Pierre Volovitch,
économiste
« L’erreur médicale ». Quand j’ai lu que le numéro de Pratiques allait porter sur « l’erreur médicale », j’ai trouvé le sujet intéressant, et puis je me suis dit que c’était un sujet « de médecin » sur lequel je n’avais rien à dire.
Attends ! Creuse un peu ! Tu n’en as pas rencontré toi des « erreurs médicales » ?
— Ta sœur qui meurt d’une maladie diagnostiquée comme une maladie dont « on ne meurt pas ». Il est vrai que juste après le décès de ta sœur, les médecins changent le diagnostic.
— Le médicament qui t’a fait un joli trou dans le ventre quand tu avais 11 ans. Aujourd’hui, on ne l’utilise plus qu’en accompagnant sa prise de la prise d’autres médicaments qui réduisent son effet « perforateur ». Ah oui, mais quand tu avais 11 ans, c’était un médicament « nouveau ». On ne savait pas.
— Oui, mais 20 ans plus tard, quand tu signales à un spécialiste la sensibilité de ton estomac à ce médicament, il te le prescrit quand même (vingt ans c’est loin), et dans la semaine qui suit tu es hospitalisé pour un nouveau trou à l’estomac.
— Et puis, encore quelques années plus tard, tu es hospitalisé pour une infection grave. Les médecins de l’hôpital cherchent « la porte d’entrée » du microbe. Tu leur signales que quelques jours avant, tu avais été opéré dans une clinique privée. Une intervention bénigne. Mais quand même, il avait fallu ouvrir. Ce n’était pas ça la « porte d’entrée » ?
... Ah bah oui, quand même, à la réflexion, quand on y pense (et certaines ne sont pas reprises ici), peut-être que des « erreurs médicales » tu en as rencontré... Alors tu en dis quoi ?
Bien sûr, partir d’une expérience personnelle, d’un « ressenti », ce n’est pas très « scientifique ». Est-ce que cela a même un intérêt quelconque ? Sans doute pas. Mais en y réfléchissant, ça m’a entraîné vers d’autres questions, d’autres problèmes, qui ne me semblent pas sans intérêt. Je reviens à mes réflexions personnelles. Comme « patient », je fais confiance aux médecins. Non pas que je les crois infaillibles. Mais je pars du constat qu’en matière de santé et de soins, ils en savent plus que moi ! C’est un peu un pari « pascalien » : je « crois » en eux parce qu’y « croire » me semble le choix le plus rationnel. En fait, au reste, ce n’est pas un choix personnel. C’est le résultat d’une éducation. Si j’ai cette attitude envers les médecins, c’est parce que ma Mère m’a éduqué dans ce sens. Donc ma confiance s’accompagne du fait que je les sais capable de faire des erreurs. L’erreur ici n’est pas un accident. Elle fait partie du paysage. Comme on dit « l’erreur est médicale » ! Cela ne veut pas dire que je sois résigné à subir l’erreur. Cela veut dire que quelque part, je suis persuadé qu’ils font (individuellement et collectivement) des erreurs, mais qu’ils sont (individuellement et collectivement) les seuls à pouvoir les éviter, les réparer. Et ma question n’est pas : font-ils ou non des erreurs ? Ma question est : quand il y a une erreur, quelles procédures mettent-ils en place, pour que cette erreur ait le moins de conséquences possibles et ne se reproduise pas ? Et là, osons le dire, j’ai un doute.
Reprenons un des exemples ci-dessus, celui de la recherche de la « porte d’entrée ». Que les médecins de l’hôpital (public) fassent « comme si » le fait que j’ai été opéré dans un clinique (privée) quelques semaines avant n’a aucun intérêt. Je comprends. Ça ne me pose aucun problème. Aucun problème si quelque part je peux penser qu’ils sont entrés en contact avec la clinique privée, qu’ils lui ont signalé qu’il y avait peut-être eu un problème lors de cette petite intervention, que la clinique privée a pris la question avec intérêt et a fait le nécessaire... Et toute mon inquiétude est là. Que les médecins (les soignants) ne me disent rien, à moi le patient, ou pas tout (au reste s’ils me disaient « tout », qu’est-ce que j’y comprendrais ?) ne m’inquiète pas. Que le type de rapports qu’ils entretiennent entre eux, les « postures » professionnelles auxquelles ils ont été formés, les rapports entre « public » et « privé »... fassent qu’en fait ils ne font rien de l’information qu’ils ont. Et que « l’erreur », si « erreur » il y a eu, ne serve à rien. Voilà qui m’inquiète.
Et me voilà entraîné vers une autre question. Une question que je me suis déjà posée sur les médecins, les soignants, le système de soins, la façon de l’administrer : celle de la forme du « contrôle ». Contrôle « interne » ou contrôle « externe » ? Le recours à la « justice » en cas d’erreur médicale est sans doute une erreur. Parce que l’accusé sera toujours un soignant, et jamais le « système de soins » dans lequel ce soignant opérait [1]. Parce que dès lors la sanction qui sera, éventuellement, appliquée à l’auteur (individuel) de l’erreur ne peut, en aucun cas, être à la source d’une amélioration (très locale ou précise ou plus large) du système. Les modes de « contrôle externe » de l’activité des soignants [2] que l’administration tente, depuis une bonne vingtaine d’années, de mettre en place sont débiles, ou pire pernicieux par les comportements de détournement qu’ils induisent.
Mais on ferait (et tout particulièrement les soignants feraient) une très grave erreur en ne comprenant pas que la mise en place, et la montée en charge, de ces procédures judiciaires et/ou administrative sont le résultat de la défaillance de leur(s) procédure(s) de « contrôle » interne. Le mot « contrôle » sonne très mal. Remplaçons-le par la notion de « rendre compte ». Dans une société démocratique, où le niveau d’information et de formation de la population augmente [3], où les soins, comme tout le reste, deviennent un objet de consommation pour lequel il s’agit de choisir le meilleur rapport qualité/prix ; dans une société où les soins de santé ont un coût socialisé (pris en charge par un système d’assurance sociale) que les pouvoirs publics vont vouloir « contrôler » ; dans une société de ce type, les soignants [4] vont devoir « rendre compte » de leur activité. Si les soignants ne se donnent pas, collectivement, les moyens de « rendre compte » de leurs activités alors les pouvoirs publics, les patients, mettront en place des procédures pour leur faire « rendre des comptes ».
Et ici la reconnaissance de « l’erreur médicale » ne sera pas un outil utile dont les soignants s’emparent pour améliorer leur exercice, mais le prétexte illusoire d’un contrôle externe de faible effet sur les pratiques.