiment sont morts. Mais je pense que la réduction des risques profite le plus aux classes moyennes et aux gens qui ont des possibilités culturelles de s’informer et d’utiliser certaines drogues et pas d’autres, à certaines quantités, de se méfier de certaines pratiques. Pour la population frappée par la crise, qui est dans la rue, la réduction des risques a encore du souci à se faire, même si en termes de contamination VIH, c’est terminé, y compris pour les plus précarisés. Il y a des problèmes d’hépatites, mais ce qui nous inquiète c’est la chronicité. La méthadone est un stupéfiant lourd. Je me souviens des discours pour vendre la méthadone au public français : « C’est un médicament qui n’a aucun effet, aucune euphorie et qui simplement enlève le manque. » Mais si vous mettez un paquet d’héroïne et quelques milligrammes de méthadone devant un consommateur naïf, il sera dix fois plus défoncé avec la méthadone. Le Subutex®, c’est un autre genre, mais c’est fort aussi. 160 000 personnes sont en traitement, avec une courbe exponentielle qui ne s’inverse pas, sans aucune indication sur les sorties de traitement. Cela n’intéresse pas. Des gens se retrouvent après dix ou quinze ans de méthadone ou de Subutex® et vous expliquent qu’ils en sont à de multiples sevrages, qu’ils n’y arrivent pas. « Qu’est-ce qu’on m’a vendu-là, on ne m’avait pas dit, ce n’était pas prévu... » Je suis inquiet d’une politique qui consisterait à placer sous substitution des gens qui auront eu quelques expériences avec les opiacés pendant quelques mois. C’était dénoncé par un certain nombre de médecins hostiles à la substitution, comme Claude Olievenstein qui disait : « Vous allez en faire des drogués à vie, sous contrôle de l’État. » Ce discours était criminel en pleine épidémie de sida parce qu’il fallait qu’ils restent vivants. Maintenant que cette étape est franchie, ce risque existe.

Que faudrait-il faire dans ce domaine ?
Il faut changer complètement les représentations sur la question des drogues. Sortir la question des drogues du médical pur. Or, on est plutôt dans un mouvement d’intense médicalisation. Parce que les partisans des traitements de substitution sont englobés dans l’addictologie et c’est leur seule manière de faire passer l’hypocrisie d’origine qui ne dit pas que les traitements de substitution sont des drogues. Les laboratoires disent : « à ASUD, vous êtes plutôt du côté des gens qui consomment des drogues pour le plaisir, mais nous connaissons des patients qui sont soignés ». En pratique, la buprénorphine est devenu le premier produit de marché noir avant l’héroïne, et c’est un vrai problème pour le laboratoire qui passe son temps à chercher une solution. Ils ont sorti un nouveau produit, le Suboxone®, une espèce d’aberration sur le plan moléculaire. À la fois un agoniste et un antagoniste, quand on injecte, on est censé ressentir seulement le manque. C’est l’inverse de ce qui a marché dans la réduction des risques qui consiste à accompagner les patients dans une recherche de sensation. Il y a un côté punitif : on essaie de mélanger la carpe et le lapin, la répression avec la réduction des risques. Le laboratoire est perdu dans sa communication, face à une hostilité frontale des usagers et des acteurs de réduction des risques. Sans compter les aspects financiers pas clairs. La substitution représente des profits considérables, je n’ai aucune idée de combien Schering Plough a gagné avec le Subutex®. Ils s’attendaient à avoir quelques dizaines de milliers de patients, ils en ont eu 100 000 en quatre ans, et c’est remboursé par la Sécu. Et leur seul discours à l’égard de la société est de dire que ce ne sont pas des drogues. Résultat, l’Île Maurice, petite île de l’océan indien, a un problème de toxicomanie, un seul, c’est le Subutex®, qui a chassé l’héroïne. Il ne faut plus leur parler de buprénorphine, ils préfèreraient légaliser l’héroïne.

