Attention poison !

Sofian’ Naït-Bouda
Cuisinier bio local
et Sylvie Cognard
Généraliste retraitée

        1. Il aura fallu que des personnes soient intoxiquées par l’épandage d’un pesticide pour que l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail interdise le produit en cause. Qu’en aurait-il été si la société civile ne s’était pas emparée du scandale ?

Début octobre 2018, l’été indien se prolonge, il fait très chaud et il y a du vent. Les salariés d’une pépinière de la campagne angevine se plaignent soudainement de picotements dans les yeux et la gorge, et d’une sensation de « tête boursouflée ». Le patron appelle les pompiers. Immédiatement, dix-sept personnes sont hospitalisées sur les soixante-et-une incommodées. Le préfet déclenche le « Plan Blanc » pour réquisitionner le centre hospitalier universitaire d’Angers. Trois jours plus tard, ce sont les habitants d’un village voisin qui se plaignent d’irritations oculaires et des voies respiratoires, une quinzaine de personnes font l’objet d’un bilan médical. À noter que le 26 septembre, des élèves et des enseignants d’un lycée professionnel avaient ressenti des symptômes comparables de façon brève sans que personne ne se donne la peine d’appeler un médecin ni de chercher la cause du problème.
Le produit en cause est le Metam-sodium. Au contact avec l’eau, cette molécule se convertit en un gaz incolore à odeur de raifort, l’isothiocyanate de méthyle ou MITC. C’est ce gaz qui a provoqué la catastrophe de Bhopal en Inde. L’accident avait causé directement la mort de plus de vingt-cinq mille personnes.
Le Metam-sodium est un biocide à large spectre, utilisé pour la désinfection totale des sols avant le semis ou la plantation de cultures particulièrement sensibles à l’enherbement (fraises, semences, mâche à récolte mécanisée etc.), ou pour éviter des systèmes de rotations complexes dans le cas de monocultures industrielles qui démultiplient les ravageurs spécifiques d’années en années.
Comment un produit d’une telle toxicité a-t-il pu être autorisé ?

Le chemin d’un contournement
Le processus d’homologation de cette substance illustre à merveille l’opacité de la réglementation européenne : interdit en 2009, mais autorisé par dérogation par plusieurs pays, dont la France, pour « usage essentiel », il est réinscrit en 2012 pour dix ans à l’annexe 1 (produits autorisés). Classé cancérigène, mutagène et reprotoxique « possible » par l’Agence européenne de sécurité alimentaire (EFSA), il est pourtant autorisé dans quinze pays et interdit dans douze. La France en est le plus gros utilisateur européen (600 tonnes/an). Elle a mis en place une réglementation spécifique. Seul pesticide soumis à arrêté préfectoral, l’usage en est réglementé drastiquement dans chaque département : obligation d’information de la mairie, obligation d’usage par enfouissement ou irrigation goutte à goutte, obligation de formation des utilisateurs, obligation de déclaration en préfecture des applicateurs, interdiction d’utilisation par forte chaleur ou par jour de vent…
Ainsi le règlement européen REACH interdit l’utilisation de substances chimiques pour protéger la santé et l’environnement. Mais l’industrie profite de généreuses dérogations. Les experts se livrent à des calculs édifiants : ils comparent les gains escomptés pour les entreprises avec les risques de cancers pour les personnes exposées. [1]

Un rapport accablant
Suite à l’accident industriel, un rapport est commandé par le préfet au Service régional de l’alimentation. Il démontre que les applicateurs ne respectaient pas, ni même souvent ne connaissaient pas, les prescriptions très strictes censées en encadrer l’utilisation par arrêté préfectoral. Sur vingt-cinq exploitations inspectées, vingt-quatre ne respectaient pas les prescriptions exactes de l’arrêté et treize en ignoraient même l’existence ! La mairie de Brain-sur-l’Authion n’avait pas été prévenue.
Suite à ce rapport, l’Agence nationale sécurité sanitaire alimentaire travail (ANSES) a décidé le 5 novembre 2018 d’interdire enfin l’utilisation du Metam-sodium en France et de lever les dérogations accordées jusque-là. Cette molécule a causé l’intoxication de quatre-vingts personnes dans le Maine-et-Loire par la société productrice de mâche Primaloire, membre de la puissante Fédération des maraîchers nantais.

