Le beurre et l’argent du beurre

L’information sur les laitages et la santé en France est verrouillée par l’industrie laitière. En jeu : les milliards d’euros issus de la surconsommation alimentée par des messages fallacieux sur la santé osseuse.

Thierry Souccar [1].
Directeur de la rédaction de lanutrition.fr,
membre de l’American College of Nutrition

Conflits d’intérêt massifs et répétés jusqu’au plus haut niveau des institutions, information biaisée ou dévoyée, censure, dénigrement ou intimidation... Ce n’est pas une série télévisée américaine, mais les agissements de l’industrie laitière en France. Cette industrie réalise dans notre pays un chiffre d’affaires de 24 milliards d’euros. Une partie de cet argent est réinvesti dans un marketing particulièrement agressif : avec 521 millions d’euros en 2009, l’industrie laitière est le premier investisseur publicitaire dans l’alimentation. Mais il faut rajouter à ce chiffre la gamme très créative d’outils de propagande relayés par le corps médical, les pouvoirs publics, et même l’Education nationale. Le message ne change pas : mangeons chaque jour trois à quatre laitages pour avoir des os solides.
L’idée qu’il faudrait consommer chaque jour une grande quantité de laitages pour prévenir l’ostéoporose est en soi absurde, puisque cette maladie n’existait pas avant l’introduction de l’élevage, n’existe pas là où l’on ne consomme pas de laitages et ne recule pas avec une consommation plus élevée ! Il s’agit au contraire d’une maladie de civilisation caractérisée par un mode de vie sédentaire, dans lequel les laitages occupent une part importante, comme l’excès de protéines animales, de céréales et de sel.
Les laitages ont été introduits très tardivement dans l’histoire de l’évolution, puisqu’ils apparaissent seulement au néolithique avec l’élevage. L’espèce humaine n’en a donc jamais consommé pendant sept millions d’années et continue pour l’essentiel à les ignorer : 10 000 ans après leur introduction, les laitages ne sont consommés régulièrement que par un quart des habitants de la planète.

C’est ainsi que tout a commencé... 
L’idée bizarre de faire d’un aliment si marginal une arme quasi-magique contre les fractures osseuses est née dans les années 1920, aux États-Unis. On croyait alors que le calcium décidait en grande partie de la santé osseuse (c’est faux). Les besoins journaliers minimums en calcium avaient été correctement estimés par les chercheurs américains autour de 450 mg. L’alimentation en fournissait 750 mg en moyenne. Si les apports moyens en calcium de la population américaine étaient donc supérieurs aux besoins, les apports en protéines étaient, eux, très largement supérieurs aux besoins, du fait d’une surconsommation de viande. Or on avait dès cette époque identifié un des ressorts de l’équilibre acid-basique du corps : un excès de protéines animales (acidifiantes) oblige le corps à puiser dans les réserves alcalines de calcium osseux, d’où une fuite de calcium. Comment compenser ?

On aurait pu décourager la consommation de viande et encourager celle de fruits et légumes, car ces aliments renferment des sels de potassium alcalins. Les nutritionnistes ont choisi une autre voie : la promotion de la surconsommation de calcium [2] ! Les progrès de la conservation permettant d’amener du lait de vache au cœur même des villes, il devenait naturel d’encourager la population américaine à manger du lait, du yaourt, du fromage ou des crèmes glacées plus que de nécessaire afin de surconsommer du calcium dans les proportions de la surconsommation de viande.
Ce mouvement va se renforcer après la deuxième guerre, alors que l’objectif premier du Plan Marshall est de reconstruire l’agriculture européenne pour nourrir les populations. L’élevage et les laitages y jouent un rôle central. Le 18 septembre 1954, Pierre Mendès-France, président du Conseil, annonce qu’il sera bientôt servi chaque jour aux écoliers et aux militaires un verre de lait avec du sucre, de quoi les rendre « studieux, solides, forts et vigoureux ». Sous la pression du lobby laitier, les laitages deviennent un groupe alimentaire à part entière et depuis 2001, le Programme National Nutrition Santé (PNNS) s’est aligné sur le message de l’industrie laitière pour conseiller lui aussi trois à quatre portions de laitages par jour pour prévenir les fractures.

