Marie Vonderscher, anciennement infirmière, chargée de projet en promotion de la santé
J’avais 17 ans quand je suis rentrée à l’IFSI, « l’école d’infirmières », en 1998. Je ne connaissais pas le milieu hospitalier, je ne connaissais pas le monde du travail.
J’étais une littéraire, j’avais adoré découvrir la philosophie pendant une année, j’avais des idéaux. Je voulais contribuer, aider les gens, réparer, voyager. Il y avait un IFSI dans ma ville, les études n’étaient pas trop longues, c’était parti. J’avais tellement idéalisé ce métier.
Ce que je vais décrire ne concerne bien entendu que mon parcours, et sa reconstruction par mes souvenirs au fil des vingt ans qui se sont écoulés. Que toutes les personnes investies et bienveillantes que j’ai croisées ou qui me lisent me pardonnent. Mais j’ai de bonnes raisons de penser – je suis même convaincue – qu’au-delà de mon expérience individuelle, il existe une violence systémique au sein de la profession infirmière en France.
L’atterrissage forcé a été rapide. Premier stage en crèche, des enfants qu’on met au coin, des enfants dont on coince la chaise sous la table pour qu’ils arrêtent de bouger, des enfants à qui on dit : « t’es pas beau quand tu pleures, va te cacher ». J’étais choquée. Ces personnes ne connaissent pas Dolto ? Alors il y a deux mondes, celui des livres, et la vraie vie ?
Deuxième stage en maison de retraite, des personnes qu’on n’écoute pas, des personnes pour qui on n’a pas le temps, des personnes qui disent qu’elles veulent mourir et qu’on force à manger, des personnes laissées nues sur les toilettes trop longtemps parce que au milieu du reste, on les a oubliées, des collègues à qui on ne dit pas bonjour parce que les plannings sont encore une fois en leur faveur.
Des responsables de service qu’on appelait « les surveillantes ».
Des équipes indisponibles pour accueillir et accompagner des stagiaires, on était une main-d’œuvre gratuite, c’était déjà ça, mais de là à nous proposer une chaise ou un café…
Je n’arrivais pas à m’adapter à ces équipes, je n’avais pas les codes et je ne voulais pas les apprendre. J’étais révoltée.
À l’IFSI, le verdict est rapidement tombé : j’étais immature. La plus jeune de la promotion, logique. Trop sensible, trop idéaliste, pas assez professionnelle. Je l’ai cru.
On avait bien un module qui s’appelait « relation d’aide thérapeutique ». Les quelques notions qu’il m’en reste, c’est qu’il faut écouter, écouter et toujours écouter (impossible dans les conditions de travail proposées), surtout sans intervenir (inhumain), encore moins pour parler de soi (la fameuse distance thérapeutique), que c’est mieux de mettre une alliance pour faire croire qu’on est mariée (surtout en psychiatrie), que les blouses doivent être un peu trop grandes pour dissimuler les formes du corps. La négation de soi. Sois passive et cache-toi.
Je m’accrochais, mes notes restaient correctes, ma capacité à apprendre par cœur des choses dont je ne voyais pas l’intérêt était suffisante. Je n’en voyais pas l’intérêt parce qu’il était clair pour moi qu’on ne me demanderait jamais mon avis, que dans cette fonction, il s’agissait juste d’exécuter ce qui était décidé par d’autres.
Je doutais de mes compétences techniques, j’étais tellement envahie par d’autres questionnements sur le sens, la bienveillance, la souffrance, que j’avais une peur terrible et invalidante de faire une erreur d’inattention. Il planait aussi toujours l’histoire de cette étudiante qui, quelques années auparavant, avait causé la mort d’une enfant en pédiatrie suite à une erreur de calcul de dose. Notre responsabilité est immense et je ne remets évidemment pas en cause la vigilance absolue dont il nous faut faire preuve, mais je questionne plutôt ici la culture de la peur qui était suralimentée par les formatrices, au risque d’entraver les capacités d’action des étudiantes et des étudiants.
Les stages en psychiatrie m’ont gardée en lien avec le métier et la formation. Même si j’étais témoin de violences institutionnelles ahurissantes (qui n’a jamais vu un patient qu’on fait ressortir du bureau parce qu’il n’a pas frappé à la porte ou pas attendu la réponse avant de rentrer ?), on avait du temps.
Parler avec les patients avait une place et portait même un nom : les entretiens infirmiers. Je faisais comme je pouvais avec qui j’étais, mais j’avais au moins l’impression d’exister dans mon travail, et d’être présente pour des gens qui étaient loin dans leur solitude.
Et puis, en fin de deuxième année, deux évènements se sont produits. À l’évidence, j’ai commis l’irréparable.
