La performance du vivant

Noëlle Lasne
Médecin

Je suis médecin. Je soigne des personnes malades. J’en vois mourir quelques-unes. J’en vois d’autres souffrir, interminablement. J’écoute. J’examine. Je cherche. Je tâtonne. Je me perds. J’avance dans l’obscurité de la parole humaine. Je doute.
Pourtant, je prescris. Je donne des consignes. J’indique des marches à suivre. J’établis des calendriers. Je surveille la croissance des nourrissons. Je dépiste. Je vaccine. Quelquefois, je protège. Et surtout, j’hésite. Rien. Rien de ce que je fais ne ressemble à une performance. En trente ans de médecine, je n’ai jamais accompli la moindre performance.
Je ne suis pas trapéziste. Je ne fais pas de triple salto sur la glace. Je ne suis pas conductrice de formule un. Je ne suis pas en compétition. Au contraire, j’interroge ceux qui en savent plus que moi. J’ai besoin de leurs réponses. Je tiens des dossiers. Des dossiers papiers. Des dossiers informatiques. Des dossiers qui racontent des histoires. Des histoires qui n’en finissent plus, qui se répètent et se confondent, avec lesquelles je vis et dont je suis construite. Je m’y perds, mais je m’y retrouve.
J’essaie de me tenir informée. Je me recycle. Je ne reçois pas de visiteurs médicaux, parce que je refuse que l’on vienne me vendre des médicaments à domicile. Je ne suis pas un débouché commercial. Quand on me propose de me payer à la performance, je pense d’abord qu’il s’agit d’une erreur. On m’a confondue avec un trader, un banquier ou un footballeur.
Et puis, c’est l’obscénité de ces mots qui me saute aux yeux. Ces mots me salissent. Ces mots me défigurent. Ces mots m’empêchent de soigner. Si je peux encore aujourd’hui accueillir et rechercher des signes, prendre le temps d’établir avec mes patients non des règles standards, mais des priorités singulières, c’est parce que le soin relève de l’intime. Le soin n’est pas l’addition d’une série d’injonctions gestionnaires, morales, politiques, que je serais chargée de mettre en œuvre. Le soin s’adresse à des personnes malades ou fragiles qui sont le plus sou- vent en arrêt de travail par nécessité, au chômage ou en grande difficulté, pour la plupart dans un espace de non performance absolue qui est le cœur de mon métier, qui requiert à lui seul toute mon attention et toute ma pertinence. L’exercice médical consiste à donner de la liberté au vivant et non à le mettre sous contrôle. Sans cet espace de liberté, il n’y a pas de soin. Comment pourra-t-on m’évaluer sur ce que je ne fais pas, sur ce que je ne suis pas ?
À quand le paiement à la performance des instituteurs qui pourront faire la preuve que 50 % des enfants savent épeler les dix premières lettres de l’alphabet ?
À quand le paiement à la performance pour les éducateurs qui pourront présenter en fin d’année un quota d’enfants handicapés capables de bien se tenir en toutes circonstances ?
À quand le paiement à la performance des journalistes, des intellectuels et des artistes qui pro- duiront en série des œuvres ou des analyses politiquement correctes ?
À quand la prime aux travailleurs sociaux qui auront repéré un maximum de fraudeurs parmi les bénéficiaires du RSA ?
À quand la prime à l’analphabétisme politique et à la vulgarité sociale, à quand la mise au pas de tout ce qui est vivant et libre ?
Je récuse les conventions obscènes qui aliéneraient ma liberté et mon intégrité de médecin praticien.
Je refuse la prime à la performance du vivant.


Pratiques N°56, février 2012

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