Éric Bogaert
Psychiatre de secteur retraité
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- Dans la relation patient-soignant, où situer vérité et mensonge ?
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La dramaturgie de la rencontre entre un être qui souffre et celui auquel il s’adresse de ce fait passe par trois scènes. La première scène est celle de la présentation, des protagonistes et de la plainte. Dans la deuxième, ceux-ci vont essayer de s’entendre sur cette plainte, d’en discerner le corps, les contours, et entours. La troisième est le moment de conclure un accord, sur ce qu’il convient d’en faire.
Peut-on sérieusement penser qu’il y aurait mensonge dans la plainte exposée par le patient ? Un tel mensonge serait de la malveillance, dans le but de se jouer du soignant, ou d’escroquer un profit de l’accord conclu, bref de pervertir le jeu social pour en tirer une jouissance. Mais dans ces deux éventualités, ce serait mensonge si on considérait la plainte au premier degré, ou à une écoute superficielle, que probablement la deuxième scène devrait établir. Quant à la vérité, c’est là celle de chaque sujet, calfeutrée derrière les habits policés des conventions sociales dont chacun se pare selon son style, et dans les replis de son inconscient.
L’examen clinique du patient par le soignant ne peut contenir ni vérité ni mensonge, c’est un recueil de signes, langagiers, physiques, « manœuvriers », dans la confrontation avec un savoir technique. On peut – on doit même – s’interroger, en permanence, sur la vérité de la science ; on doit pouvoir lui accorder qu’elle dise la vérité de son temps, en l’état actuel de ses moyens et avancées, mais sans doute pas la vérité du réel, la vérité vraie, absolue – divine ? – nue. Dans l’examen peuvent certes s’introduire de l’erreur, de la méconnaissance, du côté du praticien ou de la science, mais peut-on parler de mensonge ? Quant au praticien, il peut se mentir à lui-même, écarter l’apparition dans son esprit du spectre d’une maladie que convoquerait dans son champ sensoriel, voire cognitif, telle modulation de l’examen ; c’est là le processus de l’examen clinique, où se conjuguent objectivité des signes relevés et subjectivité de l’expérience du soignant, la seconde filtrant la masse d’informations que décèlent les premiers. Point de mensonge là, il s’agit du style de la praxis du soignant, de la modalité de fonctionnement de son jugement pour intégrer les informations de divers champs et niveaux qui lui parviennent lors de l’examen. Sa subjectivité est de l’ordre de l’erreur qu’il faut introduire dans les programmes d’automatisation des machines pour qu’elles fonctionnent, ou de la nécessité de laisser une place à l’aléatoire dans la construction d’un algorithme.
Dans la troisième scène, le moment de conclure, le soignant doit proposer sa réponse à la demande du patient : diagnostic, pronostic, traitement – modalités, effets thérapeutiques attendus, effets indésirables possibles –, annonces à discuter pour convenir d’un contrat de soin tacite. Faut-il attendre que les patients posent des questions explicites, se contenter d’y répondre, ou faut-il considérer que consulter est en soi une question posée au soignant : que pensez-vous de ma santé ? À question implicite, réponse implicite ? Dire, dire à demi-mots, répondre à côté, noyer le poisson, utiliser des termes techniques, ou abscons, ou surannés, des périphrases, des figures de style, ou traduire en langage ordinaire et accessible… Stratégie univoque et universelle, ou adaptation au cas par cas, pesée, pensée, ou « à l’insu de son plein gré » ? Au fond, la question n’est-elle pas plus : « Qu’est-ce qui se passe entre ces deux-là ? », que « vérité ou mensonge ? ». Il s’agit là du style de la pratique du soignant, de ce qui fait dire à tel patient que c’est un bon soignant et à tel autre un mauvais, de ce qui constitue la facture, la fabrique, de sa clientèle.