Science dévoyée 
En quatre-vingts ans de publication scientifique, des dizaines d’études indépendantes ont tenté d’apporter la preuve que le calcium prévient les fractures de l’ostéoporose, en vain [3] [4]. Des dizaines d’études épidémiologiques et cliniques ont été menées pour savoir si les laitages préviennent ces mêmes fractures. Toutes ont répondu négativement [5] [6] [7] [8] [9]. L’affaire est donc entendue, au moins sur le plan scientifique.
Comment dès lors peut-on continuer à faire croire que les laitages sont efficaces et baser des recommandations nutritionnelles sur des croyances fallacieuses ?
Ce tour de passe-passe est exécuté grâce à l’intrusion d’un « marqueur intermédiaire », la mesure de la densité osseuse. Ce sont les laboratoires pharmaceutiques qui, dans les années 1990, ont réussi à imposer la mesure de la densité osseuse comme critère de choix de la santé osseuse, un peu comme le niveau de cholestérol dans le sang s’est imposé abusivement comme juge de paix du risque cardiovasculaire.

Incapable de démontrer quoi que ce soit côté fractures, l’industrie laitière a vu de suite l’intérêt de la densité osseuse, car une consommation élevée de laitages augmente transitoirement cette densité osseuse. Il lui a dès lors suffi de financer de petites études d’intervention au cours desquelles après avoir avalé des laitages, des adolescentes ou des femmes ménopausées ont vu leur densité osseuse à certains sites varier à la marge, pour accréditer de manière subliminale l’efficacité des laitages. Mais la densité osseuse prédit-elle le risque de fractures ? On sait aujourd’hui que ce n’est pas le cas [10]. Pour estimer ce risque, l’OMS utilise d’ailleurs un outil de dépistage des fractures d’ostéoporose (appelé FRAX) qui ne prend pas en
compte la densité minérale osseuse.

Caisse de résonance 
Pour diffuser ses études sur la densité osseuse et étouffer la petite voix des études négatives sur les fractures, l’industrie laitière a mis les moyens. Objectif : établir des liens étroits avec médecins, journalistes et relais d’opinion. En France, la Fédération nationale des producteurs de lait, la Fédération nationale des coopératives laitières et la Fédération nationale des industries laitières ont créé une structure ad hoc, le Centre national interprofessionnel de l’économie laitière (CNIEL). Le CNIEL a accouché en 1981 d’une autre structure, le CIDIL (Centre interprofessionnel de documentation et d’information laitières). Le CIDIL contribue selon sa propre profession de foi « au développement de la consommation du lait et des produits laitiers, par des programmes de promotion collective ». Le CIDIL porte la bonne parole laitière aux médecins et au grand public. Aux médecins, en finançant des numéros spéciaux de la presse médicale pour rappeler l’intérêt du calcium laitier. Ou en montant des conférences. Enfin, au début des années 1990 a été créé le Centre de recherche et d’information nutritionnelles (CERIN) qui se présente comme « un organisme scientifique dont la mission est de favoriser le développement et la diffusion des connaissances sur les relations entre alimentation et santé ». Il s’agit en réalité d’une autre structure de propagande, qui finance des colloques et des brochures à la gloire des laitages pour le grand public.

Corps médical sous influence 
L’industrie laitière contribue au financement de structures acquises à la cause des industriels comme l’Institut français pour la nutrition (IFN) où se recrutent les médecins et chercheurs qui porteront la bonne parole. Elle finance également des « sociétés savantes » stratégiques et médiatisées, comme la Société française de pédiatrie (SFP) ou le Groupement de recherche et d’information sur l’ostéoporose (GRIO). Par exemple, la SFP reçoit un financement du Syndicat des aliments de l’enfance, une organisation créée par Blédina, Candia, Lactalis, Laiterie de Montaigu, Laits Materna, Mead Johnson, Milupa/Nutricia, Nestlé, Régilait, Sodilac, etc. Coïncidence ? Ces sociétés savantes donnent volontiers leur caution médicale aux messages en faveur des trois à quatre laitages par jour.

