La vie vaut la peine d’être vécue !

Regard clinique visant à explorer une façon d’entrer en relation avec une personne qui présente un autisme sévère, des difficultés relationnelles et de communication. L’art-thérapie est un terrain de nulle part, un espace dans lequel la vie peut se déployer, la singularité s’exprimer.

Sophie Fardet
Docteure en art-thérapie

« Le poète en des jours impies
Vient préparer des jours meilleurs.
Il est l’homme des utopies ;
Les pieds ici, les yeux ailleurs. »
Victor Hugo

En découvrant l’accompagnement de personnes avec autisme sévère, nous avons du mal à nous faire une représentation nette de ce que sont exactement ces troubles de la personnalité. Il est difficile de savoir ce qui se passe à l’intérieur d’elles-mêmes. Leur propre rapport au monde ne nous laisse pas indifférent tant par leurs comportements imprévisibles que par leurs réactions face à notre propre présence. Bien souvent, elles ne nous regardent pas, ne nous parlent pas, ne nous touchent pas physiquement, comme si nous devenions invisibles. Ou, au contraire, elles peuvent venir se coller, s’agripper à nous comme si nous étions une partie d’elles-mêmes. Frances Tustin souligne que ces personnes ne sont pas conscientes d’être séparées, unifiées et contenues dans leur propre corps. Certaines s’automutilent, s’enduisent de leurs excréments, déchirent leurs vêtements, se balancent sans cesse, crient, sont violentes, ou terriblement absentes. Elles semblent ne pas avoir accès au monde qui les entoure, ou bien vouloir le scruter dans ses moindres détails. Leur hypersensibilité sensorielle, selon Eugen Bleuler, les enferme dans un égocentrisme extrême et un total repli sur elles. Bernard Durey de rajouter : « Ce que les autistes nous donnent à voir, ce sont des phénomènes bizarres à nos yeux, où nous constatons des distorsions de la communication, de la relation, du sens, ce qui interroge le monde des sensations ».
« La vie vaut la peine d’être vécue », affirme Donald Winnicott, serait-ce alors une utopie de le penser pour ces personnes avec autisme sévère ? Il est vrai que seules la peur, la souffrance, l’angoisse semblent les dominer, les envahir, les posséder. Pourtant, étayés par les propos de Howard Buten, « il y a quelqu’un là-dedans », une personne qui pense, qui ressent, qui analyse, une personne qui se sent heureuse, l’espace d’un moment. Affirmons qu’elles portent en elles un savoir, une connaissance, sur les matières, le vivant, le sensible. Apprenons de leur rapport au monde, de leur vision du monde, voire de leur savoir dans la compréhension de la condition humaine.

« L’art, c’est le plus court chemin de l’homme à l’homme »
André Malraux

Pour Georg Hegel, l’art apparaît comme un moyen d’expression de son esprit aux autres et à soi-même sans passer par les contraintes du langage. L’art répond à certains besoins comme ceux d’être rassuré, de vérité, d’exercer sa liberté. Il relève d’une figure de l’esprit, une façon que la conscience humaine a de se manifester, de se représenter, de se vivre. C’est le moyen d’exprimer sa présence au monde et son originalité. C’est l’expérience du sensible, de l’indicible, de l’innommable, cherchant à conférer un supplément de signification à ce qui est représenté pour exprimer sa subjectivité. L’art s’offre à nous sous de multiples apparences, est beau ce qui se manifeste, ce qui devient visible.
L’art-thérapie est une discipline de soins qui offre une place à la rêverie, la création, la singularité. Elle a pour objectif d’exploiter le potentiel artistique d’une personne pour améliorer sa qualité de vie, sa relation avec elle-même et les autres. Elle vient à point nommé nourrir le dialogue entre le patient et l’art-thérapeute où l’art garde sa fonction unique de donner le pouvoir de survivre aux affres de la douleur inhérente à la vie.
Alors pour ces personnes avec autisme sévère, est-ce utopique de supposer que la médiation artistique dans la relation art-thérapeutique peut dévoiler un style, définir une exploration de la matière, montrer des palettes de couleurs, déclencher un équilibre, faire émerger des émotions esthétiques ? Et ressentir qu’à ce moment-là, ensemble, dans cet instant présent, la vie vaut la peine d’être vécue.

« Nous serons pauvres et nous souffrirons la misère aussi longtemps qu’il le faut,
comme une ville assiégée qui n’entend pas capituler,
mais nous montrerons que nous sommes quelque chose. »
Vincent Van Gogh