Est-ce important de « dire la vérité » au patient ? Pourquoi pas saisir le moment de l’écriture de la lettre au correspondant pour décomposer le raisonnement médical et en discuter les différentes étapes avec le patient, quitte à, au bout du conte (sic), jeter la lettre au panier parce qu’elle apparaît vaine et/ou inutile ? Ce qui aurait de plus l’intérêt de situer autrement les places respectives du soignant – secrétaire du patient pour cette matière très technique qu’est la médecine – et du patient – celui qui sait ce qu’il ressent, et doit faire les choix, informé par son soignant. Et d’en faire ainsi un temps de rencontre réelle des deux protagonistes, qui va permettre de développer une histoire, même mal engagée, en une histoire de confiance. Ou comment faire d’un moment vide une occasion pleine. Mais ça, c’est pas tant question de vérité et de mensonge, que de praxis ; réfléchir à la question du pouvoir dans la relation patient-soignant, dissymétrique, et rechercher le sens de ce qui se passe et se dit, plutôt que faire ce qui est « consensuellement » tenu pour une bonne pratique. Bonne mais vaine et inutile parce que désincarnée – le soignant n’y est pas, le patient non plus, il n’y a personne, personne d’autre que la HAS ; c’est zéro –, ne tenant pas compte du contexte, mais seulement d’un texte con : un guide des bonnes pratiques, c’est à mourir de rire (en fait, de rage), parce qu’une pratique qui ne prend pas en considération les hommes qui y sont impliqués, qui échappe à leur main, n’est pas une pratique, mais une idéologie.
Le mensonge est-il vraiment et seulement le fait de dire ou d’omettre de dire sciemment quelque chose que l’on sait faux ? Mais que sait-on avec certitude, surtout en matière médicale ? Si on ne sait pas avec certitude ce qui est vrai, comment pourrait-on savoir avec certitude ce qui est faux ? En matière médicale, où chaque maigre vérité ne fait que poser d’autres questions (est-ce un cancer ? vais-je en guérir ou en mourir, et quand ? dans de grandes souffrances ?…) que pourrait-on faire de plus que d’émettre des hypothèses, de partager des doutes, de proposer des bricolages, d’accompagner au plus près de ses choix existentiels chaque patient sur son chemin de vie (de douleur donc) ?
On est empêtré avec la science, qui ne règle pas ce problème. Les preuves mentent, l’épreuve dit vrai. Les preuves disent comment ça c’est passé pour d’autres, l’épreuve dira comment ça va se passer pour celui-là. Les mots représentent la chose, mais la vie est plus qu’un mot, elle doit être vécue pour être. Les acquis (le savoir encyclopédique, la science…) permettent en effet de se situer, de se débrouiller avec le réel, l’angoisse du moment présent, et toutes les questions en attente de réponse qu’il pose, mais il y a aussi l’histoire personnelle, le contexte particulier, l’éthique, la morale de chacun, le hasard des rencontres, ils introduisent du doute – pas du mensonge (qui aurait à voir avec de l’intention), mais pas de la vérité non plus ; ce serait plutôt du côté de l’incertitude.
Il n’y a qu’une vérité, bien entendu, et une seule : toute vie se solde par la mort. Et la science est un des deux mensonges inventés pour cacher cette vérité. L’autre, c’est la religion.
Quand un patient va voir un soignant, est-ce parce qu’il tient celui-ci pour le bras armé d’une autorité scientifique et politique qui décide dans des réunions savantes et réglementaires de ce qu’est la vérité, générale et universelle, et lui impose des consignes (bonnes pratiques, protocoles…) qui en découleraient ? Ou parce qu’il considère que celui-ci dispose d’une culture – fruit de ses connaissances générales et médicales acquises de sa formation et son information permanentes et continues, des rencontres particulières et intimes de chacun de ses patients, et de la praxis issue de son expérience de la confrontation des premières avec les secondes – qui lui permet de chercher avec le patient la vérité sur ce qui arrive à celui-ci, et même de ce qui leur arrive ? De la première conception, politiquement correcte, à la seconde, commune, le moteur de l’action passe de l’obligation (l’autorité impose sa vérité tenue pour incontestable et universelle) à la confiance (le citoyen se confie pour rechercher dans une rencontre une vérité partagée et unique).
Ne faut-il pas craindre que la standardisation d’une formation stéréotypée et formatée sur la seule science – devenant, du fait de ce totalitarisme, scientisme – n’oriente encore plus vers une vérité absolue qui, s’appliquant par ruissellement d’un produit fini anesthésiant l’esprit critique et paralysant l’initiative personnelle, ne produise une pratique universelle, artificielle et automatique ?
Dans les sciences humaines, au duel de concepts vérité/mensonge, il faudrait préférer le duel certitude/doute, et s’il doit être question d’éthique, plutôt qu’à vénérer la vérité, se confronter à l’incertitude.
La vérité, c’est probablement le souci, ou le paradigme, de la science, mais pas celui de la médecine, et encore moins celui de la psychiatrie. En psychiatrie, les résonances culturelles et poétiques que mettent en vibration les mots circulent entre les protagonistes qu’une demande rassemble à la recherche d’un accord… entre vérité et mensonge.