Bernard Roy
Professeur titulaire, Faculté des sciences infirmières, Université Laval
D’abord, il me faut dire qu’en m’investissant dans la rédaction de cet article, je ressens un vif sentiment d’admiration et de respect au regard du nombre « 100 ». Que la revue Pratiques parvienne à publier un centième numéro, constitue un événement qui relève, en cette époque d’obsolescence programmée, de l’exploit.
La revue Pratiques émerge d’un acte créatif de belle envergure. En 1859, Charles Baudelaire publiait un poème dans lequel il compara le poète au prince des nuées, l’albatros. Côtoyant l’équipe de cette revue depuis quelques années, je me donne la liberté de citer une strophe du poème de Baudelaire pour, en quelque sorte, qualifier la revue Pratiques et ses nombreux contributeurs. Une revue qui, contre vents et marées, garde de la hauteur et persiste à soutenir, éclairer et accompagner les soignants.
En 1975, j’étais bien loin de m’imaginer, dans mon coin de pays québécois, qu’un jour lointain je me joindrais à l’équipe de Pratiques. En 1975, je traversais une dix-neuvième année turbulente. Ne sachant que faire de ma balourde existence, je m’inscrivais au Collège d’enseignement général et professionnel (cégep) [1] de Limoilou, en concentration philosophie.
En ce haut lieu d’études, je me sentais bien inconfortable parmi la faune des étudiants qui s’entassaient quotidiennement dans les salles de cours et dans la vaste cafétéria. Je préférais passer le plus clair de mon temps dans les effluves de marijuana qui flottaient en permanence dans les hautes sphères du café étudiant ou encore aux abords des tables de littérature des organisations de gauche. Des lieux de rencontre de pelleteurs de nuages qui désiraient, à grands coups d’idées, créer des trous dans les nuages afin de faire passer de nouveaux rayons de soleil sur de ternes existences.
Poussé par la rhétorique marxiste-léniniste de la prolétarisation, mais aussi par des impératifs d’ordre financier, j’obtenais un emploi de préposé à l’entretien ménager dans un vaste hôpital de la ville de Québec. Négligeant mes études, je travaillerai à temps plus que partiel dans ce froid univers hospitalier. De préposé à l’entretien ménager, je deviendrai, tout à tour, préposé aux bénéficiaires, brancardier, préposé à la chambre noire, puis aux archives. Un séjour hospitalier qui durera une dizaine d’années.
Dix années au cours desquelles je côtoierai, à travers ma militance, des militantes infirmières qui, pour certaines, iront offrir des soins dans le Grand Nord québécois, d’autres au Nicaragua aux côtés des révolutionnaires sandinistes, au Salvador, en Haïti et, plus tard, au Rwanda. Je côtoierai des infirmières qui créaient, au jour le jour, des programmes et des approches soignantes originales au sein des Centres locaux de services communautaires (CLSC) naissants. Des infirmières, mais aussi des organisateurs communautaires engagés auprès de communautés en quête de justice sociale.
Dix années de lecture d’ouvrages portant sur des thématiques concernant ce mot que nous utilisons à tort ou à raison… santé. Des ouvrages comme Demain la santé, de Yanick Villedieu, la revue Critère, le Rapport du Club de Rome, Némésis médicale d’Yvan Illich…
Le 8 mars 1975, Journée internationale des femmes, l’organisation « En lutte ! » [2] pour laquelle je militais me désigna, moi, le juvénile militant, pour participer à un atelier ayant pour thématique le droit à l’avortement. Une tâche, une journée, une rencontre qui induiront un tournant inattendu dans mon parcours de vie. J’y rencontrerai une militante féministe, infirmière, sage-femme, lettrée, amoureuse d’art, de chansons, des hommes et… de 16 ans mon aînée. Une rencontre digne d’un scénario de film de Colin Higgins [3].
Dix années à cogiter sur ce que je devais faire de ma vie qui prenait un coup de vieux. J’entreprendrai, en 1978, un cours d’infirmier au cégep Limoilou. Programme que j’abandonnerai après une année et demie. Pourquoi ? Parce que je ne cessais de m’obstiner avec les professeures qui, j’estimais du haut de ma prétentieuse vingtaine, nous enseignaient à nous conformer et, surtout, à ne pas réfléchir. Je ne pouvais imaginer m’enrôler dans une profession qui me contraignait à « obéir ».