Jud est un homme de trente ans, de parents ivoiriens, mais né en France. C’est un homme grand, bedonnant, courbé, le corps mou, la bouche souvent ouverte laissant couler sa bave. Il porte des lunettes à doubles foyers. Ses gestes sont lents, son regard souvent évasif, il est sourd et diagnostiqué autiste. Il n’a pas accès au langage parlé et n’adhère pas au langage des signes. Ses échanges sont limités, il a tendance à s’isoler, se replier sur lui-même, il semble être perdu dans son monde ou bien s’ennuyer. Il nécessite une stimulation permanente, n’est pas autonome dans les actes de la vie quotidienne et ne s’intéresse que très peu aux activités proposées.
Jud est capable de recopier son prénom de façon automatique. Cette particularité nous montre sa capacité à laisser des traces sur une feuille, il lui est proposé de travailler avec une matière qui lui permet d’explorer les couleurs, les formes, l’épaisseur par la peinture acrylique.
L’atelier est installé tel un atelier d’artiste, son ambiance inspirante permet ainsi de poser le sens de ce qu’il est proposé de faire et d’être. Une grande gamme de couleurs est présentée à disposition dans des gobelets avec différents pinceaux, rouleaux, papiers, toiles sur châssis, chevalet. La peinture devient le support d’expression de lui-même, l’extériorisation de son être intime, sensible, subtile. Ce dispositif consiste dans un premier temps à favoriser ses choix, car choisir c’est exister.
Jud participe à l’atelier pendant neuf séances d’une demi-heure et fait une création d’expression libre par séance. Ainsi se déroule, en la présence spécifique de l’art-thérapeute (présence physique, psychique et artistique), l’expression esthétique de son monde intérieur jusqu’alors inconnu. Il se positionne dans une ouverture à lui-même sur le chemin d’une évolution plastique allant de création en création. Il explore la matière comme s’il s’explorait lui-même.
Jud arrive dans l’atelier les yeux écarquillés, il regarde tout ce qu’il y a de nouveau dans la salle et semble étonné, surpris. Après lui avoir montré et expliqué le dispositif, les outils, le matériau, la feuille installée sur le chevalet, Jud s’approche, prend la palette qui lui est présentée et, avec hésitation, il y dépose différentes couleurs qu’il choisit puis prend un pinceau. Suite à de nouvelles sollicitations, réassurances, encouragements, il se dirige vers la feuille et après plusieurs regards interrogateurs, il commence à poser une trace sur la feuille.
Lors de sa première création, il fait apparaître une forme bleue comme une silhouette occupant tout l’espace de la feuille qu’il va par la suite remplir d’un bleu plus clair. Malgré ses réticences sa gestuelle est variée, précise, rythmée.
Sa deuxième création se construit de la même façon, choisissant cette fois le vert pour faire la forme de la silhouette qu’il remplit de doré. Puis, juste en lui montrant l’espace non occupé, il peint l’extérieur de la forme en bleu, respectant les espaces qu’il a posés. Toujours méfiant, il se montre concentré, minutieux, il est en mesure de prendre du recul pour regarder de loin son travail.
Lors de sa troisième création, Jud se dirige directement vers le chevalet et n’attend pas pour commencer son travail. Il reprend sa même forme, cette fois en jaune qu’il remplit de bleu et peint l’extérieur de la forme en orange. Lorsqu’il a terminé, sa feuille entièrement remplie, il regarde l’art-thérapeute qui lui propose de continuer. Avec hésitation, il choisit le marron et vient poser trois points représentant les deux yeux et la bouche, sa forme devient figurative. Nous comprenons alors qu’il peint des personnages. Jud exprime son contentement en levant le pouce.

Sa quatrième création se fait exactement dans cette même logique de construction utilisant de nouvelles couleurs. Une fois le personnage en place et l’ensemble de la feuille peinte, l’art-thérapeute lui montre son propre nez qu’il va d’entrée représenter sur le visage de son personnage. Elle devient son modèle, il s’active et représente les cheveux, oreilles, sourcils. Il se détend et esquisse quelques sourires.
Sur sa quatrième création émerge une forme différente, c’est un ovale bleu, centré sur l’espace de la feuille. Sa façon de peindre l’intérieur de la forme, du même bleu, change. Il travaille là sur l’épaisseur de la matière jusqu’à aborder sa transparence. Puis il recouvre l’extérieur de la forme en argenté. Enfin il utilise le rouge pour poser trois points figurant les yeux et la bouche, de toute évidence, il vient de peindre un visage. Jud reste de plus en plus concentré sur sa peinture, il rit.
Il est plus décontracté pour produire sa cinquième création, il commence par sa forme silhouette, mais il aborde la couleur tout autrement. Il joue avec les couleurs, les mélange, fait apparaître des camaïeux de violets tout en laissant des espaces non occupés entre les différentes teintes ce qui donne un effet mosaïque. Il reproduit cette technique pour peindre l’extérieur de la silhouette avec des dégradés de multiples couleurs façon mosaïque. Il est à l’aise, il explore, il ose, il est prêt pour continuer sur un autre support.
Lors de la sixième séance, surpris de découvrir la toile sur châssis qui lui est proposé, il sourit et se met au travail. Cette fois, tout est différent, il part de la couleur rouge laissant apparaître une tache épaisse qui coule sur le côté gauche de la toile. Puis il choisit l’argenté et recouvre tout le reste de la toile en jouant sur les épaisseurs de matière. Ses gestes sont francs, déterminés, faisant rebondir les pinceaux sous l’effet de la toile. Il est capable de dire non à la proposition de l’art-thérapeute de changer de couleur. Il semble avoir trouvé un mode d’expression singulier, un style qui évoque un saut vers l’abstraction.
Sa septième création confirme son option vers l’abstrait, il part d’une tache jaune centrale, qu’il entoure de dégradés oranges, rouges pour finir par du bleu nuit. La lumière apparaît tel un coucher de soleil. Il regarde son travail, lève le pouce pour dire sa satisfaction et revient vers sa peinture pour faire quelques modifications. Il semble serein et présent.
Pour sa huitième création, Jud commence par un fond doré recouvrant toute la toile. Puis la construction de sa peinture se déroule à l’envers comme une rétrospective de son exploration picturale. Il commence par les points bleus représentant les yeux et la bouche, fait le contour d’un visage en bleu. Il utilise le vert pour faire le nez, l’orange pour les détails du visage reprenant l’art-thérapeute comme modèle. Enfin, il superpose l’intérieur de visage avec de l’argenté donnant du volume, de la profondeur agissant sur l’expression de ce visage.
Pour sa dernière création, Jud semble moins inspiré, il revient vers sa première forme, la silhouette se dessine géométrique, anguleuse. Il demande plus de sollicitations, d’attention, il cherche le regard, la présence de l’art-thérapeute. À la fin de la séance, elle reprend toutes ses créations, les expose, puis écrit son prénom sur un papier en lui demandant de signer ses créations. Jud s’y attelle montrant un large sourire.