Pourquoi opposer réduction des risques et médicalisation, les deux approches ne sont-elles pas complémentaires ?
On est passé d’un extrême à l’autre. Et comme souvent dans ce cas-là, l’extrême opposé a rejoint les objectifs moraux de ce qu’il prétendait combattre. C’est-à-dire la répression. Le pouvoir médical est terrible. Quand vous êtes coincé en tant que patient chronique avec 100 mg de méthadone par jour, votre liberté de citoyen est fortement diminuée. C’est un vrai rapport de force, le même qui existait entre le dealer et le toxico, sauf qu’un dealer on peut toujours aller lui braquer sa dope, pas un médecin — ils ont horreur de m’entendre dire ça.

Nous avons beaucoup milité pour les salles d’injection, mais ce sont des instruments du passé. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas le faire, mais cela va concerner un très petit nombre de gens qui sont dans la rue. J’ai vu des programmes d’héroïne en Suisse, cela concerne des gens totalement destroy, il faut être passé d’abord par je ne sais combien de cures, c’est pour ceux pour qui rien d’autre ne marche.
Le vrai challenge est la réduction des risques en direction des jeunes, dans un discours de prévention. Un discours d’apprentissage du bon usage de drogues. Nous prétendons que l’idéal en termes de consommation n’est pas l’abstinence, certainement pas la dépendance parce que cela mène à la mort, mais l’usage récréatif. Cela s’apprend, c’est à la fois scientifique et culturel. Les sciences dures peuvent nous aider, mais le plaisir, l’art de vivre et la convivialité ont aussi leur place. Pour prendre l’exemple de l’alcool — et contrairement au discours hygiéniste en vogue — depuis 2000 ans, la culture nous aide à en modérer l’usage. Pour les drogues illicites, c’est pareil. Aujourd’hui, les sciences dures permettent de mieux comprendre ce qu’il se passe dans le cerveau avec les récepteurs cérébraux. Mais l’apprentissage est culturel, il sert à aider à comprendre qu’on est dans une situation de transgression, donner la possibilité de s’exprimer, avoir accès à une information, à des produits contrôlés et reconnaître que dans la pulsion qui consiste à consommer un produit, il n’y a pas que de la volonté de mourir, loin de là. La plupart du temps pour les ados, c’est tout le contraire et c’est vrai pour toutes les drogues. Mais quand vous dites à une mère de famille : « Votre adolescent vient de se faire une ligne de coke ou de se baser un peu de crack, ce n’est pas pour mourir »... elle ne peut pas l’entendre.

Qui sont vos alliés ? Comment, quand on est médecin, créer un lien avec les usagers qu’on ne voit pas ?
Il y a toute une population cachée qu’on connaît un peu à ASUD : les consommateurs de Subutex® insérés. Un certain nombre de rédacteurs d’ASUD sont dans ce cas, ils n’ont pas de problème, ils vont voir leur médecin une fois par mois, ils ont leur famille. Ceux-là sont vus par des médecins généralistes. Les centres voient plutôt des gens touchés par la crise, des gens qui sont cassés par le système. J’ai peur que le problème soit politique avant tout. On ne les voit pas, car ils n’ont aucun intérêt à venir se déclarer délinquant, même chez le médecin. Et quand on est jeune, on n’a jamais l’impression qu’on va avoir des problèmes. Les dépendants lourds qu’on rencontre dans les CAARUD et dans la rue ont été des jeunes récréatifs. Si on ne trouve pas les moyens de se guider, on bascule dans la dépendance ou on fait des overdoses. Cette prévention d’un nouveau style ne peut s’appuyer sur l’image du toxico classique que la plupart des jeunes refusent. Il faut passer par un changement de représentation.

