Jusqu’à quand ?

Léa Schleck
Médecin généraliste

Au début de mon exercice de médecin généraliste, je fais la connaissance de femmes de grand âge qui attendent… jusqu’à quand ?

Quand je l‘ai rencontrée, Mme H. avait 94 ans et elle en avait marre. Ses yeux ne voient plus les mots croisés, ses mains ne tiennent plus les aiguilles, ses oreilles n’entendent plus les voisins, ses jambes ne la portent plus jusqu’aux toilettes. Elle vit en Ehpad depuis quelques années et ça aussi, elle en a assez. Elle est née en Ukraine, dans les années vingt. Elle a connu la guerre et la déportation, dans les camps de l’ex-URSS. Elle a dû en voir partir des gens qu’elle aimait, elle en a déjà connu de la souffrance. En tout cas, voilà ce que je me dis.
Maintenant, elle a 94 ans, elle n’a ni faim ni froid, mais elle en a marre. Quand l’aide-soignante sent la boule dure dans son sein, elle ne veut pas en entendre parler. Elle en a marre et elle me le répète inlassablement : elle en a assez vu, elle veut mourir. J’ai suivi Mme H. pendant dix mois à l’Ehpad, jusqu’à ce que ce cancer du sein s’affirmant plus sérieusement la conduise à mourir. Pendant tous ces mois à tenter de trouver une solution au ras-le-bol de Mme H. : changer le fauteuil roulant, changer les appareils auditifs, reproposer qu’on « aille plus loin pour cette boule dans le sein », augmenter le traitement antidépresseur… j’ai agi comme si c’était une maladie d’en avoir marre quand on arrive au bout de la vie.

Mme D. a 106 ans. Elle vit à l’Ehpad depuis vingt ans… À la question : « Comment allez-vous Mme D ? », sa réponse était toujours la même : « À mon âge, comment voulez-vous que ça aille ? Ça ne peut pas aller ». Depuis trois ans, elle ne peut plus se lever de son lit et, aussi, elle est très très constipée. Mis à part cela, pas de problème médical. On prend le temps d’échanger, je suis curieuse et en plus, ça m’impressionne une femme de 106 ans, CENT SIX ANS ! Mais elle, ça ne l’impressionne pas d’être aussi âgée. Elle ne semble attendre qu’une chose : que ça s’arrête ! Un jour, elle me dit : « Ça y est, j’ai passé le pire jour de l’année : mon anniversaire. Je déteste mon anniversaire, parce que ça veut dire que ça fait une année de plus que je suis là, alors que je n’ai plus rien à y faire ». En même temps, c’est pas faux, 106 ans, ça fait long. Pourtant, de la visite, elle en avait tous les jours ! Quand elle est décédée, après être parvenue à soulager tant bien que mal ses douleurs en fin de vie, au fond, j’étais contente pour elle : l’attente était enfin finie.

Dans la prise en charge médicale du vieillissement, on tente en permanence de lutter contre les effets « physiologiques » de l’âge : on vient suppléer/soutenir les organes qui fatiguent, on perfuse, on dialyse, on accélère le transit, on régule le rythme cardiaque, on baisse la glycémie… On est aussi attachés à accompagner pour « bien vieillir » : à la maison, sans avoir mal, en gardant de la « qualité de vie », sans déprime ; on met des aides en place, on remplit des dossiers pour changer la douche, on anime les après-midi à l’Ehpad… Mais quand une vieille dame du bout de la vie me dit : « Docteure, j’en ai marre, j’en ai juste marre de la vie, parce que là, elle est trop longue », je ne sais tout simplement plus quoi prescrire.


par Léa Schleck, Pratiques N°92, février 2021

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