Brigitte Verrier-Langéac, maman et curatrice de Maité
Maman d’une jeune femme handicapée de maintenant 38 ans, je suis passée par toutes les étapes : grossesse compliquée, naissance prématurée, bébé avec de multiples petites parties d’elle-même non terminées (estomac, vessie, cœur, faiblesse musculaire...), grandissement lent nécessitant soins, attentions, inventivité et surtout adaptation au jour le jour, comme la plupart des parents autour d’un enfant différent.
Maïté a pu finalement se mettre debout à 4 ans, grandir (un peu, 1,38 m…). Elle a pu communiquer (à partir de l’âge de 9 ans, grâce à Margaret Walker venue en France en 1995 développer sa méthode du Makaton dont Maïté s’est immédiatement emparée disant son premier mot « chocolat » et son premier « Je t’aime maman » à 9 ans. Mais surtout, elle peut désormais exprimer ses douleurs ou ses craintes. N’ayant pas les aptitudes nécessaires à un travail, Maïté, désormais adulte, après avoir suivi à l’Institut médico éducatif (IME) le dispositif (UASA) [1], vit depuis peu, très heureuse, dans une structure adaptée qui lui offre une multitude d’activités. Et les week-end et vacances avec nous, ses parents, souvent entourée de ses frère et sœur.
Des questions essentielles subsistent quand je porte mon regard sur le passé de mon enfant, sur la construction du présent, mais aussi et surtout de son A Venir.
Car lorsque l’on parle du handicap, il s’agit du regard que nous portons sur des personnes ayant des inaptitudes physiques ou mentales ou des différences comportementales. La plupart des images véhiculées par les médias et des discours sur le handicap concernent des personnes handicapées moteur. Ou bien, si l’on parle des personnes ayant un handicap psychomoteur, il s’agira généralement de personnes trisomiques (21) ou de personnes autistes, devenues plus sympathiques au grand public par le cinéma. Il est plus rarement question de personnes nées génétiquement différentes. D’ailleurs, qui connaît la trisomie 13/17 que porte Maité ? Ces regards posés d’un point de vue « extérieur » oublient que le monde du handicap est un monde multiforme et que, sans être atteint d’une anomalie génétique, peut-être en ferons-nous partie demain après un accident de la vie, de circulation, cérébral, ou simplement parce que nous serons vieux.
Lorsque l’on parle des handicapés et, plus précisément du point de vue politique, il nous est martelé qu’il faut supprimer les structures dans lesquelles on les dit « enfermés », ces structures, majoritairement bâties à l’initiative de parents qui en se regroupant pouvaient permettre à leurs enfants d’avoir des activités adaptées et diversifiées car mutualisées. Ces structures ont évolué au fur et à mesure des connaissances sur ce sujet et sont maintenant des lieux de vie bienveillants et rassurants où nos enfants peuvent grandir et s’épanouir. Cependant, on imagine des systèmes où il faut les « inclure à tout prix » sans y avoir mis le prix ni les moyens, en oubliant que si cela peut fonctionner pour les plus autonomes et les moins « empêchés » (j’aime ce mot plus parlant, plus délicat, plus respectueux…), pour d’autres, c’est les enfermer autrement. Certains sont aidés chez eux au fil de la journée, sans autre contact amical ni partage d’activités. D’autres sont enfermés dans une situation d’échec en milieu « normal ». Il n’y a en réalité pas de solution unique car il n’y a pas « d’empêchement » unique.
Lorsque l’on parle d’un handicap particulier comme la cécité, on ne s’intéresse pas assez à leurs difficultés au quotidien : 12 % seulement des salles de cinéma avec audiodescription, absence de bulletins de vote en braille – donc quid du secret de vote ? Marquages insuffisants aux feux de carrefours. Et certainement bien d’autres points à relever. Si l’on parle des personnes de petite taille, je sais pour avoir été confrontée à ce problème, que la kiné en piscine n’est pas possible car le niveau de l’eau est trop élevé. Dans les musées, il n’y a pas forcément de réhausse pour accéder aux vitrines… De manière plus générale, les problèmes de déplacement et de communication font partie du quotidien de toutes les personnes en situation de handicap.
Dans la société française, les exemples du manque d’adaptation au handicap sont multiples, c’est pourtant à elle de protéger ses membres et de s’adapter afin qu’ils s’y sentent intégrés. Chaque handicap mérite que l’on s’attarde TRÈS précisément sur lui afin d’en déterminer les problèmes et les solutions sans que la personne n’ait besoin (et l’humiliation) de le demander. Cela implique des réflexions, des idées, des moyens, des financements, mais c’est le sens profond de ce que le mot « inclusion » devrait générer.
