Entretien avec Violette Gautier,
pharmacienne. Propos recueillis par Elisabeth Maurel-Arrighi
Pratiques : Comment avez-vous été amenée à vous occuper de substitution ?
Violette Gautier : Au tout début de mon exercice, il y avait des médicaments opiacés contre la toux, le Néo-codion® ou contre la diarrhée, l’élixir parégorique. Les pharmaciens n’avaient pas d’états d’âme à vendre ces produits. L’élixir parégorique était alors en vente libre, les gens en achetaient par cartons.
Je n’ai pas senti de méfiance, juste de l’indifférence, voire du mépris de la part des pharmaciens en général. Les seringues par contre n’étaient pas en vente libre. À cette époque, je travaillais dans des quartiers plutôt calmes, notamment dans le 17e arrondissement, non loin du centre Marmottan, qui était un lieu de soins et de sevrage pour toxicomanes où les usagers de drogue n’étaient pas désinsérés. Dans ce quartier, personne n’avait l’air de se plaindre de cette proximité.
Les toxicomanes, on en parlait peu, on ne les connaissait pas et on était ignorant de méthode ou de structure de sevrage.
Je suis arrivée en 1988 dans le quartier de Barbès comme collaboratrice d’un pharmacien installé, lui, depuis un an. Les candidats ne s’y bousculaient pas. Pour ma part, ce quartier ne m’effrayait pas outre mesure, le trouvant populaire et pittoresque ! Je démarrais tôt la journée, je croisais les travelos, gagneuses qui eux finissaient leur « journée », avec parfois des séquelles de bagarres de territoires ; il m’arrivait de les soigner, refaire leur pansement de fortune, ils voulaient à tout prix éviter l’hôpital, contexte par trop inquisiteur pour eux ! Je croisais aussi des toxicomanes qui remplissaient leurs seringues usagées directement à l’eau du caniveau ! Ce fut un grand choc !
Le titulaire pratiquait une grande tolérance vis-à-vis des toxicomanes, nous vendions des seringues, un peu, en donnions beaucoup !
Nous avons été l’une des premières pharmacies à Paris à délivrer du Pentacaninat® pour le traitement des pneumocystoses des patients atteints du VIH. À partir de certains de ces patients, nous avons été amenés à accueillir ceux sous traitement de Skenan®/Moscontin®. Quand ces patients se présentaient, on ne se demandait pas le pourquoi du traitement, on les accueillait comme d’autres patients. Ils avaient une prescription, un traitement. On posait d’emblée les limites, vérifiait scrupuleusement la conformité de leur prescription au regard de la réglementation de ce type de produits. On se doutait bien qu’à de tels dosages, ce n’était pas forcément pour des douleurs chroniques et que ces patients avaient un vécu différent des autres.
Aux alentours de 1992, nous avons eu la période du Temgesic®, médicament antidouleur prescrit sur une posologie élevée, notamment par un médecin du quartier, anar dans l’âme, humaniste à ses heures, qui bricolait dans son coin un traitement de substitution, drainant beaucoup de patients en espérance de sevrage. Nous nous sentions dans les limites de la légalité !
Quand le Subutex® a été mis sur le marché, cela fut pour nous un réel soulagement. Nous étions enfin dans un schéma officiel de prise en charge de la toxicomanie. Nous avons pris conscience d’un certain nombre de pharmaciens et médecins qui y ont vu, eux, des opportunités commerciales en faisant n’importe quoi, sans se préoccuper réellement de leurs patients ni de la sécurité de leurs confrères ou des prescripteurs qui travaillaient avec plus de rigueur et d’exigence. À cette époque, l’équipe a dû affronter une sorte de réprobation du milieu du fait que nous étions l’une des trois plus importantes pharmacies d’accueil de toxicomanes. De travailler en relation avec les réseaux de substitution nous a grandement sécurisés. Le démarrage à l’officine de la méthadone a été laborieux, car les centres qui nous envoyaient les patients nous demandaient pour certains une délivrance quotidienne et prise de la dose devant nous. Quand ces patients arrivaient au comptoir, nous devions donc le leur expliquer, leur assurer une délivrance confidentielle sans pour autant les stigmatiser sur leur traitement.