Face au scandale, les citoyens se mobilisent et passent à l’offensive
Alors que soixante riverains ont déjà porté plainte contre Primaloire, une réunion publique était organisée par l’AMAP locale (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne) le mardi 21 novembre pour « informer, débattre et s’organiser face à ce problème de santé publique que représente le Metam-sodium ». Plus de trois cents personnes sont venues assister à l’exposé du président de l’association Générations Futures [2], M. Veillerette, et d’une juriste de France Nature Environnement/Sauvegarde de l’Anjou, en présence des représentants de l’association de Soutien aux victimes des pesticides.
Pour M. Veillerette, l’Union Européenne est le niveau pertinent pour l’interdiction des pesticides : « La réglementation européenne de 2009 est la plus avancée au monde, mais la Commission européenne noyautée par les lobbys empêche son application en accordant trop de dérogations. C’est la lâcheté des dirigeants nationaux qui empêche l’Europe d’appliquer ses réglementations environnementales. »
L’Europe serait la solution ? Une conclusion surprenante, après la démonstration implacable qu’il nous a faite du poids des multinationales dans le processus d’homologation européen des substances chimiques. « Bien que la loi fasse obligation au pays rapporteur d’intégrer dans son évaluation les études universitaires indépendantes relatives aux substances concernées, ce qui n’est même pas toujours fait de façon exhaustive, elles ne sont jamais prises en compte, ce sont toujours les études des firmes productrices qui sont utilisées ». Tout cela aboutit à un maquis indéchiffrable, dans lequel des substances dont la nocivité est avérée sont toujours autorisées, soit par dérogation, soit dans l’attente de réévaluations toutes aussi faussées.

Par ailleurs, comment ne pas prendre en compte dans la réflexion le problème majeur que pose le dogme de « la concurrence libre et non faussée », en réalité le dumping général, au sein de l’Union européenne ? N’est-ce pas pour s’aligner sur les prix du marché européen et mondial que les agriculteurs sont contraints d’utiliser ces substances nocives ?
C’est dans une écoute attentive qu’un agriculteur conventionnel a pu exprimer son point de vue. Après avoir souligné la nécessité d’intensifier l’agriculture après la guerre pour nourrir la population, il reproche aux écologistes de faire porter aux agriculteurs la responsabilité de la pollution de l’eau, alors que selon lui l’accroissement des zones pavillonnaires fait peser un problème de pollution bien plus grave compte tenu de la sous-capacité des stations d’épuration. Il pose aussi la question du prix : « On nous demande de passer en bio sans augmenter nos prix. C’est impossible ! ».
La juriste, Mme Denier-Pasquier récuse : « Dans le rapport que j’ai rendu au Conseil économique, social et environnemental sur la préservation de l’eau, je n’ai pas dit un mot contre les agriculteurs. Le seul point qui a conduit la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles à voter contre mon rapport, c’est que j’avais souligné le manque de formation des actifs agricoles pour leur propre protection. Notre combat pour la santé publique concerne les agriculteurs au premier chef ! ».
Dans le public, un maraîcher bio historique de Nature et progrès, souligne un enjeu majeur : « La bio a fait ses preuves, tant en matière de rémunération des paysans qu’en termes de rendement. Attention à ne pas trop cliver, à ne pas stigmatiser les conventionnels, si nous voulons les intégrer à la révolution en cours. »
Après cette réunion, une association a été créée rapidement, le Collectif Environnement Val Authion 49. Le collectif organise des rencontres pour informer, réfléchir et proposer des actions de défense de l’environnement.