À l’issue d’un stage en psychiatrie, un patient est venu devant l’IFSI pour m’apporter un bouquet de fleurs. Jusqu’ici, tout était encore à peu près tolérable. Mais j’ai fait l’erreur fatale d’accepter le bouquet, ce qui a fait de moi une personne irresponsable et a fait grand bruit dans l’équipe de l’IFSI. J’ai été convoquée pour justifier de mes faits. Que cela ne se reproduise plus, et à l’avenir n’oubliez pas de porter une alliance.
Puis, au cours d’un autre stage en médecine, j’avais apporté un plateau-repas à une patiente âgée qui ne s’alimentait plus. Sans surprise, la dame n’avait pas touché son plateau et, quand je suis revenue pour récupérer le plateau intact, j’ai vu le fromage blanc avec la crème de marrons dessus (j’adore ça !). C’est alors que j’ai plongé mon doigt dans le ramequin pour récupérer la crème de marrons et la manger. Oui c’était une erreur, fut-elle humaine.
On m’a vue. L’IFSI a été appelé aussitôt, cette fois c’en était trop. On m’a invitée à réfléchir sérieusement à mon orientation professionnelle. En pleurs, je suis descendue au vestiaire au sous-sol de l’hôpital, je me souviens d’avoir jeté mes blouses dans un container avec le panache de mes 18 ans, et de me diriger vers l’IFSI pour dire à la directrice tout ce dont cette délicieuse colère me donnait le courage.
J’ai été interceptée par Christiane, cette formatrice OVNI qui dénotait dans l’équipe. Qui expliquait les choses simplement, qui nous disait qu’on pouvait la tutoyer, que si on n’était pas disposé à écouter son cours, on pouvait sortir. Je me souviens de cette expression qu’elle m’a dite ce jour-là : tu as des antennes. Et puis, tu captes plein de choses, tu seras une très bonne infirmière, on a besoin de personnes comme toi dans le métier. Elle m’a conseillé de lire un livre d’Isabelle Filliozat sur les émotions, un nouvel univers qui s’ouvrait.
Christiane n’est plus là aujourd’hui, je lui suis infiniment reconnaissante. Elle m’a crue et elle a cru en moi. Tutrice de résilience. Je pense également à d’autres infirmières investies, sérieuses, douces, dynamiques, solaires, qui m’ont inspirée tout au long de mon parcours. Je pense aussi à toutes celles qui, parmi elles, se sont épuisées à porter sur leur dos tant de dysfonctionnements sans être soutenues.
La fin de mes études s’est passée tranquillement, j’ai eu mon diplôme sans problème. J’ai été infirmière pendant quinze ans, j’ai travaillé en psychiatrie, dans le social, en ONG, en crèche. Depuis, j’ai suivi d’autres études et je travaille désormais comme chargée de projet dans une association de promotion de la santé.
Longtemps, je me suis sentie lâche d’avoir déserté l’hôpital. De me contenter de critiquer le système sans essayer de le changer de l’intérieur. Culpabilité de ne pas assumer une mission impossible. C’est passé, j’ai appris la bienveillance avec moi-même qu’on ne m‘avait pas apprise à l’école des soignantes. Je regrette d’écrire encore tout ça au féminin, les infirmières, les soignantes. On sait que la féminisation d’un corps de métier ne le tire pas vers le haut quand il s’agit de faire avancer ses droits.
Des solutions existent, elles sont politiques. Prendre soin des êtres. Repenser intrinsèquement la formation des infirmiers et infirmières, tenir compte des compétences psychosociales de toutes les personnes, horizontaliser la hiérarchie, garantir des conditions de travail décentes, formaliser des temps de supervision et d’analyse de pratiques, permettre l’accès à la formation continue. Oublier la santé chiffrée, intégrer une bonne fois pour toutes que les soins de santé ont une valeur, et un coût.
Multiplier les personnes comme Christiane, explorer les émotions, libérer les antennes !
J’ai passé du temps dans les hôpitaux ces dernières années pour des raisons personnelles et familiales. J’ai mesuré à nouveau l’immense vulnérabilité qui est celle de toute personne hospitalisée, soignante ou pas, informée ou pas. Le pouvoir sur nos existences que l’on confère d’office aux personnes qui nous soignent. Les petites choses fragiles et suspendues que la souffrance et la peur peuvent faire de nous.
J’observe toujours les équipes avec tendresse, leurs gestes, leur jargon, leurs paroles qui rendent la maladie plus légère, leur agacement, leurs cernes.
En 2020, je n’ai pas applaudi le soir à ma fenêtre, j’y voyais trop de condescendance. Mais je renouvelle toute ma gratitude aux équipes soignantes qui résistent, et tout mon soutien à ceux et celles qui choisissent de partir.
De mon côté, j’ai trouvé d’autres espaces, moins rudes, pour mettre en acte mes valeurs sans y laisser ma propre santé.