« L’art, c’est la plus sublime mission de l’homme,
puisque c’est l’exercice de la pensée qui cherche
à comprendre le monde et à le faire comprendre »
Auguste Rodin

En parcourant cet accompagnement, nous comprenons que Jud dévoile sa vision du monde vivace, riche et dense. Par le dispositif art-thérapeutique, il explore son rapport à la peinture en dévoilant forme, fond, structure, figure, abstraction, superposition, dégradé, transparence, épaisseur, lumière, volume. Nourri d’émotions esthétiques, il s’empare du dispositif et découvre sa beauté intérieure. Tel un vrai peintre, il dévoile tous les aspects basiques et techniques de l’expression picturale. Jud est capable d’introspection, d’expression, d’exploration de lui-même. On observe combien cette activité lui permet de trouver confiance, contenance et sécurité, ce qui lui permet de s’apaiser, de s’intéresser à ce qui l’entoure, ce qui lui est proposé, de se risquer à la création lâchant ses peurs. Il devient maître de lui-même, vivant, éveillé, capable d’intentionnalité, de décision, de se vivre, de se transformer. Jud nous donne à voir sa capacité créatrice, son aptitude esthétique, il confirme l’affirmation de D. C. Winnicott que le potentiel créatif est inhérent à chaque individu. Il se vit sujet et être sujet, c’est être auteur de sa propre destinée. Henri Bergson développe l’idée que la créativité est une fonction fondamentale de la vie, il affirme que la joie est intrinsèquement liée à la création, qu’elle est l’expérience d’aboutissement de la vie.
Pour ces personnes avec autisme sévère. Alexandre Jollien de rajouter : « Dans cette quête, l’expérience de la marginalité peut ouvrir quelque porte sur notre condition. Partir à la rencontre du faible pour forger un état d’esprit capable d’assumer la totalité de l’existence ». L’altérité, la diversité, la différence sont des atouts que nous offre le vivant vers un partage de savoir, de regard, de sensation. Accepter, respecter, ne pas juger, tolérer, se nourrir les uns les autres sont les principes fondamentaux pour trouver une harmonie vers une ouverture à la paix, la joie, l’amour.
Toute relation, même thérapeutique, est d’abord une rencontre, une présence, surtout pour ces personnes avec autisme sévère enfermées dans leur monde inconnu. Ophélie Avron parle de pulsion d’interliaison et d’effet de présence qui s’organisent autour d’une capacité humaine à entrer en immédiate et réciproque relation avec autrui. C’est créer du lien, fondement de l’échange sans lequel aucune forme de thérapie ne serait envisageable.

À l’inverse, la pensée dominante actuelle est de croire que nous pouvons nous passer des autres, des relations, des émotions, oublier ces petits moments partagés, négliger l’humilité et ne pas se contenter d’un sourire, d’un regard, d’un geste. Cette pensée espère un monde parfait où chacun serait dépourvu de blessure, de faille, de souffrance et souhaiterait les effacer pour correspondre à des normes comportementales. Elle imagine que nous pouvons faire fi de la nature et nous limite aux besoins physiologiques, niant ce que développe Abraham Maslow sur les besoins de sécurité, d’appartenance, d’estime et d’accomplissement. La pensée dominante actuelle continue à concevoir le soin comme une dépense à fonds perdu et oublie son but premier d’être un devoir éthique du respect de la vie pour les personnes en souffrances même celles que l’on ne peut pas guérir.
Or, à l’origine, l’utopie est un idéal humaniste qu’il est bon de suivre pour se convaincre que la vie vaut la peine d’être vécue. Jud nous démontre que la pensée utopique nous permet de recréer de la communication humaine dans une forteresse qui pourtant semblait vide.


Des vidéos du travail de l’auteur : ici, ici et .


par Sophie Fardet, Pratiques N°94, août 2021

Documents joints

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