Eric Galam,
Département de Médecine Générale, Université Paris Diderot.
Auteur de L’erreur médicale, le burnout et le soignant, Ed Springer, Paris 2012
L’excellence est requise et la parole interdite
Plus on est intolérant au risque [1], plus la faute est considérée comme grave. Elle demande d’autant plus de réparation qu’elle est moins fréquente et son « prix » (assurantiel) dépend aussi du contexte : aux États-Unis, le prix du mort par accident d’avion est trois fois supérieur à celui du mort européen et cent fois supérieur à ceux du reste du monde.
Les médecins sont souvent idéalistes, perfectionnistes et exigent d’eux-mêmes de hauts standards d’excellence. Tous les cliniciens sont conscients [2] que l’erreur est toujours possible, mais aussi qu’elle n’est pas tolérable. L’un des traits de la culture médicale, défensive et autoritaire [3], est la faible acceptation des critiques entre collègues qui peut conduire au maintien sous silence de problèmes médicaux ou éthiques sérieux et faire apparaître ceux qui les divulgueraient comme des ennemis du système devant être punis, ou même des contrevenants [4]. L’attitude collective de protection de la collectivité médicale, en arrachant violemment et bruyamment, pour l’exemple, les « mauvaises herbes » a toujours cours. Et toute tentation d’expliquer, ou simplement de compatir avec un médecin impliqué dans une erreur, reste suspecte et s’expose à être qualifiée de corporatiste. Il faut aussi noter que, privilégiant les connaissances aux pratiques, le Savoir est mis en valeur et donc, tout logiquement, l’erreur est attribuée avant tout à un défaut de savoir plutôt qu’à d’autres registres. De plus, malgré la prise en compte croissante de la santé publique, l’impact des systèmes est encore largement méconnu et renforce l’approche individuelle et autonome des soignants pour les soins délivrés aux patients. Lorsque survient une erreur, le focus est ainsi placé sur le soignant plutôt que sur le système, maintenant ainsi la culture du blâme, de la honte et de l’incompétence qui isole le soignant et continue à décourager le dévoilement des presqu’accidents et des erreurs, limitant ainsi la compréhension des vrais enjeux et la possibilité de traitements adaptés.
De l’aspiration à la perfection à l’effort de perfectibilité
C’est la publication en 1999 du rapport « to err is human » [5] par l’Institut of Medicine (IOM) des États-Unis qui marque le point de départ « officiel » de la culture de sécurité et de son développement de par le monde. Ce texte, long et argumenté, souligne l’importance médicale, humaine et financière des erreurs médicales aux États-Unis qui génèrent une mortalité évaluée, d’ailleurs avec une large incertitude, mais de toute façon très significative, entre 44 000 et 98 000 morts par an. D’après ces résultats, les organisations de santé ne figurent pas parmi les activités les plus sûres, comme par exemple l’aviation civile. En effet, si la fréquence d’événements indésirables graves (EIG) en santé est de l’ordre de 1 pour 1 000, la fréquence des catastrophes dans ces industries est de l’ordre de 1 pour 100 000 par exposition. Le rapport de l’IOM souligne également que les erreurs médicales sont plus souvent liées à l’organisation du système qu’aux défauts individuels des professionnels de santé. Leur limitation nécessite un changement culturel majeur fondé sur le réalisme (enjeu majeur, nécessaire gestion des risques et de l’incertitude), la perfectibilité (enrichissement à partir d’une analyse, d’un accompagnement d’actions), l’approche systémique (organisationnelle plutôt qu’individuelle), non sanctionnante (facilitation des retours d’expérience et des échanges), l’accompagnement adapté des soignants concernés (prise en charge des secondes victimes) et la transparence (dévoilement aux patients et aux professionnels impliqués ou pas). La culture de sécurité induit une modification des relations soignants-soignés, incitant ces derniers à prendre conscience du risque médical, de son caractère inéluctable mais maîtrisable au mieux, et à participer peu ou prou à sa gestion. En France, une vaste étude (ENEIS [6] Étude nationale sur les événements indésirables liés aux soins) réalisée en 2004 puis en 2009 confirme l’importance des EIG liés aux soins. Les EIG représentent 4,5 % des admissions en médecine (dont la moitié évitable) et 3,5 % en chirurgie. En 2009, 374 EIG ont été identifiés au cours de l’enquête, dont cent soixante à l’origine d’une hospitalisation et deux cent quatorze en cours de l’hospitalisation. Parmi les EIG survenus en cours d’hospitalisation, dont le nombre est évalué en moyenne à 6,2 pour 1 000 journées d’hospitalisation, quatre-vingt-sept ont été identifiés comme « évitables », soit 2,6 pour 1 000 journées. Ont été observés en moyenne, pour 1 000 jours d’hospitalisation, 1,7 EIG évitable ayant entraîné une prolongation d’hospitalisation et 1,7 EIG évitable ayant pour origine des actes invasifs ou des interventions chirurgicales. En l’absence de variations saisonnières, on peut estimer que le nombre d’EIG en cours d’hospitalisation se situe entre 275 000 et 395 000 par an, dont un à deux tiers considérés comme évitables.
