Isabelle Robard,
docteur en droit, chargée d’enseignement en Faculté de droit
L’information nutritionnelle organisée par l’État est un phénomène récent. C’est à la sortie des premiers ANC (apports nutritionnels conseillés) parus en 2000, sous l’égide de l’AFSSA (devenue en juillet 2010 l’ANSES, Agence nationale chargée de la sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail), que l’Agence française de sécurité sanitaire sous triple tutelle ministérielle va émettre les premières recommandations nutritionnelles. Ces ANC doublés du lancement du PNNS (programme national nutrition santé) par les pouvoirs publics français, feront que désormais l’État se mêle officiellement d’alimentation. L’information nutritionnelle provient de trois sources essentielles, démontrant des liens très étroits entre industrie et recommandations. Pourtant, le législateur a essayé de juguler la problématique des conflits d’intérêts. Comme toujours en France, c’est à chaque grave crise sanitaire que les réformes se sont faites. L’affaire du Médiator® n’échappe pas à cette règle et entraîne des conséquences en matière d’information nutritionnelle :
L’information nutritionnelle : entre science et propagande
Les Français ne savent plus où donner de la tête, recevant au moins trois types d’informations nutritionnelles : l’information en provenance des industriels, du PNNS/ou programmes d’État et des agences gouvernementales.
Quand l’industrie communique par des comités scientifiques
Concrètement, chaque grande filière alimentaire est organisée avec un comité scientifique généralement constitué sous forme d’association Loi 1901 qui lui est rattachée. Il nous aura fallu plus de trois ans d’enquête (Santé, mensonges et propagande, Thierry Souccar et Isabelle Robard, Ed Seuil) pour analyser toutes les ramifications entre industrie agroalimentaire et sachants/scientifiques. La diversité dans ce domaine est immense : du Centre d’Information des Viandes (CIV), en passant par le comité scientifique du centre d’information des charcuteries (CIC), ou celui du pain, le Comité national pour la promotion de l’œuf, le CEDUS (Centre d’Études et de Documentations du Sucre)...
Il est donc très important pour le consommateur de pouvoir déceler d’où vient l’information, car elle sera nécessairement élogieuse lorsqu’elle émane des industriels. Les enjeux sont d’autant plus importants que le chiffre d’affaires de l’industrie agroalimentaire est en 2009 de 139 milliards d’euros. Toujours 1er secteur économique devant l’industrie automobile, 1er exportateur mondial avec une force de frappe économique trois fois supérieure à celle de l’industrie pharmaceutique (40 milliards d’euros).
Le PNNS et le PNA
Nous avions expliqué que lors du lancement du 1er PNNS en 2001, son patron déclarait de nombreux liens avec différentes filières de l’agroalimentaire. Reconduit dans ses fonctions, il est actuellement patron du 3e PNNS et siège au Haut Conseil de la santé publique dans la commission « prévention, éducation et promotion de la santé ».
À ce PNNS s’est ajouté un plan obésité, puis le vote en 2010 d’un programme gouvernemental quinquennal relatif à la santé et à la nutrition formalisé par le Code de la santé publique et également, un programme national pour l’alimentation dans le Code rural. Bref, l’État ne s’est jamais autant mêlé de la santé et de la nutrition des Français.
Le Programme national pour l’alimentation présenté par le gouvernement en septembre 2010, sous le slogan « Bien manger c’est l’affaire de tous », programme interministériel piloté par le ministère de l’Agriculture, est présenté sur un portail public. Pour autant, on notera que parmi les liens avec des institutions diverses comme le ministère de la Santé, des liens sont établis avec la Maison du Lait (CNIEL), le site des produits laitiers relevant du CNIEL et, un lien avec l’Observatoire CNIEL des habitudes alimentaires (OCHA).
On remarque donc que là encore les programmes d’État sont en lien avec les industriels.
L’information en provenance des agences gouvernementales : de l’AFSSA à l’ANSES
C’est suite à l’affaire du sang contaminé et du célèbre « responsable mais pas coupable » que l’Agence du médicament sera créée en 1993. Son directeur général rappellera en 1996 que « la neutralité et l’impartialité du service public sont, en matière de santé publique plus encore que dans les autres domaines, des garanties indispensables pour l’exercice des missions de service public ».
