De la seconde victime au premier acteur

De nombreux soignants ont expérimenté l’implication dans un dommage touchant un patient. Le retentissement de cette expérience sur leur personnalité et leur pratique nécessite qu’on s’y intéresse.

Eric Galam,
Département de Médecine Générale, Université Paris Diderot
Auteur de
L’erreur médicale, le burnout et le soignant,
Ed Springer Paris 2012

Une frayeur contenue et un sentiment de nécessité
Au moment où j’écris ces lignes, je peux encore évoquer librement les risques potentiels qui hantent mon exercice, sans qu’ils soient cristallisés sur des gens ou des faits précis, sans avoir l’impression de ressasser un cauchemar devenu réalité impérieuse et menaçante.
Chacun s’accorde à séparer la personne du soignant de sa fonction. De même, tous souhaitent l’humanité des soins. Et celle-ci implique, justement, aussi, celle du soignant. Enfin, si l’affect du patient a de plus en plus droit de cité dans les soins, celui du soignant n’a, en principe, rien à y faire. Et pourtant, si tous peuvent réaliser que, par-delà la fonction de soignant, il peut aussi être lui-même malade, beaucoup trouveraient choquant voire impudique qu’un soignant puisse aussi souffrir des dommages qu’il aurait contribué à provoquer chez son patient. Pourtant, s’il est en souffrance, menacé d’être traité comme un délinquant, voire effondré par la culpabilité ou la peur, s’il désespère de ce métier qu’il ne savait pas à risque, où il aspirait à faire le bien et où il prend conscience qu’il peut aussi faire du mal, s’il se brûle en s’efforçant d’éteindre le feu des autres, s’il a l’impression, en cas de difficulté, d’être « lâché » par la collectivité qui l’a formé et d’apprendre alors, comme dans la série Mission impossible, qu’il n’était pas protégé pour sa mission, s’il travaille dans l’insécurité professionnelle, alors, tels les passagers d’un avion dont le pilote ne va pas bien, ses patients sont aussi concernés.
La médecine n’est pas une science exacte. Elle induit toujours une prise de risques, et aucun soignant n’est à l’abri de développements péjoratifs ou de mécontentements des patients, de leurs proches ou de la collectivité. Pour ma part, je considère a priori les soignants comme des personnes compétentes et consciencieuses et non comme des truands ou des nuls qu’il suffirait de ne pas imiter. J’ajoute que je m’exprime aujourd’hui avec une frayeur contenue et la conscience que pour moi, tout peut basculer à tout instant. Dans le même temps, j’ai le sentiment de la nécessité de lever des tabous, d’éclairer les juristes et de réconforter mes confrères qui sont, ont été ou seront embarqués dans ce traumatisme professionnel et humain qu’est la mise en cause de sa responsabilité.

Enfin, s’il n’est pas question ici de plaindre les soignants, voire de chercher à susciter la compassion pour eux, dont tout le monde voudrait qu’ils soient « admirables », il est juste et utile d’analyser dans quelle mesure la mise en cause d’un soignant est emblématique des rapports d’une société à ses soignants et en quoi elle les incite à mieux travailler, et aux patients d’être pris en charge avec une sécurité et une qualité accrues.

Primum non nocere : la seconde victime 
Les médecins sont façonnés par l’adage Primum non nocere, avant tout ne pas nuire. Violant de fait ce commandement, leur implication dans un dommage associé aux soins et touchant un patient (première victime) est toujours pénible et d’autant plus traumatisante qu’ils sont portés par le désir de soigner. Toute leur activité professionnelle est brutalement remise en cause aux yeux de leur patient et de la collectivité, mais aussi à leurs propres yeux et à ceux de leurs collègues auprès desquels ils apparaissent comme des incompétents, voire des traîtres ou même des délinquants qui doivent être sanctionnés et stigmatisés. A tel point qu’ils ont été qualifiés par Wu [1] de « secondes victimes ». La souffrance du soignant mis en cause est d’une nature foncièrement différente de celle à laquelle est confronté le patient. Mais, et c’est ici qu’il faut le souligner, si les patients vivent leurs vies et leurs maladies et viennent chercher auprès des soignants aide et compétence, ces derniers vivent aussi leurs propres vies, avec une place très importante pour une vie professionnelle dans laquelle on ne s’engage pas sans être porté par une forte part d’humanisme.
Près de la moitié des soignants ont expérimenté le phénomène de seconde victime durant leur vie professionnelle [2]. Nombre d’études en France [3], [4] et dans le monde [5] [6] montrent que les soignants, confirmés ou en formation, sont impactés, parfois très lourdement, lorsqu’ils sont impliqués dans un dommage associé aux soins : culpabilité, honte, peurs, perte de confiance en soi, remise en question de leur compétence professionnelle, ressassement, crainte d’être mis en cause, de voir sa réputation salie, de ne plus pouvoir exercer, de perdre son gagne-pain et le respect de soi-même, tracasseries, perturbations dans la vie privée, insomnie, dépression, burn-out... Le retentissement est ainsi, souvent, dramatique pour le soignant, laissant parfois des cicatrices pendant plusieurs années ou encore conduisant à l’abandon pur et simple de l’activité professionnelle.
Outre les conséquences pour le soignant, cette implication peut fragiliser son exercice auprès de ses autres patients, ou encore le rigidifier par des comportements « défensifs » : ouvrir le parapluie des examens complémentaires, adresser systématiquement à l’hôpital ou au spécialiste, éviter certains patients...
Lorsque la mise en cause est avérée, la relation au patient change radicalement de registre. Non seulement elle devient conflictuelle, mais alors le soignant est aussi fortement impliqué dans la vie de son patient devenu un « adversaire ». Façonné à préserver le plus longtemps possible la relation d’aide, centré sur le patient, le soignant a souvent du mal à la quitter pour entrer dans le domaine du conflit et de sa défense. De plus, il lui est interdit, par décence, « d’attaquer » ce patient qui lui reproche, à raison ou pas, de l’avoir mal soigné. Une thèse de médecine générale [7] a exploré le vécu de médecins mis en cause qui se sont dits surpris d’être concernés par une telle procédure. L’entrée dans la situation suscite questionnements et inquiétudes, avec des moments d’angoisse sur fond de stress permanent réactivé lors des expertises et des rencontres avec le plaignant. Ils expriment également de la peine, de la déception, de la tristesse ou de la méfiance, voire de l’amertume ou même de la colère vis-à-vis des patients. Leurs rapports au métier sont modifiés, allant parfois jusqu’au besoin d’arrêter purement et simplement.