Planification et relocalisation
Pour en finir avec l’ère des pesticides, il ne suffira pas d’exiger leur interdiction. C’est tout un modèle agricole qu’il faut repenser, à rebours des logiques capitalistes de la grande distribution et des cours du marché mondial.
La relocalisation de l’agriculture est un enjeu politique, qui ne se fera que grâce à un plan ambitieux, piloté démocratiquement à l’échelle départementale : plans alimentaires territoriaux, circuits courts, marchés et magasins coopératifs, cantines bios cogérées par les parents d’élèves et les collectivités territoriales, abolition des subventions à l’hectare au profit de subventions à l’actif, plan de formation des jeunes agriculteurs pour doubler le nombre d’exploitations, protectionnisme solidaire via une taxation au kilomètre, reprise en main citoyenne des Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural - SAFER (attribution du foncier), Sécurité sociale alimentaire… Les chantiers sont tous plus urgents et ambitieux les uns que les autres, à la mesure de l’enjeu, qui est la survie de l’espèce humaine.
C’est dans des alliances concrètes entre producteurs et consommateurs, encadrées par une volonté publique de préserver les transformations des assauts des spéculateurs du marché mondial, que nous pourrons entamer la construction des nouvelles institutions en charge de la transition écologique de l’agriculture.
On ne s’en sortira pas avec des slogans rêveurs, et encore moins par la grâce de la bureaucratie inerte et corrompue qui préside aux destinées de l’Union européenne, mais seulement par une révolution citoyenne d’ampleur, en nous appuyant sur le retour d’expérience des réseaux d’auto-organisation qui existent d’ores et déjà, pour certains depuis des décennies.
Le jour de l’intoxication, la maire déléguée du village assistait aux obsèques de son cantonnier décédé d’un cancer après avoir passé des années à curer les fossés de cette commune horticole et maraîchère. Le cancer du cantonnier était-il une maladie professionnelle ? Son médecin s’est-il préoccupé de rechercher la cause de son cancer ? Personne ne sait… Ces lycéens et ces professeurs incommodés quelques jours avant l’accident bénéficieront-ils d’un suivi ou de mesures préventives ?
On mesure l’abîme qui sépare les institutions européennes des réalités de terrain. Vingt-cinq mille lobbyistes travaillent au Parlement européen pour environ sept cents députés qui d’ailleurs ne décident pas grand-chose. Où est le mensonge ? Les études menées par les industriels tels Monsanto-Bayer ont-elles une quelconque honnêteté autre que celle du profit ? Qu’est-ce qu’une dérogation attribuée pour « usage essentiel » ? Essentiel à qui, à quoi ? On est en plein « détournement » du sens des mots. Le préfet peut donner une autorisation et déclencher le plan blanc. La mairie devait être prévenue, mais l’aurait-elle été, par ce jour de grande chaleur et de vent, aurait-elle pu empêcher l’épandage ? Quant aux utilisateurs du Metam-sodium, on apprend que sur vingt-cinq exploitants, vingt-quatre ne respectaient pas les consignes dont treize par ignorance totale. Qu’y a-t-il d’indiqué sur les fûts de Metam-sodium ? Quelles consignes sont données quand les exploitants les achètent ? L’entreprise Primaloire n’est pas un petit maraîcher local, elle a racheté les terres d’anciennes pépinières, naguère le fleuron de l’horticulture angevine, balayées par la concurrence hollandaise. Le rachat a créé deux emplois et l’embauche de saisonniers pour les cent dix hectares désormais voués à la mâche et au radis, quand dix ans plus tôt soixante-et-un salariés cultivaient plus de trois mille cinq cents plantes. Faire miroiter des emplois, mirage ou mensonge ?

Voir, dans ce numéro, l’article : Le feuilleton du metam sodium du Dr Michel Nicolle.


par Sylvie Cognard, Sofian Naït-Bouda, Pratiques N°86, juillet 2019

Documents joints


[1Mediapart a enquêté sur l’examen en cours à Bruxelles d’une exemption pour une substance nocive, le chrome VI.

[2François Veillerette, coauteur avec Fabrice Nicolino du best-seller Nous voulons des coquelicots !, Ed. les liens qui libèrent, septembre 2018.


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