Suite à l’affaire de la « vache folle », l’Agence du médicament sera scindée en deux agences : AFSSAPS et AFSSA. Le mot d’ordre de la loi de 1998 : « ... Il faut que l’Agence de sécurité sanitaire des aliments soit un centre d’expertise indépendant... Mais il faut essentiellement qu’elle acquière, auprès de l’opinion, une crédibilité qui ne pourra lui être assurée que par son indépendance par rapport au pouvoir politique et au pouvoir économique » selon les propos du sénateur Charles Descours. Pour autant, qu’est-il advenu de ces belles intentions ?
En 2004, nous avions analysé que, sur la totalité des experts, 64 % affichaient des liens, après avoir eu des difficultés pour obtenir les déclarations d’intérêts qui n’étaient pas visibles sur Internet à l’époque. L’AFSSA détenait un comité de vingt-neuf experts nutrition au moment de notre enquête et nous avions noté un seul expert indépendant, vingt ayant des liens avec l’industrie laitière et dix-neuf avec l’industrie céréalière.
Aujourd’hui, l’AFSSA devenue ANSES comporte le même type d’organisation avec des comités d’experts spécialisés, dont celui qui nous intéresse tout particulièrement, le Comité experts nutrition humaine. Vingt-trois membres composent ce comité. Sur vingt-trois, deux ne déclarent aucun lien. Quatorze membres sur vingt-trois ont des liens avec un groupe leader de l’industrie agroalimentaire (comportant des branches comme l’eau, le lait ou la biscuiterie), soit plus de la moitié. Sur ces quatorze membres, un détient des actions, un autre est membre associé de l’Institut scientifique de ce géant de l’agroalimentaire et six sont simples membres du même institut.
Paravents juridiques aux conflits d’intérêts : de 1993 à la réforme liée à l’affaire du Médiator®
Les déclarations d’intérêts
Lors de la création de l’Agence du médicament (AFSSAPS) en 1993, son premier directeur général, M. Didier Tabuteau, demandera, alors que la loi n’a encore rien prévu à ce sujet, à l’industrie de déclarer ses liens, ce qui provoquera de vives réactions. Un système de déclaration d’intérêts sera mis factuellement en place, système consacré par une loi en 1998 qui s’appliquera donc aux deux agences sanitaires : AFSSA et AFSSAPS, système pérennisé et accentué aujourd’hui pour toutes les agences. Difficilement accessibles au début, ces déclarations sont désormais en ligne sur les sites Internet des agences et organismes respectifs, tel le Haut comité de santé publique. L’obligation consiste à déclarer ses liens directs et indirects sur les cinq dernières années pour soi et les membres de sa famille. Nous avions noté à l’époque de notre enquête, menée à partir de 2000, que certains experts ne déclaraient pas leurs liens et entraient en fonction tout de même. Et nous écrivions « pas de déclaration, pas de fonction ». Nous évoquions aussi l’absence de sanction en cas de fausses déclarations. Le projet de loi n° 3714 relatif au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé déposé en août 2011 apporte deux améliorations sur ces points. Désormais, l’expert doit remplir sa déclaration avant d’intervenir et, d’autre part, des sanctions pénales sont prévues à hauteur de 30 000 euros d’amende si la déclaration n’est pas remplie ou modifiée ou mensongère, permettant ainsi de pallier l’autre insuffisance que nous avions notée : ne refaire une déclaration qu’en cas de changement de liens. Or, il y avait fort à parier que très peu d’experts fassent des modifications en cours de mandat, leur nomination étant faite pour trois ans. Également, la condamnation pénale peut être publiée. À ce nouvel arsenal, allant dans le sens d’une plus grande transparence, notons que les séances des commissions peuvent être rendues publiques et enregistrées avec mise en ligne Internet.
La loi droits des malades : exprimer ses liens publiquement
Cette loi du 4 mars 2002 marque une vraie révolution dans le droit de la santé et parle de « démocratie sanitaire », signifiant que le système de santé est censé se mettre en place dans la transparence et dans l’intérêt suprême des Français.
Comblant ainsi un retard important vis-à-vis de nos partenaires européens, ce texte consacrera enfin l’accès direct au dossier médical. Comment se fait-il que, dans un État de droit, le Français puisse accéder à son dossier médical, mais ne puisse pas accéder à une information objective en matière nutritionnelle susceptible d’avoir des conséquences sur sa santé ?