La double victime : hyperesthésie et exemplarité
Qu’il adhère ou non à la mise en doute de sa compétence et à sa dangerosité suspectée, le professionnel doit à la fois se défendre et continuer à soigner d’autres patients. Or il est confronté à une remise en cause parfois fondamentale et toujours perturbatrice, ne serait-ce qu’en termes de temps. Son comportement avec ses autres patients peut influer sur la procédure en cours. Ainsi, le soignant doit faire comme s’il ne se passait rien. Pire, bien que fragilisé par la remise en question, il se doit d’être aussi exemplaire que possible. Dès lors que son action est décortiquée, de façon approfondie et sans bienveillance a priori, il se doit d’être à la hauteur du véritable mythe de la perfection renforcé par la recherche des éventuels dysfonctionnements apparus durant la situation analysée au microscope par les juristes.
Le passage de la relation d’aide au conflit traduit un changement qualitatif radical auquel le soignant n’est pas préparé. L’intrusion, les questions et analyses approfondies et non bienveillantes, parfois bien longtemps après les faits, l’introspection liée à la procédure viennent s’ajouter au temps nécessaire à la constitution du dossier et aux échanges avec les juristes, les patients ou leurs proches. Les menaces et les peurs retentissent peu ou prou sur l’exercice professionnel dans son ensemble comme la relation au soin qui devient fragile et insécure, ne serait-ce que parce que le soignant prend une conscience aigüe de tous les risques possibles, non seulement pour lui en tant que justiciable, mais aussi pour ses patients. Il sait qu’il peut être mis en cause et il sait également que chacune de ses journées présente de multiples occasions de questionnements étant donné le caractère non exact des pratiques de soin. La confrontation du mythe de la perfection et de la réalité de la prise de risque induit ainsi un biais de fonctionnement, mais aussi ce qu’il faut bien appeler une double peine puisque le soignant mis en cause n’a pas le droit d’exprimer sa souffrance ni, a fortiori, de se plaindre ou d’exprimer sa colère. Dans le même temps, il ne peut s’effondrer pour reconnaître sa culpabilité parce qu’il serait alors désavoué par son assureur et en quelque sorte ne jouerait plus le jeu.

Un sentiment d’injustice 
On attend du médecin, et il le souhaite dans l’immense majorité des cas, qu’il ne soit impliqué que de manière professionnelle dans les soins dispensés. Or, mettre en cause un médecin revient en fait à l’obliger à être personnellement concerné par les faits qui lui sont reprochés. Ainsi, loin de l’évacuer des soins, la mise en cause l’y implique avec force, même si c’est dans un contexte de récriminations, de plaintes et d’exigences de réparation, voire de sanction.
Si la prise de risque fait partie du métier de médecin, il ne peut pas s’en prévaloir en cas d’événement indésirable tant la statistique n’est pas opposable à un patient affecté ou à un juge en charge d’un dossier. On entre ainsi dans les détails d’une lecture des évènements en ne tenant compte que du registre spécifiquement biomédical, sans tenir compte des éléments spécifiques ni de la nécessaire fluidité des soins. Dans le cas exploré à la loupe et avec une rigueur exigeante, tout aurait dû être parfait. Enfin, la mise en cause d’un soignant dans le cadre d’une prise en charge donnée annule toutes ses autres actions et le mal qu’il a ou aurait occasionné n’est absolument pas contrebalancé par le bien qu’il a fait par ailleurs au patient concerné, ainsi qu’à tous les autres qu’il a été amenés à soigner.