Pendant quelques années, je troquerai mon projet d’uniforme blanc pour celui d’une carrière d’auteur-compositeur engagé. Enfermé dans ma bulle militante, je n’avais pas vu l’air du temps changer et le talent auquel je prétendais révélait d’évidentes limites. À ma décharge, la chanson n’avait plus la cote. À l’aube de ma troisième décennie, sans diplôme, au bord de la faillite, je rangeai ma plume, raccrochai ma guitare. Je prenais, cette fois, une décision strictement rationnelle. Il ne me restait qu’une année et demie de cours à suivre pour obtenir un diplôme collégial. J’optais pour finaliser le programme en soins infirmiers au cégep de Sainte-Foy.
Paradoxalement, en choisissant le métier d’infirmier, je m’offrais un trousseau de clefs qui me permettraient d’ouvrir toutes grandes les portes qui me mèneraient en dehors du monde hospitalier dans lequel je travaillais depuis déjà plus de dix années…
Mon diplôme en poche, mon permis de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec (OIIQ) au fond d’un tiroir, je m’engageais dans les sentiers de la militance soignante en des lieux où la créativité pouvait se déployer. Je ne pouvais concevoir offrir des soins en me contentant d’appliquer des protocoles, d’exécuter des prescriptions, de m’inscrire dans une relation verticale avec des supérieurs de tout acabit qui me dicteraient ce qui devait ou ne pouvait pas se faire. J’estimais n’avoir pour seul patron… la personne, la famille, la communauté qui nécessitaient des soins.
En juin 1986, j’entreprenais un parcours d’infirmier auprès des Innus du village d’Unamen Shipu, sur la Basse-Côte-Nord au Québec. Une rencontre qui transformera mon parcours de vie d’homme… de soignant… Pendant plus d’une décennie, je travaillerai auprès de populations innues, cries, inuit, naskapies, ainsi que de pêcheurs de la Moyenne et Basse-Côte-Nord. La pratique infirmière auprès de ces populations impliquait de travailler dans des régions éloignées des centres urbains, sans accès au réseau routier, en l’absence de médecins sur le terrain. Une pratique qui exigeait d’être en mesure d’offrir, à tout moment, des soins d’urgence de toutes natures. Au quotidien, cette pratique nécessitait d’offrir des soins de première ligne, d’assurer le suivi des patients souffrant de pathologies chroniques, les suivis de grossesse, de veiller aux soins des enfants, à l’administration des vaccins et tellement d’autres choses. Un travail soignant qui impliquait l’établissement de relations de proximité et de confiance avec les populations locales ainsi qu’avec les médecins qui, eux, se trouvaient, généralement, à des centaines de kilomètres. Comme infirmier, comme toutes mes collègues, je me retrouvais au cœur du soin, loin des yeux du médecin. Lui, malgré la distance, devait m’accorder sa confiance. Il devait se fier à mes observations, à mon jugement, aux hypothèses que j’émettais, aux désaccords que je pouvais exprimer, à ma capacité à poser des gestes souvent inédits pour moi. J’étais ses yeux, ses oreilles, son nez, ses mains… Je ne pouvais rien faire, non plus, si le patient, ses proches, sa famille et même, parfois, la communauté ne m’accordaient pas leur confiance.
Pour comprendre, pour soigner autrement, j’ai questionné, lu, discuté, fouillé… et je suis retourné aux études. J’ai cherché non pas pour devenir chercheur, professeur, mais pour servir ces gens que j’aimais et qui m’accordaient leur confiance. Un peu comme un artiste aime son public. J’ai rédigé un mémoire, une thèse, un livre, des livres, un article, des articles, non pas pour gravir les échelons du monde universitaire, mais, plutôt, pour toujours mieux comprendre et servir les gens vers qui je dirigeais mes attentions soignantes.
C’est dans cette mouvance qui débuta en 1975, qu’en 2010, à Cerisy, en France, je rencontrais pour la première fois Anne Perraut Soliveres, ainsi que Françoise Acker. Deux femmes qui, aujourd’hui, forment le cœur battant de Pratiques qui publie, aujourd’hui, son centième numéro. Plus tard, j’écrirai un premier texte puis un second, un troisième… pour la revue. Un jour, à mon grand étonnement, on m’invitera à rejoindre l’équipe de rédaction. Je m’estime privilégié de participer, depuis quelques années, quoique minimalement, à la vie de Pratiques. Une revue d’envergure, comme l’albatros de Baudelaire, qui me permet de croire, à moi comme à des centaines de lecteurs, que l’art de soigner demeure vivant, souvent en des lieux marginaux habités par des pelleteurs de nuages.