Dans un éditorial publié en novembre 2008 dans les Archives de Pédiatrie, plusieurs membres de la Société française de pédiatrie défendaient ainsi la consommation massive de lait de vache comme moyen d’améliorer la santé des plus jeunes et des moins jeunes, accusant ceux qui professaient autrement de mettre la santé des enfants en danger. Cet éditorial, qui occultait soigneusement les données bibliographiques indépendantes, a été largement diffusé par l’industrie laitière comme preuve de l’engagement des médecins en faveur des laitages. Les Archives de Pédiatrie, qui sont administrées par la SFP, ont reçu de ma part en réponse le 25 novembre 2008 une mise au point résumant les données de la littérature scientifique sur les laitages et la santé. Le 13 décembre, le journal m’a répondu qu’il ne pouvait publier le texte en l’état. Motif : le « manuscrit est beaucoup trop long avec beaucoup trop de références » pour une lettre aux Archives de Pédiatrie. Qu’à cela ne tienne, le 29 janvier 2009, une nouvelle mouture de l’article a été soumise à la rédaction non plus en « courrier », mais sous la forme d’un article de synthèse. Cette fois, les contraintes de longueur étaient respectées et rien en théorie ne s’opposait à sa publication. Mais le 2 mars, le directeur de la rédaction, me répondait ceci : « Quelles que soient les qualités de votre réflexion (sic) sur le sujet concerné, notre vocation n’est pas de publier le genre de document que vous nous soumettez. Je suis donc au regret de vous informer (re-sic) que votre manuscrit ne peut être publié dans les Archives de Pédiatrie. » La « vocation » des Archives de Pédiatrie serait-elle de ne publier que des articles qui flattent leurs sponsors ?

Conflits d’intérêt 
Au fil des années, l’industrie laitière a enrôlé un nombre considérable de médecins et de chercheurs dans des comités scientifiques bidon, des études scientifiques complaisantes, des colloques de circonstance. Ces liens sont rarement portés à la connaissance du public. Il a fallu attendre 2004 et la parution au Seuil de Santé, mensonges et propagande, le document que j’ai écrit avec Isabelle Robard, pour commencer de prendre la mesure du phénomène, avec vingt des vingt-neuf experts du comité de nutrition humaine de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments ayant des liens avec l’industrie laitière à l’époque. Le directeur scientifique de l’AFSSA était membre du conseil scientifique de Danone. Quant aux apports conseillés en calcium de 2001, qui mettent l’accent sur l’intérêt des laitages, ils ont été rédigés par un scientifique membre à l’époque de l’Institut Candia. Cette information n’a pas été portée à la connaissance du public.
Les Archives de pédiatrie, qui publiaient en 2008 l’éditorial musclé des pédiatres pro-laitiers, se sont bien gardées de faire état des liens qui unissaient les auteurs médecins aux industriels. L’auteur principal de l’éditorial est membre de l’Institut Danone. Un autre professeur co-signataire, préside l’Institut Danone. Un autre encore est conseil scientifique de Syndifrais, l’intersyndicale des producteurs de produits laitiers. Un autre cosignataire, également membre de l’Afssa, a des liens avec plusieurs fabricants de laits artificiels : Nestlé, Mead-Johnson et Nutricia. D’autres encore interviennent régulièrement dans des conférences payées par l’industrie.
Le principal responsable du Programme national nutrition santé est resté longtemps parallèlement membre du conseil scientifique de Candia. Après que cette information ait été publiée dans Santé mensonges et propagande, ce médecin s’est démis de ses fonctions chez l’industriel. Mais on le retrouve aujourd’hui... comme membre de l’Institut Danone, avec soixante dix-sept autres confrères, tous très médiatisés. Leurs interventions dans la presse, souvent en faveur des laitages, ne s’accompagnent jamais du rappel des liens qui les unissent à un industriel.

