L’arrière-plan du paysage

Et si dans les interactions entre patient et soignant, la question des erreurs médicales renvoyait chacun à des interrogations archaïques autour de l’élan vital, autour de l’envie de protéger et de l’envie de meurtre, autour des culpabilités et des dangers anciens ?

Elisabeth Maurel-Arrighi
Médecin généraliste


Le problème avec le métier de funambule, comme avec celui de médecin, c’est que ce qui en fait le charme en fait aussi le danger. Le but, c’est justement de traverser le danger. Mais en plus, en médecine, on y est à deux, il s’agit d’aider l’autre dans cette traversée.

Un balancier délicat
En médecine, le balancier qui nous fait avancer, c’est de prendre en compte des éléments différents et intriqués, le corps, la psyché, le social. C’est de mettre en œuvre nos savoirs concrets, intellectuels, relationnels, tous en même temps. C’est à la fois s’adosser au savoir scientifique et à l’expérience, continuer à se former et pouvoir inventer. C’est prendre appui sur le ressenti de l’autre et tenir notre point de vue. C’est penser au diagnostic, et à la mise en œuvre du soin. Un art passionnant, mais délicat. Il y a de quoi faire, mais aussi de quoi en oublier, de quoi se tromper. D’autant que surtout, il s’agit de tenter de soutenir la vie, malgré la mort qui guette.

La clandestinité des rescapés
Or dans ce domaine-là, avec certaines personnes, parfois, on se doute assez vite que cela ne va pas être facile. Et que les occasions d’erreurs, elles vont être nombreuses. Avec tous ceux qui sont des rescapés clandestins, qui ont échappé à des détresses, à des agressions, voire des tentatives d’assassinat psychique ou physique, sans avoir de témoins à leur côté pour les défendre, ni pour nommer ce qui se passait. Tous ceux qui ont été seuls, qui ont eu plus de mal que les autres à sortir de ce que la psychanalyse appelle « la contrainte de répétition », à se décoller de leurs traumatismes, dans le besoin de retrouver des affects d’autrefois, des scénarios anciens. Ceux-là vont être tentés de recommencer ce qui a fait leur stratégie de survie, le jeu de cache-cache avec la mort. Ceux qui ne sont pas au clair avec leur pulsion de vie nous embarquent dans des situations où ils embrouillent les pistes.

Ah, ces patients qui nous agacent, avec leur façon de minimiser les symptômes, de dire juste à la fin de la consultation ce qui change tout, de ne pas vouloir faire les examens, d’être pris dans d’autres urgences. Certes, bien sûr, telle employée de maison a peur de perdre son emploi si elle s’absente pour se rendre à un rendez-vous hospitalier, certes telle personne qui n’arrive pas à boucler son budget, qui n’a ni CMU, ni mutuelle, ne pourra pas payer les frais, certes telle personne à son compte risque de perdre des clients si elle prend un arrêt de travail. Mais quand même parfois, le soignant, en tout cas moi, je sens que ce n’est pas que ça. Parfois, il y a en premier le découragement, la fatigue de se bagarrer. Alors parfois, certains jouent avec le feu, et tentent le sort. Histoire de savoir si quelqu’un enfin va se bouger. Histoire de mettre en scène la tragédie initiale qui n’a pas été reconnue. Histoire de montrer leur courage, et la hauteur du combat d’autrefois. Mais ça, le médecin, ça ne l’aide pas à raisonner, ou plus précisément, c’est une donnée qui fait faire des tas de méandres dans le raisonnement.

La dépendance radicale du tout-petit
Potentiellement, on a tous échappé au pire. On a tous été bébé, face à un père, une mère qui avait pouvoir de vie et de mort sur nous. Non pas droit, mais pouvoir. Les mères qui sont inquiètes, se lèvent dans la nuit pour vérifier que leur enfant respire le savent bien, que leur enfant est fragile, et qu’il n’en faudrait pas beaucoup pour qu’il arrête de vivre. C’est si vite fait de basculer dans la maltraitance, dans l’énervement, dans le syndrome des enfants secoués, voire pire. Il est des chiffres que l’on oublie : il y aurait environ 200 nourrissons décédés de maltraitance par an en France (chiffres de l’Unicef). Dans certaines maternités, en prévention des maltraitances, quand on se sent trop excédé par les pleurs de son bébé, on conseille de le poser dans son lit et de fermer la porte « Comme ça, il ne lui arrivera rien, et vous aurez le temps de retrouver votre calme. » Savoir qu’on pourrait faire du mal à son enfant ne veut pas dire passer à l’acte. Bien au contraire, mais pour cela, il faut avoir soi-même expérimenté qu’on a le droit à l’amour et aussi à la haine. Que ressentir de la haine fait partie de la vie. Cela met le parent, la mère en position de faire un choix positif, du côté de la vie, de la protection. Si l’adulte ne veut pas affronter cette part sombre en lui, il ne pourra pas faire un choix clairement positif auprès de son enfant. Et à son tour, l’enfant sera handicapé de son droit à l’amour et à la haine. Il sera chargé de culpabilités qui le dépassent. Comme dit Winnicott, le rôle des parents est de survivre à la haine de leur enfant, mais pour cela, il aura fallu à ce parent avoir déjà accepté cette part de haine en lui.

