Alain Brossat,
Philosophe
Le 3 janvier 2002, mon frère, âgé de 48 ans, est mort au Centre hospitalier de Chaumont d’une méningite purulente à pneumocoque, des suites d’un enchaînement des plus impressionnants de négligences et de manifestations d’incompétence, mettant en cause pas moins de sept médecins, sans oublier quelques infirmiers et infirmières. Deux jours durant, le diagnostic suggéré par un jeune interne novice travaillant aux urgences, qui avait constaté une raideur de la nuque, a été rejeté par les médecins supposés compétents au profit de l’hypothèse de troubles hépatiques, voire d’un syndrome éthylique. Raison pour laquelle aucune ponction lombaire n’a été pratiquée et le patient est décédé d’un œdème au cerveau au terme de deux journées d’hospitalisation, pendant lesquelles lui furent dispensés quelques antalgiques accompagnés de bonnes paroles distraites.
C’était la période des fêtes, les différents services au travers desquels le malade s’est trouvé successivement trimbalé n’étaient pas très peuplés en personnel médical et, de surcroît, la corporation des médecins hospitaliers était alors sous l’emprise d’un « mouvement social » en forme de grève perlée. Mon frère était docteur en pharmacie, il travaillait pour une entreprise de matériel médical. En 2005, le Centre hospitalier de Chaumont a été condamné par le Tribunal administratif de Chalons-en-Champagne à indemniser ma belle-sœur et ses enfants pour « la totalité du préjudice subi ». En pareil cas, l’administration de l’établissement hospitalier, quelle que soit la gravité des faits jugés et le caractère accablant du dossier, n’a pas d’état d’âme : elle fait appel. Appel rejeté par la Cour d’Appel administrative de Nancy en 2007.
Pour le reste, toutes les instances rattachées au ministère de la Santé qui ont eu à se prononcer se sont constamment arc-boutées à la notion d’une « défaillance globale de la prise en charge du patient », destinée à éviter que la responsabilité individuelle des médecins concernés puisse être établie ; une telle reconnaissance aurait dû, logiquement, déboucher sur des sanctions individuelles et aurait été susceptible d’encourager la famille à poursuivre ces médecins au pénal.
Huit années d’interventions opiniâtres de la famille auprès d’une multitude d’instances, de la DDASS à l’Administration régionale de l’Hospitalisation, en passant par la préfecture de la Haute-Marne, le ministère de la Santé, le Médiateur de la République... ne sont pas parvenues à faire sauter ce verrou : la faute devait demeurer anonyme et administrative, et ne jamais incomber à des individus en particulier, quelles qu’aient été leurs défaillances dans l’accomplissement de leur tâche ; toute notion de responsabilité individuelle (qui suppose que soient prononcés des noms propres) devait être, en l’occurrence, balayée. Un résultat d’hémoculture qui ne parvient jamais au service concerné, un médecin de garde qui prescrit un antalgique à un mourant par téléphone, de son domicile, un infirmier qui tire de son chapeau un « diagnostic » d’éthylisme chronique et l’inscrit sur une fiche de soins — rien de tout cela ne mérite, aux yeux de l’administration, que la faute se rattache à des noms (le crime a un nom et une adresse, dirait Brecht) — il est vrai que des notions comme homicide par distraction, par nonchalance, par esprit de présomption n’existent pas en droit français.
Si, pourtant : à force d’obstination et de rappels à la loi, nous sommes parvenus à obtenir que la sanction considérable consistant en un avertissement soit infligée, au hasard, à l’un des médecins concernés, par la Chambre disciplinaire de première instance de l’Ordre des médecins de Champagne Ardenne. L’instance nationale de l’Ordre des médecins s’est, elle, constamment abstenue de répondre à nos courriers.
Dix ans après les faits, mon couteau s’ouvre tout seul dans ma poche dès l’instant où je commence à feuilleter le dossier compilé par nos soins et fait de dizaines et de dizaines de documents, de recours en courriers administratifs dilatoires, de lettres de relances sans retour en accusés de réception automatiques, le tout patiemment, rageusement collationné par mon père.