Dénigrement et intimidations 
L’industrie laitière veille au grain. Si les études favorables sur la densité osseuse sont mises en avant, les oiseaux de mauvais augure se font clouer le bec. La plupart des émissions radio et télévisées auxquelles Isabelle Robard et moi-même avons été invités sur le thème des laitages ont été annulées, parfois quelques heures avant le passage en studio, ou nos propos ont été censurés après enregistrement. Y compris dans l’audiovisuel public. Lorsque j’ai pu prendre la parole, les journalistes de la presse écrite ou audiovisuelle qui m’avaient invité ont été soumis à une pression insupportable des annonceurs ou de médecins téléguidés par l’industrie. Aux États-Unis, mon ami le Pr Walter Willett, qui dirige à Harvard la plus importante unité de recherche en nutrition au monde et tient sur les laitages le même discours, a bien accès aux médias, mais pas à la plupart des colloques financés sur fonds privés.
Cependant, tous les médias ne se laissent pas intimider. L’industrie laitière utilise donc une autre stratégie : discréditer le discours des scientifiques indépendants en faisant passer ceux qui ne pensent pas comme elle pour des extrémistes dangereux et/ou des charlatans. Pour cela ont été inventés des « éléments de langage » comme : « anti-lait » et « pseudo-scientifique ». Ces éléments de langage sont réutilisés par les amis de l’industrie laitière. Le terme « anti-lait » se retrouve dans plusieurs présentations récentes, dont une délivrée au début de l’été 2011 par le responsable d’un Institut de Lille, qui reçoit pour ses recherches un financement de Danone. Encore une coïncidence. On le retrouve aussi dans un long article en faveur des laitages publié au printemps par un magazine de gastronomie, qui donnait la parole à un médecin membre de l’Institut Danone. Leurs liens avec l’industrie laitière restent inconnus du public.
A partir du début des années 2000, j’ai publié plusieurs articles faisant état d’un risque accru de cancer de la prostate avec une consommation élevée de laitages. Ces articles ont créé un émoi compréhensible dans l’industrie laitière. La réaction ne s’est pas fait attendre. Dans un document officiel de 2003 censé faire référence sur les relations entre alimentation et cancer, le PNNS et son directeur (alors membre de l’Institut Candia) écrivaient qu’on ne peut « en aucun cas mettre en accusation le lait et les produits laitiers en termes de risque de cancer ». Prétendre le contraire, serait, selon le PNNS, propager des « idées fausses pseudo-scientifiques » qu’il est particulièrement important de « battre en brèche. »
Mais il faut parfois savoir garder sa langue dans sa poche. En mars 2006, ce médecin apparaissait (on l’imagine, malgré lui) comme cosignataire d’une étude dans laquelle un risque accru de cancer de la prostate était observé chez les hommes qui consommaient le plus de laitages et de calcium par rapport à ceux qui en consommaient le moins. Ce n’était ni la première, ni la dernière.
Entre 1999 et 2007, la consommation de laitages a baissé de 12 % en France.


par Thierry Souccar, Pratiques N°56, février 2012

Documents joints


[1Thierry Souccar est l’auteur de Lait, mensonges et propagande, Thierry Souccar Editions

[2Sherman H.C., Calcium requirement of maintenance in man, J Biol Chem 1920 ; 44:21-27.

[3Seeman E., Evidence that calcium supplements reduce fracture risk is lacking, Clin J Am Soc Nephrol, 2010 Jan ;5 Suppl 1:S3-11. Review.

[4Roux C, Bischoff-Ferrari HA, Papapoulos SE, de Papp AE, West JA, Bouillon R., New insights into the role of vitamin D and calcium in osteoporosis management:an expert roundtable discussion, Curr Med Res Opin. 2008 May ;24(5):1363-70.

[5Cumming RG, Cummings SR, Nevitt MC, Scott J, Ensrud KE, Vogt TM, Fox K., Calcium intake and fracture risk : results from the study of osteoporotic fractures, Am J Epidemiol, 1997 May .

[6Kanis JA et al., The use of calcium in the management of osteoporosis, Bone 1999 ;24:279—90.

[7Weinsier RL, Krumdieck CL., Dairy foods and bone health : examination of the evidence, Am J Clin Nutr, 2000 Sep ;72(3):681-9.

[8Kanis JA et al., A meta-analysis of milk intake and fracture risk : low utility for case-finding, Osteoporosis Int, 2005 ;16(7):799-804.

[9Bischoff-Ferrari HA et al., Calcium intake and hip fracture risk in men and women : a meta-analysis of prospective cohort studies and randomized controlled trials, Am J Clin Nutr, 2007 Dec ;86(6):1780-90.

[10Viguet-Carrin S., The role of collagen in bone strength, Osteoporosis Int, 2006 ;17:319-336.


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