Une fois suffit 
La sinistralité, c’est-à-dire le risque objectif d’être mis en cause, reste somme toute très relative, en particulier pour les généralistes : une ou deux fois dans une carrière de plusieurs dizaines d’années, voire, le plus souvent, pas du tout. Et les conséquences objectives pour le soignant restent limitées dès lors qu’elles sont couvertes par son assurance responsabilité civile. C’est très rassurant. Et pourtant, une fois suffit à « casser » un soignant. Pire, cette simple crainte, qu’il faudra bien un jour analyser aussi en termes collectifs (quel « jeu » pour les assurances, les responsables politiques, les médias... ?), tétanise nombre de soignants, leur donnant la sensation de travailler dans une insécurité professionnelle renforcée par le sentiment d’irrespect auquel ils sont confrontés, les agressions dont ils peuvent être victimes [8], la surcharge de travail et en particulier administrative, les contradictions et tâches hors qualifications qu’ils sont obligés de gérer... et vient renforcer le burn-out déjà très présent [9], aggravant ainsi la spirale. Soulignons à ce propos que la possibilité pour le patient d’attaquer le soignant au pénal, même en l’absence de fautes caractérisées telles que la non-assistance, le faut certificat ou l’abus de position (par rapport à la sexualité notamment), a une portée concrète et symbolique considérable pour le soignant : non couverture par l’assurance (et donc le soignant paie sur ses deniers personnels), accentuation de la mise en cause personnelle indépendamment de la fonction, problématique du délit et de la délinquance…

Du mythe au déni 
Ce contexte collectif est un peu de même nature que celui induit par le terrorisme dont le risque objectif pour chacun est très faible, mais peut quand même impacter toute une population. On l’aura compris, on n’est pas ici que dans le concret et le rationnel, mais aussi dans l’affect. Les dommages associés aux soins sont loin de n’être « que » corporels et l’indemnisation ne peut en aucun cas compenser une souffrance, un handicap ou la perte d’un être cher. Si certains patients frappés par un dommage ont la sagesse de s’en contenter, d’autres peuvent aussi, de manière bien compréhensible, avoir le désir de punir le fautif. De même, les craintes des soignants sont loin de n’être qu’objectives, juridiques ou financières. Elles incluent aussi la crainte du reproche des patients ou « simplement » le sentiment d’incompétence et de honte de soi-même. Elles touchent à la vie professionnelle dans ses bases mêmes et aussi dans sa pratique quotidienne. Que ceux qui sont mis en cause ou craignent de l’être puissent être démotivés, si ce n’est dégoûtés et pressés de sortir de leur exercice, recourant pour certains, au suicide [10], est déjà grave. Mais l’impact collectif ne se limite pas à l’accentuation de la pénurie de médecins déjà criante. Il suscite aussi un sentiment de galère retardant l’installation des jeunes et conduisant nombre de médecins, par un légitime souci de se protéger, à des conduites qualifiées de manière péjorative de « défensives » (multiplication d’examens inutiles, évitement de certaines situations cliniques, etc.). Et pourtant, quand on a peur, il est légitime de se défendre. Et de même qu’on ne pourra pas convaincre quelqu’un qui ne sait pas nager de se jeter à l’eau, on ne répondra pas aux fantasmes par le déni, mais par la prise en compte des préoccupations et la certitude de l’accompagnement et de la bienveillance.


par Eric Galam, Pratiques N°59, novembre 2012

Documents joints


[1Wu AW., Medical error : the second victim, British Medical Journal 320 (7237), 726-727.

[2Edrees et coll., Health care workers as second victims of medical errors, Polskie Archiwum Medycyny Wewnetrznej 121,101-108.

[3Chanelière M., Impact des évènements indésirables sur la pratique de quinze praticiens de la région Rhône-Alpes. Thèse de médecine générale : Claude Bernard Lyon 1 : 2005 : 123 pages.

[4Emily Venus, Eric Galam, Jean-Pierre Aubert, Michel Nougairède, Medical errors reported by French general practitioners in training : results of a survey and individual interviews, BMJ Qual Saf2012 ;21:279-286 doi:10.1136/bmjqs-2011-000359.

[5S D Scott et coll., The natural history of recovery for the healthcare provider “second victim” after adverse patient events, Qual Saf Health Care 2009:18-325-330.

[6Reema S et coll. (2010), Coping with medical error : a systematic review of papers to assess the effects of involvement in medical errors on healthcare professionals’psychological well-being. Qual Saf Health Care 19 : 1-8.

[7Magali Finon, Le médecin généraliste après un procès, Thèse en cours de finalisation, soutenance début 2012 Université René Descartes.

[9Galam E., L’erreur médicale, le burnout et le soignant, Ed Springer, Paris, 2012.

[10Quotidien du Médecin, « De l’erreur médicale au suicide », 3 mai 2012.


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