L’autre champ d’investigation, c’est la question des cités et de celle de l’immigration. En général, le lien entre drogues et immigration est fait par la droite extrême, partisans acharnés de la répression. Or, aux États-Unis, la question du racisme a été retournée au profit des adversaires de la guerre à la drogue. Leur raisonnement est simple : la masse des drogues est achetée par les classes moyennes blanches des centres-villes. Ces drogues sont achetées principalement dans les zones périphériques qui, du coup, deviennent des zones de trafics, de caïds, de fusillades, de contrôles policiers massifs, etc. Ce raisonnement a été rendu possible parce que la communauté noire est la principale victime de la guerre à la drogue. Elle totalise le plus grand nombre de prisonniers et de morts tués par balle au cours de règlements de compte, etc. Pour de nombreux intellectuels noirs [5], la guerre à la drogue est un prétexte qui sert à réprimer les habitants du ghetto. Ils dénoncent les stéréotypes racistes qui associent les noirs et l’usage de drogues. La communauté afro-américaine a compris que la guerre qui lui est faite au nom de la lutte contre la drogue est plus redoutable que la consommation elle-même. Cet argument n’a aucune prise en France, pourtant c’est un schéma qui s’applique parfaitement à ce qui est vécu par les habitants des banlieues. Il est nourri statistiquement. La majorité des drogues sont achetées par les petits blancs des centres-villes, qui ont l’argent pour en acheter. Et cela vient gangrener les banlieues. Mais ce discours ne passe pas. Ni à gauche, ni chez les habitants issus de l’immigration qui véhiculent le plus souvent une vision stéréotypée du « problème de la drogue ».

Il y a quand même quelques élus qui entendent.
Oui, comme Stéphane Gatignon à Sevran. Il fait un constat : c’est la guerre dans ma banlieue. Cette guerre est menée contre mes habitants au nom de la lutte contre la drogue. Si je veux retrouver la paix dans ma banlieue, il faut organiser les choses de façon à ce que l’offre soit faite dans d’autres conditions, y compris par l’État. Et on commencera peut-être à y voir plus clair. On ne supprimera ni la pauvreté ni un certain nombre de trafics, mais on éliminera l’un des axes majeurs de la violence en banlieue. La Guerre à la drogue favorise le pouvoir des mafias qu’elle prétend combattre. C’est connu depuis la grande la prohibition de l’alcool aux États-Unis dans les années 20. On est en train d’expérimenter ce schéma avec la cigarette. L’augmentation massive du prix du tabac génère des profits pas possibles grâce au trafic de cigarettes et personne ne dénonce le rapport entre les deux phénomènes. Cette réalité pèse d’abord sur les plus pauvres, ceux qui vont acheter les cigarettes à Barbès... Le lien entre prohibition et violences urbaines est inaudible en France, mais au niveau international, c’est un discours qui monte. En Amérique du Sud, de nombreux chefs d’État se sont déclarés pour la fin de la guerre à la drogue et la légalisation de certains produits pour des raisons économiques et politiques. En France, on est à des années-lumière de cela. Le seul parti qui défend la légalisation du cannabis, c’est les Verts et ils le défendent toujours sur le mode bobo. Il faut légaliser le cannabis parce que ce n’est pas si méchant, et il faut prendre soin des pauvres toxicomanes... Le Front de gauche est encore moins sensibilisé à la question. Les partis de gauche doivent comprendre que la guerre à la drogue est une guerre menée contre les pauvres, c’est cette pédagogie qui peut faire basculer le camp « progressiste » du côté de la réforme des politiques de drogues. Pour le moment, ils pensent que ce n’est pas une vraie question sociale. Dans le meilleur des cas, ils y voient une question purement sanitaire, et dans le pire, une lubie de bourgeois qui aiment bien s’envoyer en l’air.


par Fabrice Olivet, Pratiques N°58, juillet 2012


[1Centre d’Accueil et d’Accompagnement à la Réduction des Risques des Usagers de Drogues.

[2Centre de soins d’accompagnement et de prévention en addictologie.

[3La vente de seringue a été de nouveau autorisée en 1987 par Michèle Barzac.

[4Narcotiques anonymes (NA), association de patients sur le mode des Alcooliques Anonymes pour les usagers de drogues.

[5Voir Michelle Alexander, The new Jim Crow, mass incarceration in the age of colorblindness.


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