Il me semble que ce détour autour de la dépendance du tout petit face au pouvoir de ses parents, face à leur capacité de faire ou non un choix du côté de la vie, d’affronter leur propre violence potentielle, ce détour donc éclaire le cheminement de nos patients qui ne savent pas faire des choix clairs pour se protéger.
Ces patients sont tentés de rejouer avec le soignant ce qu’il s’est passé pour eux dans leur petite enfance, la cécité devant le danger de violence, voire de maltraitance, voire de mort possible, l’absence de choix clair du côté de la vie. Ils risquent d’être de « mauvais patients » qui ne savent pas bien se protéger, être prudents, se soigner.

La face sombre des soignants
Et, nous, les soignants ? Nous aussi, nous avons été enfants, pris dans des histoires plus ou moins compliquées, plus ou moins violentes. Nous pouvons avoir nous-mêmes des comptes à régler envers ceux qui nous rappellent des moments difficiles. Ces patients-là qui ne savent pas choisir entre leur envie de vivre et la répétition des dangers de mort risquent de susciter chez les médecins des errances, des paralysies, des agacements qui n’aideront pas la mise en œuvre du soin, qui pourront entraîner des erreurs.
Bien sûr, il est des erreurs faites par méconnaissance d’une pathologie, par difficulté d’appréciation de la gravité d’une situation en dehors de tous ces contextes psychiques où le patient a des difficultés à se protéger. Mais il me semble précieux quand même de repérer les situations qui peuvent nous pousser à l’erreur, nous faire perdre notre latin. À la fois du côté du patient, mais aussi en nous. Car certains patients peuvent faire résonner en nous des zones de fragilité commune et réveiller en nous une violence en retour. Nous aussi nous avons une face sombre, et nous avons à nous protéger de ces patients qui, à leur insu, nous poussent à l’erreur, à la paralysie. D’autant plus que quelle que soit leur bonne volonté, les analystes et, plus généralement, les soignants sont conduits à « répéter le crime », selon les mots de Ferenczi, le contemporain de Freud qui a exploré la notion du trauma. Pour lui, le patient fait revivre à son thérapeute ce qu’il a subi, autrefois. Il le met dans l’impuissance, le dénigrement, le fait tourner en bourrique, il fait comme on lui a appris, il ne sait pas faire autrement. Ces phénomènes réveillent en nous soignants notre propre violence, avec parfois des conséquences sur notre conduite thérapeutique et donc sur l’éventualité d’erreurs.

Les filets de protection
Alors, que faire ? Il me semble que ce jeu de cache-cache avec la mort, cet arrière-plan du paysage requièrent de se doter de filets de protection. Bien sûr les groupes de pairs où chacun confronte son expérience avec les recommandations officielles, et avec les avis et intuitions d’autres soignants. Mais aussi avoir une équipe de collègues avec qui parler et prendre du recul face à ces patients difficiles. Pouvoir raconter là où on en est autour d’une tasse de café à quelqu’un qui connaît aussi ce patient, ou qui a suivi les épisodes précédents, ou qui tout simplement est moins impliqué. De plus, avoir un lieu plus spécifique où les interactions psychiques sont abordées, groupe Balint, supervision, animé par un psychanalyste, où quelqu’un d’extérieur peut aider à repérer des zones d’aveuglement, à décaler les focus. Peut-être, certainement, avoir ou avoir eu un temps de travail personnel où on aura pu démêler comment se sont joués dans notre histoire singulière ces enjeux de vie et de mort, d’amour et de haine.
Alors nous pourrons tenter d’« éviter l’évitable » selon les mots de la revue Prescrire et mieux prendre appui sur l’interaction avec ces patients. Nous pourrons mieux savoir comment à la fois être ferme du côté de la recherche diagnostique, de la conduite thérapeutique, et comprendre sans juger la souffrance de ces patients.


par Elisabeth Maurel-Arrighi, Pratiques N°59, novembre 2012

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