Lorsque l’on parle du handicap et des personnes qui nous sont différentes, on parle bien trop souvent d’eux au-dessus d’eux, on pense pour eux, on décide pour eux. Parler du handicap, c’est oublier l’humain et sa possibilité de réflexion sur sa propre condition. Une question m’obsède : comment ces personnes se ressentent-elles dans leur vie quotidienne face à nos regards ? Comment peuvent-elles se positionner dès lors qu’elles sont marquées de ce terme « porteuses de handicap », comment acceptent-elles ce terme ? Que ressent la personne handicapée lorsqu’elle entend les discours, les décisions la concernant, les moyens mis en œuvre par la société, sans qu’elle puisse toujours participer à ces décisions et mises en œuvre. Néanmoins, lors des réunions qui nous rassemblent, j’ai pu constater que chaque personne a également une philosophie de vie qui lui fera accepter sa situation de manière différente, même lorsqu’elles sont lourdement handicapées. En cela, elles font preuve d’une richesse humaine incroyable !
Pourquoi essaie-t-on de les comparer à notre normalité plutôt que rentrer dans leur propre bulle de communication et compréhension ? Possédons-nous (pseudo-normaux) forcément LA vérité ?
Enfin, il y a un fossé entre ce que les politiques essaient de mettre en place et la réalité du quotidien des personnes. Lequel de nos décideurs est-il allé dans les différents types de structures spécialisées se rendre compte des capacités, mais également des impossibilités diverses des personnes en situation « d’empêchement » ? Lequel est allé se rendre compte sur le terrain du travail extraordinaire que font les éducateurs et aides de vie pour rendre ces personnes plus autonomes, les accompagner dans leurs empêchements et leur rendre la vie la plus heureuse qui soit, compte tenu de leurs situations ? Les professionnels sont mal rémunérés, non reconnus, la plupart du temps passionnés par l’humain. Riches de leur créativité (à l’instar de Margaret Walker), ils parviennent à faire faire un pas de plus à chacun au fil de son avancée dans le temps. Les fermetures de services liées à la baisse d’effectifs mènent certaines structures à abandonner des personnes, ce qu’on pourrait assimiler à de la maltraitance.
D’ailleurs ne peut-on déjà parler de maltraitance du fait de la non considération de leurs « empêchements » dans tous les détails de leur vie ? Des recherches scientifiques sur le sujet ont permis de mettre en lumière qu’un jeune dans cette situation, dans les tribus primitives, était protégé par la communauté. Dans notre présent, chaque société traite différemment de ce sujet. Il suffit de traverser les frontières des pays autour de nous pour en comprendre les différences.
Peut-on parler du handicap sans parler des batailles administratives ? À toute étape du grandissement de nos enfants, ces démarches sont lourdes, et parfois compromises par des incohérences administratives ou des interlocuteurs malveillants… Ces démarches peuvent générer de la colère, qui désormais ne se heurte qu’à l’écran de nos ordinateurs depuis que pratiquement toutes sont à faire sur les sites qui leur sont dédiés. Les services sont surchargés d’appels, le personnel insuffisant, les traitements des données tardent dans le temps : chaque famille pourrait sans doute écrire un livre…
Mais oublions les choses qui fâchent !
Un jour, la maman que je suis ne pourra plus accompagner son enfant pour essayer de lui insuffler SON bonheur de vivre… Je me sens bien trop petite pour agir sur ce qu’il faudrait penser et faire dans un monde idéal, mais…
Après moi, je rêve pour mon enfant d’un monde où ce mot frontière terrible de « handicap », qui place les gens d’un côté ou de l’autre, n’existe plus, un monde où les réponses les plus justes seraient dans la considération naturelle de la différence ou des « empêchements » de chacun dans la bienveillance, un monde qui mettrait les moyens nécessaires et agirait vraiment pour étudier et résoudre les problématiques de chacun afin que personne ne se sente différent ou exclu à tout moment de sa vie.
Après moi, et comme toute maman qui désire le bonheur de chacun de ses enfants, je rêve pour cette enfant particulière qu’elle ait toujours autour d’elle les soignants si inventifs qui lui apportent affection, joies, plaisirs, et que dans les partages avec ses amis de foyer elle forge dans ce petit « village » sa vie et la remplisse de souvenirs, le plus naturellement possible.
C’est dans cet objectif que chacun de mes jours m’emporte.
PS. Maïté est arrivée dans notre famille à l’improviste, néanmoins son prénom était choisi depuis longtemps, il signifie : amour en basque. C’est juste évident.