Être là…

… la moindre des choses, annonçait la plaquette des 36e Rencontres de Saint-Alban – actualité de la psychothérapie institutionnelle – des 18 et 19 juin 2021 ; alors Pratiques y était.

Éric Bogaert
Psychiatre retraité

« Dès longtemps les habitants se sont plaints des écoulements d’eaux provenant de l’asile, qui domine immédiatement l’agglomération… L’année dernière, sur la demande de monsieur le maire de Saint-Alban, il avait été voté une somme de 250 francs pour canaliser ces eaux sur quelques mètres… Devant des réclamations nouvelles, j’ai cru devoir ajourner le travail qui aurait été, comme beaucoup d’autres, établi en pure perte, les réclamants émettant l’opinion que les eaux de leurs fontaines étaient souillées par des infiltrations supérieures, dont les recherches (en admettant qu’elles existent, ce dont nous n’avons aucune preuve) nécessiteraient un travail considérable, lequel travail ne pourrait être entrepris qu’à la condition préalable de combler le précipice qui existe devant l’asile et dans lequel se déverse l’égout en question. » C’est ce qu’écrivait le docteur René Charron, médecin directeur de l’asile d’aliénés de Saint-Alban, dans son Rapport à la commission de surveillance sur la question de réorganisation de l’établissement présenté le 19 mars 1901, publié en annexe de sa Notice sur l’asile de Saint-Alban, projet de réorganisation, Maloine éditeur.
Depuis leur première édition, ces journées se tiennent dans l’hôpital, qui en est partie prenante. Enfin, de moins en moins, manque de consensualité de la psychanalyse et de la psychothérapie institutionnelle (PI) au goût de la Haute autorité de santé et pour le plus grand bonheur des décideurs des politiques de santé publique. Cette année, la PI s’est écoulée le long les pentes du puech sur lequel est installé l’asile, pour être accueillie, avec l’accord des autorités départementales et communales, dans le gymnase de Saint-Alban.
Notre stand était installé dans la coursive du gymnase, d’où nous pouvions entendre des bribes des débats, sans vraiment être en capacité de les suivre, la sonorité d’un gymnase ne s’y prêtant pas, et notre rôle non plus. Mais nous avons pu en capter l’ambiance, et même y participer.
Monsieur le maire a souhaité la bienvenue à la PI et aux gens qu’elle avait rassemblés là, et Madame la directrice de l’hôpital a expliqué qu’en raison des circonstances sanitaires, l’hôpital ne pouvait les recevoir. Mais on a compris que coincée entre l’hostilité de la direction des soins envers cette façon de pratiquer les soins psychiques et le souci de ne pas sacrifier un pan de l’histoire de la psychiatrie française où cet hôpital tient une place mythique, elle n’avait osé prendre le risque de trancher.
Froide et stérile hygiène à l’asile, précipice entre l’administration hospitalière et la pratique soignante, chaudes et vivantes humeurs humaines dans la cité, y aurait-il inversion dans l’accueil de la folie ? Après tout, si c’est le cas, tant mieux.

Être là. Bien sûr, être là après tous ces mois à se confire dans nos microcosmes, ça aère l’âme du citoyen. Mais il s’agit là du soin. Et quand on participe au soin, bien sûr, il faut être là, à son poste. C’est au moins une affaire de conscience professionnelle, de respect des collègues, des patients et du contrat social. Mais ça ne suffit pas, ou plutôt c’est autre chose. Cette cadre, Miss Ratched l’avais-je surnommée en souvenir de Vol au-dessus d’un nid de coucou, m’a expliqué, comme je lui demandais pourquoi il fallait que les infirmières de cette unité temps plein portent la blouse, que c’était pour montrer aux patients qu’ils reçoivent le même soin quel que soit le soignant qui le leur prodigue. Peu importe le soignant : indifférents, interchangeables, uniformes, ils disparaissent derrière le projet de soin prescrit… Non, ça c’est être un bon petit soldat. Être là, c’est autre chose. Dans le soin psychique, mais pas seulement, car tout soin est aussi psychique. Emmanuel Venet [1] nous a raconté comment, dans le début de sa carrière, il a reçu aux urgences une mère dont la fille venait de se jeter par la fenêtre. Que faire devant la détresse de cette femme, qui par ailleurs n’était pas folle ? Il ne savait pas. Mais il s’est dit qu’il lui fallait supporter cette détresse, écouter, penser, être là. Pierre Delion [2], qui introduisait les travaux avec lui ce vendredi matin, a évoqué en écho comment il fallait être là pour prendre en charge le patient, prendre sur son dos une part (50 % a-t-il dit ; c’est beaucoup, mais peu importe le chiffre) de ce que celui-ci supporte, pour l’en décharger : fonction phorique. Et comment ensuite, en rentrant chez lui, le soir, le soignant devait se débrouiller avec toutes ces charges de la journée, en faire quelque chose, et comment les constellations, le collectif, pouvaient y aider. Avec pour résultat de soulager un peu tout le monde, fonction euphorique a-t-il alors été suggéré, mais aussi de faire société au moyen de ce partage, et même culture, fonction métaphorique. Porter, traiter, et restituer sous forme civilisatrice, ce fardeau, c’est ça le soin psychique.
Il ne faudrait peut-être pas le dire, mais ce dont il est question de nos jours, et quasi exclusivement, du moins parmi les soignants de la psychiatrie, c’est comment subvertir notre pratique pour continuer à travailler sans trahir ni les patients ni nos convictions sur ce qu’est le soin – et donc, au passage, la raison sociale de notre entreprise.