Une évolution inéluctable mais tendue
Nombre d’initiatives se sont développées dans le monde et, quoique plus tardivement, en France. Des séminaires de Formation continue (« Dédramatiser et travailler nos erreurs » : association Repères depuis 2004), un séminaire organisé en 2006 par l’Académie de Médecine sur le thème de « l’infaillibilité médicale », des ateliers et des plénières lors de congrès de médecine générale (JNMG, CMGF 2010 et 2011), des dispositifs (« Eviter l’Evitable » de la revue Prescrire, site internet : www.la prévention médicale), des formations dans le cadre du Développement professionnel Continu, des guides (Haute Autorité de Santé : « revue de mortalité et morbidité en médecine générale », 2010, « Annonce dommage associé aux soins », 2011), la publication récente de deux ouvrages [7] participent de cette évolution ainsi que, depuis 2009, un enseignement sur l’erreur médicale pour les internes de médecine générale en Ile-de-France.
Le développement de la culture de sécurité est tout aussi fondamental que complexe, dès lors qu’il se confronte logiquement à la culture de la perfection. Il est donc lent, mais tout aussi inéluctable. Pour montrer à quel point les évolutions prennent du temps, rappelons que c’est en 1979 qu’est paru l’ouvrage de C. Bosk [8] appelant à pardonner et se souvenir plutôt qu’à punir et oublier. En France, l’ouvrage princeps de P. Klotz [9], laissant entrevoir une conception pédagogique et non sanctionnante de l’erreur médicale date de 1994. D’ailleurs, toujours aussi utopiquement réaliste, la revue Pratiques avait déjà consacré un numéro à ce thème. Soulignons enfin que cette évolution culturelle ne se conçoit pas sans une évolution de la société, de ses valeurs, exigences, domaines de tolérance...
Outre les modifications des représentations des médecins, ce processus ne sera possible que s’il s’accompagne de celles des patients qui doivent, eux aussi quitter le monde de la perfection. La confiance aveugle (« abus de confiance » ?) portée à la Médecine et la suspicion portée à ceux qui la mettent en œuvre est tout aussi rassurante quand tout va bien, que déstabilisante lorsque survient l’événement indésirable ou pire, l’erreur. La culture de sécurité suppose de développer à la fois la notion que des erreurs sont toujours susceptibles de se produire et celle que des efforts sont en permanence entrepris pour les dépister, en réduire l’occurrence et les conséquences et en traiter les conséquences. Elle suppose un respect attentif et bienveillant pour les soignants et la reconnaissance de la complexité de leur tâche et de son caractère incertain et risqué. Cette démarche n’évacue pas, aux marges, les nécessaires balises juridiques, mais elle se fonde surtout, dans l’immense majorité des cas, sur une atmosphère d’acceptation des erreurs et d’acharnement à en faire une analyse constructive, enrichissante et pédagogique, seule capable d’inciter les professionnels à les débusquer, les dévoiler, les gérer et les dépasser pour travailler encore mieux après et sortir de la position de seconde victime pour redevenir premier acteur.