Est-il besoin de dire que ce négligeable incident de parcours dans la carrière de ceux qui en sont comptables et n’ont jamais, face à la famille, manifesté le moindre regret, plutôt le contraire — les deux fois où il nous a été donné d’être mis en présence d’eux, morne troupeau au regard fuyant, ils ne cachaient guère leur exaspération face à notre durable obstination à obtenir réparation. Toute leur conduite trahissait alors cette pensée abjecte : la condamnation de l’hôpital et les compensations financières qui vous ont été accordées ne valent-elles donc pas pour nous complète amnistie et ne suffisent-elles pas à passer sereinement « à l’ordre du jour » ?
Est-il besoin de dire, donc, que cette absence collective, suivie de sa fâcheuse conséquence, a transformé le dernier âge de mes parents, plus tout jeunes déjà au moment des faits en crépuscule sans fin (Brel dit cela infiniment mieux que moi : dans ce genre de situation agonique, c’est celui qui reste qui va en enfer) ?
Toutes sortes de pièges sont tendus à ceux qui se trouvent, face à ce genre de « bavure » médicale (comme on parle de « bavure » policière, le rapprochement n’est pas vraiment flatteur), dans la position du plaignant : se transformer, face à l’inertie de l’administration, qui est une politique plutôt que l’effet de dysfonctionnements ou de l’incompétence, en plaideur perpétuel, perpétuellement relancé, enragé, mortifié par les silences, les réponses biaisées, la froideur administrative auxquels il se heurte. Or, la dignité du deuil, l’effort persévérant pour « vivre avec » le souvenir du disparu et les circonstances de sa disparition ne font pas bon ménage avec ces affects qui réintensifient sans cesse la fureur et l’indignation de ceux qui ont senti s’abattre sur eux une injustice irréparable.
Face à ce type de cas, l’administration applique des règles destinées à la fois à apporter aux plaignants des réparations qui, pour l’essentiel, prennent une forme monétaire (avec ce que ce genre de « transaction » comporte nécessairement de litigieux) et à protéger les professionnels et les institutions de santé impliqués. Les réponses qu’elle apporte sont donc orientées vers la recherche de positions d’équilibre, dont le propre, souvent, est moins d’apaiser que de susciter des frustrations parmi les deux parties en présence. Surtout, l’administration (justice administrative, préfecture, ministère de la Santé, du haut en bas, etc.), pour ne rien dire du champion de l’insensibilité corporatiste de la caste — l’Ordre des médecins —, n’ont pas vocation à être sensibles aux aspects symboliques de tels « accidents ». L’argent des réparations tarifées ne peut pas racheter la violence de l’outrage qu’éprouvent, en sus de la douleur liée à la perte d’un proche, les membres de la famille du mort. Si ceux-ci en veulent alors à la terre entière, c’est qu’ils éprouvent une solitude déchirante face à ce qu’ils perçoivent comme une conjuration, une conjugaison d’intérêts variés ligués contre eux, d’autant plus redoutable et scandaleuse qu’elle ne s’avoue pas comme telle. Les plaignants attendent des mots, des gestes, des aveux et des reconnaissances de responsabilité que personne n’est prêt à prononcer et que rien des dispositifs de réparation ordinaires ne saurait remplacer. S’il est une condition dans laquelle le quelconque éprouve la sensation de se retrouver seul face au « plus froid des monstres froids », c’est bien celle-ci.
Ce désarroi et le sentiment de violence glacée (mais se dérobant sans cesse et donc impossible à nommer et épingler, à ce titre) qui l’accompagne est encore accru par la découverte progressive que font les plaignants (j’essaie d’éviter ici le vocable passe-partout et ambigu de « victime ») de cette troublante réalité : plus on s’enfonce dans les méandres administratifs, juridiques, procéduraux de ce type d’affaire, plus l’on tente de faire valoir ses droits jusqu’au bout, non pas par esprit de vindicte, mais plutôt comme si une telle obstination était due au disparu, et plus on découvre que, dans ce grain le plus fin de son existence, le tant vanté État de droit n’est mis en œuvre et respecté par ceux qui sont en position d’en être les exécutants que sur un mode qui rappelle la façon dont les automobilistes « respectent » le Code de la route : en gros plutôt qu’en détail, et dans le souci constant de ne pas se faire pincer en infraction.