N’être là. Parce qu’on en est là. Entre ceux qui tentent de rester et pour ça doivent se cacher, faire semblant d’être là pour passer inaperçus, blousés et profil bas, et profiter des rares moments ou espaces hétérotopiques où ils peuvent être là pour de bon sans que ça se voie, et ceux qui désertent, pour prendre leur retraite quand ils ont assez donné ou pour changer de crèche, voire de profession quand ils ne sont pas assez vieux, il y a ceux qu’on pousse, plus ou moins violemment, à la porte. Comment continuer à travailler sans vendre son âme ou crever à petit feu ?

Être las. C’est ce que beaucoup ont dit, et c’est aussi comme ça que beaucoup sont apparus. Notamment dans les ateliers, où on a entendu des témoignages émouvants et propres à soutenir réflexion et débats… mais dits avec une fatigue, un abattement, une atonie, une présence physique éthique indiquant la volonté de poursuivre, mais une vitalité étique évoquant l’agonie.
Telle est l’impression que nous avons eue des deux ateliers que nous avons pu suivre à distance du haut de notre stand, de plus occupés en pointillé à répondre aux sollicitations de commerce humain à propos de la revue. Mais justement, nous aurons l’occasion de publier, dans les quatre numéros à venir, des textes extraits de quelques interventions ou les résumant, présentant quelques aspects d’être là dans des équipes d’institutions soignantes de diverses natures (probablement d’un hôpital de jour de pédopsychiatrie, d’un institut thérapeutique éducatif et pédagogique, d’une maison d’accueil sanitaire, d’un centre d’accueil thérapeutique à temps partiel d’un hôpital public et d’un club d’un hôpital de jour d’une association à but non lucratif).

Naître là. Difficile de terminer de telles rencontres. Finir par une reprise des objets psychiques groupaux qui ont pu apparaître, dans le meilleur des cas, dans les débats de la séance plénière et les divers ateliers, au risque d’une conclusion qui les dilue dans une mélasse consensuelle ? Ou d’un résumé qui clorait la question par un pensum négligeant tout ce qui dépasse ? Repartir chacun chez soi avec ce qu’il a glané comme il a pu ? Faut-il y mettre une fin, ou plutôt en faire un pas de plus dans un cheminement dont on ne sait où il mène mais qu’on prend à cœur de poursuivre ? Là, elles se sont terminées par une agora, où se sont dites, se sont confrontées, les préoccupations actuelles et très concrètes sur ces questions dans ce champ. Comme par exemple que ce gros centre hospitalier spécialisé en psychiatrie d’une des plus grandes villes du pays va payer 50 000 € la première année, 25 000 € chacune des trois années suivantes pour que son service universitaire soit agréé centre expert Fondamental, et probablement puisse donner ses data à la maison mère de la franchise.
N’était-ce pas nécessaire, après cette interruption d’un peu moins de deux ans, dans cette reprise hoquetante – moins d’interventions en atelier, faute de disponibilité des combattants, mais aussi temps d’atelier réduit de moitié, faute de place –, de prendre le temps des retrouvailles, de s’enquérir d’où en était chacun ? C’était peut-être un peu la foire. Mais une agora n’est-ce pas nécessairement un peu la foire ? Peut-être serait-il intéressant dans ce genre de dispositif qu’un naïf – en matière de soin psychique, mais pas de nature humaine, de circulation de la parole et de construction sociale d’une culture – puisse, tâche excessivement difficile, reprendre les avancées interrompues par le hasard des prises de parole et des associations libres, faire apparaître la trame qui s’élaborerait alors, et s’ornerait des motifs apparus pour dessiner un paysage collectif éphémère dans lequel chacun pourrait se situer, et qu’il emporterait avec lui, comme un souvenir de cette étape dans son cheminement personnel. C’est pas mal, terminer sur une foire (Tosquelles, à son arrivée à l’hôpital de Saint-Alban le 6 janvier 1940, aurait commencé par faire le tour des foires pour se mettre dans le bain des échanges).
Et ça s’est terminé par le témoignage d’un des nôtres, un qui pratique. J’ai 56 ans, c’est la première fois que je viens à Saint-Alban, et ça change ma vie.


par Éric Bogaert, Pratiques N°94, août 2021

Documents joints


[1Psychiatre des hôpitaux, auteur entre autres du Manifeste pour une psychiatrie artisanale, Verdier, 2020.

[2Psychiatre des hôpitaux retraité, auteur entre autres de Fonction phorique holding et institution, érès, 2018 ; Accueillir et soigner la souffrance psychique de la personne, Dunod, 2011.


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