Egalitée bafouée

En France, l’Assurance maladie ne suffit pas à éviter les inégalités territoriales de santé.

Pr Gérard Salem, Stéphane Rican, Zoé Vaillant, A. Bochaton,
Géographes de la santé, Laboratoire Espace Santé et Territoires, Université Paris Ouest.

L’espérance de vie varie selon les régions en France
Pour mettre en perspective l’histoire sanitaire de la France, on peut regarder les cartes d’espérance de vie en France et leur évolution entre le début du XIXe siècle et 1970. On voit une évolution extraordinairement rapide de cette géographie, qui épouse directement les dynamiques du territoire, avec les zones qui s’industrialisent et les zones qui se « ruralisent », parfois se désertifient. Contrairement à ce qu’on lit souvent, les indicateurs de mortalité sont donc très réactifs aux changements socio-territoriaux, et si la géographie de la mortalité en France a pu être complètement bouleversée en cent soixante-dix ans, il n’y a donc pas de fatalité du lieu. De plus, si l’on reprend ces mêmes données à partir des années 1970, pas sous la forme d’espérance de vie mais de ratio standardisé de mortalité (la mortalité par rapport à une moyenne nationale de 100, une fois annulé l’effet âge), on observe plus de changements encore en trente ans que sur toute la période précédente. La carte correspondant à la période 2004-2008 fait apparaître des zones aux taux de surmortalité équivalents dans des zones géographiques différentes : certaines industrielles, ou en déprise industrielle comme dans le Nord-Pas-de-Calais, mais aussi des zones rurales, notamment dans la grande diagonale de sous-peuplement qui part des Ardennes jusqu’au sud du Cantal. De même, il apparaît des zones de sous-mortalité, par exemple dans le grand centre ouest de la France, comme en Midi-Pyrénées.

La surmortalité selon le territoire n’est pas liée à la densité de l’offre de soins
Pour comprendre ces dynamiques sanitaires, une approche plurifactorielle des déterminants de la santé est nécessaire, et pas seulement du soin qui est un déterminant de la santé parmi beaucoup d’autres, nonobstant le fait qu’on parle de « réforme de notre système de santé », quand on ne pense qu’à notre système de soins et parfois même seulement au système hospitalier.
Mais la question posée aujourd’hui est celle de l’adéquation entre offre de soins et besoins de soins. Pour juger de cette adéquation, quels sont les indicateurs possibles ? Les plus fréquemment utilisés sont ceux d’offre de soins et d’accessibilité aux soins. On sait les inégalités d’offre et d’accessibilité aux soins, quelques épisodes dramatiques récents l’ont montré, mais des indicateurs de densité médicale sont évidemment insuffisants pour expliquer les inégalités d’accès aux soins. Une distinction entre accessibilité et accès aux soins s’impose : l’accessibilité au système de soins, vu au travers des consultations d’hôpitaux ou en médecine ambulatoire, ne cerne pas l’accès réel aux soins, notamment, par construction, de ceux qui n’ont pas accédé aux soins ! La mesure de cet accès ne peut être déterminée que par rapport aux besoins de soins de la population, donc de la fraction de la population qui, pour des raisons variables, n’a pas accédé aux soins, celle-là même qui nous préoccupe en priorité. On ne dispose pas de très bons indicateurs pour définir la satisfaction de ces besoins, nous n’en retiendrons qu’un seul, celui de « mortalité évitable liée au système de soins ». C’est l’ensemble de causes de décès qui interviennent avant l’âge de 65 ans, causes de décès dont on considère que si le système de soins préventif et curatif avait bien fonctionné, ils auraient été évités. Parmi ces décès, un certain nombre de causes ne font pas discussion, comme par exemple les cancers du col de l’utérus, qui représentent en France actuellement mille deux cents décès environ par an alors que, si notre système préventif de soins fonctionnait bien, leur nombre devrait être comme les pays nordiques quasiment nul. D’autres causes incluses dans cette typologie sont plus discutables, comme les cancers du sein. Mais le biais est le même partout et les mesures sont les mêmes d’un point de vue international, donc on peut se faire une première opinion.
La carte des taux de mortalité évitable liée au système de soins en 2004-2008 ressemble de façon tout à fait étonnante à celle de la mortalité générale, dont elle n’est pourtant qu’une composante. C’est une carte très structurée, avec des axes forts, pas du tout un patchwork de taux forts et de taux faibles. On se rend compte qu’en France, pays très centralisé, avec le même système de soins, avec théoriquement le même accès à la santé (garanti par la Constitution), la probabilité de mourir, de quelque chose qui aurait pu être évité si le système de soins curatif et préventif avait bien fonctionné, varie dans un rapport de un à 2.5 ! On note que cette carte, comme la carte de mortalité générale, révèle des taux identiques dans des lieux différents, de l’urbain-industriel-dense au rural aux plus faibles densités. L’écart est absolument considérable, avec peu d’équivalents en Europe actuellement, choquant quand on se réfère à la conception même de la Sécurité sociale au lendemain de la Libération : le libre système d’accès aux soins n’a pas prévenu les inégalités socio-territoriales, le principe d’égalité est bafoué.
Le même travail a été mené à l’échelle des aires urbaines. On observe à nouveau de très fortes continuités et discontinuités géographiques, une composante régionale majeure, indépendante de la taille de la ville (Lille versus Toulouse). Autrement dit, la mortalité évitable liée au système de soins n’est pas directement liée au système de soins, puisqu’on sait que plus la ville est grande et plus l’offre de soins est dense et diversifiée.
Si l’on compare la probabilité de décès d’une ville à l’autre, on se rend compte que la probabilité de mourir de quelque chose qui aurait pu être évité varie en fait en France dans un rapport de un à trois selon l’endroit où l’on vit. Cela pose évidemment des questions extraordinairement cruelles sur notre égalité citoyenne.

Pistes de réflexion
Première piste : réfléchir, comme citoyens, ou comme mutualistes, à la façon d’adapter l’offre aux besoins, et ainsi sortir du discours libéral de l’offre et de la demande de soins. Mais répondre à des besoins de soins suppose de les identifier et de faire correspondre l’offre aux besoins.
Deuxième piste : comment adapter l’offre de soins aux déterminants de l’accès aux soins. Ce n’est pas aux patients de s’adapter au système de soins, c’est au système de soins de s’adapter aux patients, aux déterminants multiples, sociaux, culturels, etc., qui feront que ces soins seront accessibles ou pas. Troisième piste : établir les liens entre soins, santé et territoires. Le système de soins est un acteur essentiel des dynamiques territoriales, à la fois facteur d’attractivité des territoires et de dynamique des territoires. Quand, pour de bonnes ou moins bonnes raisons de santé publique, il s’est agi de restructurer un hôpital ou de fermer une maternité, le débat était aussi sous-tendu de préoccupations locales, parce que très souvent le système de soins est le premier employeur de la ville, voire le premier payeur de taxes. On ne saurait donc raisonner que du point de vue du soin, ou que du point de vue du territoire, mais penser les choses dans leurs interactions.


Intervention au colloque de la MGEN sur « Accès aux soins, lutte contre les inégalités de santé, dans le cadre d’une nouvelle politique de santé » à Nanterre, le 14 novembre 2012.
On peut trouver l’intégralité des communications en ligne sur le site de l’Université à l’adresse : http://webtv.u-paris10.fr


par A. Bochaton, Stéphane Rican, Gérard Salem, Zoé Vaillant, Pratiques N°60, février 2013

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