Au-delà de cette capacité d’accueil, pourriez-vous développer davantage les conditions de ce cadre qui paraît plus paisible que l’image qu’on s’en fait ?
La législation nous a beaucoup aidés en délimitant les conditions précises de délivrance de ces molécules. Nous avons aussi eu la chance d’avoir eu un réel dialogue avec les médecins des réseaux de soins, dans les rencontres, les appels téléphoniques que nous n’hésitions pas à passer. Nous avons eu aussi la chance d’être informatisés, ce qui permettait de savoir immédiatement où on en était avec les prescriptions et les délivrances de chaque patient.
L’équipe se vouvoyait et par conséquent nous vouvoyions tous nos patients, ce qui mettait certes une distance, mais aussi une égalité parmi tous les patients sans distinction par rapport à leur traitement. Globalement, nous avons eu très peu d’ennuis avec ces patients. Bien sûr, à une certaine période, certains soirs, nous avons fait la fermeture avec la police qui patrouillait dans le quartier. Dans le milieu officinal, il y a toujours plus de personnel féminin, mais personne n’a jamais eu peur ; il y a eu des moments tendus, situations que nous avons presque toujours réussi à gérer en gardant sang-froid et fermeté. Nous avons aussi connu des moments cocasses ou ubuesques où c’étaient les patients toxicomanes eux-mêmes qui prenaient notre défense !
En écoutant les usagers de drogues, j’ai découvert des molécules, des recettes que je ne connaissais pas ! Certains patients disaient d’eux-mêmes qu’ils étaient encore dans la consommation tout en étant dans la substitution, certains étaient dans l’exhibition ou la séduction ou la provocation. Certains patients aisés pouvaient se payer facilement leur dose et « de la pure », d’autres retrouvaient de vieilles connaissances et s’échangeaient leurs bons tuyaux ! Mais il y avait toujours pour la plupart une grande souffrance sous-jacente.
Les patients toxicomanes n’ont pas tous les mêmes chances, nombre d’entre eux avaient des passifs insoutenables et peu de perspectives de futur ; pour d’autres qui viennent de milieu social plus élevé, la situation était différente, mais pour tous, outre le problème principal du logement, de la CMU, c’était l’espoir d’une réinsertion et d’une vie normale.
J’ai toujours pensé qu’il ne servait à rien de parler aux patients toxicomanes de leur conduite dangereuse et autodestructrice. Tout ce que nous pouvions faire est d’affirmer que « Nous, de nos connaissances actuelles scientifiques et humaines, pouvions leur proposer des alternatives ; vous, patient, vous pouvez les essayer et en discuter. » J’ai toujours été très directe et souvent brutale en leur disant que je détestais les pleurnicheurs, mais leur offrirai toujours mon écoute attentive, ne leur donnerai pas de conseil, mais pourrai appeler leur médecin, leur en trouver un autre, interpeller leur centre d’Assurance maladie. Je leur rappelais que je n’étais pas une amie, ni leur thérapeute, mais une intermédiaire qui pouvait les aider du mieux possible à passer d’un état à un autre. Quand certains patients étaient dans la consommation ou dans le mésusage ou l’injection des produits, je leur disais que cela ne regardait qu’eux, mais qu’ils devaient quand même se poser la question du encore et du pourquoi et que si c’était un besoin irrépressible d’injection, autant s’arranger pour le faire dans les meilleures conditions d’asepsie. Quand la confiance s’est installée, on peut poser ces questions : « Qu’est-ce qui vous a poussé à rentrer dans un programme de substitution ? Pourquoi y restez-vous ? Qu’est-ce qu’on peut faire ensemble ? »