C’est ainsi, par exemple, qu’il nous a fallu faire un recours auprès de la Commission d’Accès aux Documents Administratifs (CADA) pour obtenir la communication du rapport d’enquête établi par le médecin inspecteur de la santé publique, document que l’administration régionale de la santé refusait de nous transmettre, au mépris de la loi, arguant du fait qu’il contenait « des informations médicales » (!). C’est ainsi que la préfecture de la Haute-Marne qui, conformément au règlement, avait saisi le Conseil régional de l’Ordre des médecins de nos différentes plaintes adressées à celui-ci, s’est dispensé de se faire représenter lors l’audience de celui-ci, en décembre 2008 — absence qui a naturellement été interprétée par l’instance ordinale comme un encouragement à faire preuve de mansuétude à l’endroit des praticiens faisant l’objet de la plainte : c’est un peu, toutes choses égales par ailleurs, comme si un procès en Assises se déroulait en l’absence de représentant du ministère public. C’est ainsi que les différents services du ministère de la Santé se dispensent de répondre aux courriers adressés par les plaignants, attirant leur attention sur les entraves mises par l’administration locale et régionale de la Santé à leurs efforts pour obtenir des informations sur les supposées enquêtes en cours.
Ce n’est donc pas en une seule occasion, mais de manière réitérée que les plaignants découvrent la facilité avec laquelle l’autorité légitime, de haut en bas et de bas en haut, s’affranchit de la loi et leurs supérieurs se manifestent non pas comme la cohorte la plus avancée sur la brèche du « faire vivre », mais comme une caste acharnée à protéger par tous les moyens une honorabilité de pacotille, totalement insensible aux effets dévastateurs de sa capacité de nuisance. L’administration, l’État, dans la plupart de ses parties concernées, apparaissent non plus comme le protecteur du bien-être et le pourvoyeur d’immunité du sujet ordinaire, mais comme celui qui abandonne les plaignants (les proches de la victime de la bavure médicale) et les transforme en laissés-pour-compte, seuls face à leur chagrin et leur colère. Un dialogue de sourds s’instaure entre une administration et une corporation qui mettent en avant la position de principe selon laquelle la médecine n’étant pas une science exacte, la possibilité de l’erreur est incluse dans tout diagnostic et toute forme de prise en charge d’un patient et les plaignants portés à insister, eux, sur le fait qu’en l’occurrence est en question non pas cette marge d’incertitude mais, tout simplement l’abandon collectif d’un malade à son sort, par ceux-là même qui avaient la charge de le soigner.
Un différend insurmontable apparaît alors entre le « pasteur » qui, loin de se soucier de chacune de ses brebis, de veiller sur elle et la soigner (Foucault, lecteur de l’Ancien Testament !), en fait passer la disparition au registre des pertes courantes puis passe à l’ordre du jour, et des sujets ordinaires qui, habitués aux conditions générales de la démocratie immunitaire, ne peuvent se résigner à cette défection. Pleinement exposés non pas à la vindicte de l’État, mais à sa capacité d’abandon (un terme dans lequel on entend, dit Agamben, le motif du ban), ils font alors l’expérience d’une solitude qui vient redoubler leur désarroi face à la mort (d’autant plus insupportable qu’elle était pleinement évitable) du proche. Un différend sans fin et sans cesse ré-envenimé va alors les opposer à l’autorité — aucune instance ne saurait arbitrer le conflit, aucune conciliation ne saurait intervenir.
Demeure cette amertume au goût de poison, comme une malédiction sans terme.