Or, cette loi de 2002 va aller encore plus loin que celle de 1998, en prévoyant que désormais les sachants, lorsqu’ils s’expriment par écrit ou oralement en public, doivent indiquer s’ils ont des liens avec les laboratoires produisant le produit de santé concerné, des sanctions disciplinaires étant prévues, tandis qu’un décret du 25 mars 2007 en précise les modalités pratiques.
Ce décret élargit l’application de cette obligation aux membres des conseils et des commissions de toutes les agences et instituts et directions institutionnelles touchant à la santé et aux personnes qui leur apportent concours ou collaborent aux travaux de ces organismes, même s’ils ne sont pas professionnels de santé.
Pourtant, cette nouvelle règle juridicoéthique présente des lacunes manifestes que j’avais déjà dénoncées. Elle ne prévoit pas de sanctions pénales, mais uniquement des sanctions disciplinaires ; elle ne concerne que les professions de santé réglementées. Or, de nombreux experts et sachants ne sont pas médecins ou paramédicaux. Enfin, et c’est une lacune lourde de conséquences pour notre sujet, elle ne vise que les produits de santé. Or, selon la définition juridique du produit de santé, les aliments, les produits agroalimentaires et les compléments alimentaires n’entrent pas dans cette catégorie juridique de produits. En conséquence, cette obligation ne peut pas s’appliquer pour tout le secteur agroalimentaire. J’avais eu l’occasion de solliciter un rendez-vous ministériel auprès de la ministre de la Santé par lettre du 30 septembre 2008 pour lui faire part « d’une impossibilité concrète d’applicabilité » de cette loi dans le secteur alimentaire.
Le dernier projet de loi prévoit que les laboratoires doivent rendre publiques toutes les conventions passées avec les professionnels de santé, les associations de tels professionnels, les étudiants en médecine, les sociétés savantes ... Grand progrès mais qui, là encore, ne touche pas le secteur agroalimentaire.
La prise illégale d’intérêt : une infraction pénale applicable en matière de santé publique
Hormis les sanctions disciplinaires, la prise illégale d’intérêts, réprimée par le Code pénal, est punie de cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende. Elle se définit en l’espèce comme le fait de prendre part à une délibération alors que le sachant ou l’expert aurait un intérêt direct ou indirect à l’objet de la délibération. En réalité, concrètement, l’expert doit se retirer, si, sur le thème abordé par le comité, il y a pour lui conflits d’intérêts. Les pouvoirs publics ne s’y sont pas trompés, et l’ont réaffirmé dans le dernier projet de loi déclaré d’urgence suite à l’affaire du Médiator®.
Conclusion
Lancé en 2000, l’objectif affiché du PNNS était de « réduire à l’horizon de 2005 de 20 % la prévalence de l’obésité et du surpoids chez les adultes », obésité formant le cortège de nombreuses pathologies. Selon l’enquête OBEPI, en 2009, 31,9 % des Français adultes de plus de 18 ans sont en surpoids et 14,5 % sont obèses tandis qu’entre 2006 et 2009, on note une augmentation de 10,7 % de la prévalence de l’obésité.
Il faudra également bien comprendre, et ce point n’est pas abordé dans la nouvelle réforme, que l’expertise française ne peut être franco-française car, sur de nombreux sujets comme par exemple l’index glycémique, les plus grands experts ne se situent pas en France, mais à l’étranger. Pour autant, les experts étrangers ne sont pas entendus pas les agences. Point non abordé dans la réforme : la course aux publications scientifiques dont les recherches sont financées par les industriels.
De même, nous demandions dès 2004 que les avis minoritaires soient portés à la connaissance du public, écrivant que les avis minoritaires d’aujourd’hui peuvent être la réalité scientifique de demain. C’est chose faite avec la réforme indiquant que « l’agence rend publics l’ordre du jour, les comptes rendus, assortis des détails et explications des votes, y compris les opinions minoritaires, à l’exclusion de toute information présentant un caractère de confidentialité industrielle ou commerciale ou relevant du secret médical... ». Reste à voir comment se feront les mesures d’application avec les décrets, en espérant que « les confidentialités commerciales », par le poids des lobbies, ne prendront pas le dessus sur la transparence due aux Français.