L’engagement : une zone à défendre

Lanja Andriantsehenoharinala,
médecin généraliste.

La violence de la maladie le concurrence parfois à la pauvreté de l’engagement des soignants pour les patients.

On discute de nos difficultés avec mon collègue : les difficultés avec les patients, les difficultés à faire un diagnostic, à adopter une conduite thérapeutique. Hospitaliser ou pas ? Mettre en place un passage infirmier ? On ne choisit pas ces moments, ils viennent à nous. On fonctionne au coup par coup, en jetant un œil dans le bureau pour voir si l’autre est avec un patient. « Tu as quelqu’un ? - Non. » Ça fait office de soupape dans la journée. Alors naturellement, quand un patient va mal ou qu’on lui fait du mal, on fait marcher la soupape.

M. N. est un vieux migrant, du clan des « chibanis », les cheveux blancs qui errent entre deux rives. Mais c’est un homme [1]. Avant qu’on découvre son cancer pulmonaire, son corps était déjà marqué des signes du travail : l’arthrose avait endommagé sa moelle épinière, raison pour laquelle il était passé deux fois sur le billard, avec des séquelles neurologiques et douloureuses à la clé. Alors, quand il a eu cet infarctus et qu’à la radio du thorax, on lui parle de cancer : « Ah, Docteur ! Mektoub [2] ! »

S’ensuit le tourbillon bien réglé des spécialistes, le ballet minuté des chimiothérapies, intercalé avec les entractes des scanners pour « faire le point ». Et la vie se cale automatiquement sur cette nouvelle musique, ce rythme aux intervalles universels : toutes les trois semaines, à dans trois mois, six séances et on se revoit. Dans cette nouvelle danse, mon collègue et moi sommes absents : pas invités. Les patients sont en orbite automatique, à quelques encablures de nous. Et puis la machine s’enraye, comme un vieux fusil. Quelque chose qui cloche. L’inquiétude, un temps calmée par la suractivité traitements-rendez-vous-imageries, monte comme une marée inexorable. « Qu’est-ce que vous en pensez, Docteur ? ». Bonne question.

Le signal se fait de plus en plus clair. Alors, comme par magie, la même que celle qui avait enclenché le ballet initial, la scène se délite : les figurants s’en vont, les projecteurs s’éteignent. La chimiothérapie, c’est fini. Mais c’est un homme. Il vient maintenant en consultation parce qu’il est essoufflé, il a mal. Il habite au 4e étage du foyer tout proche, il est seul, sa famille est en Algérie.

Il faut activer la soupape ; et jeter des forces pour s’engager : on appelle l’équipe de soins palliatifs. A la mauvaise orientation qu’ils proposent initialement succède le fatalisme. On appelle l’équipe infirmière. On appelle la directrice du foyer pour une chambre au rez-de-chaussée. On appelle l’oncologue après le dernier rendez-vous, où il dit à M. N. qu’il doit se faire hospitaliser, mais qu’il n’a pas de place dans son service et qu’il faut qu’il se pointe aux urgences dudit hôpital, alors que le patient est dans le bureau dudit oncologue dans ce même hôpital. Alors, pour prendre de maigres affaires il rentre chez lui, mais exténué revient haletant à la porte du cabinet demander une ambulance…

S’il fallait défendre une zone, elle serait là, tout autour de nous. Elle serait faite de l’engagement pour chaque patient, qui nous éloigne de la froideur des automates et qui aide à prendre soin. Comment en est-on arrivé là ? Comment laisse-t-on des soignants « ne pas s’engager » ? Faut-il l’apprendre à l’école ? L’école de quoi ?
Une infirmière parlait des lacunes d’engagement de certains soignants et disait espérer à chaque fois travailler avec le bon numéro. Mais alors, c’est donc cela : un loto ? Espérer « tomber » sur la bonne personne ? À quand le vrai renversement et une incarnation généralisée ? À quand les automates minoritaires ? Pour qu’enfin on ne fasse pas qu’espérer tomber sur un bon numéro.


par Lanja Andriantsehenoharinala, Pratiques N°70, juillet 2015


[1Allusion à l’appel de 2011 « Mais c’est un homme... » contre les lois sécuritaires sur les soins sans consentement en psychiatrie.

[2« Destin » en arabe, « ce qui est écrit ».


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