Un voyage au long cours

Comment un cabinet de généralistes s’est débrouillé pour pallier les manques de l’institution soignante dans la prise en charge des usagers de drogues.

Clarisse Boisseau,
médecin généraliste

D’abord une question
Franck approche maintenant de la cinquantaine. En 1982, il avait à peine 19 ans. Il est, certes, utilisateur de drogues, il apprend qu’il est séropositif, il a le sida et se pense mort par avance. C’est un début plutôt pas facile dans la vie. Puis, suivent rapidement l’annonce des hépatites, les abcès, les fractures, les tentatives de suicide, les endocardites, le Gayet Wernické, etc. Ses conditions de vie sont plus que moyennes, mais Franck est toujours là. Pourquoi ? Résistance du corps ? Mystère de l’être humain ?

Trente ans plus tard
En 1980, j’ouvre avec le docteur Jean Carpentier [1] un cabinet de médecine générale à Paris, dans le 12e arrondissement, non loin de la place d’Aligre. Il y a alors des habitants, un marché et aussi des « junkies » dont beaucoup squattaient dans l’îlot Châlon. Il semble qu’ils meurent beaucoup. Très vite, ils viennent sonner à notre porte. Nous ne savons pas grand-chose de ces patients, de leur mode de vie, de leurs pratiques ni des conséquences de celles-ci (la faculté n’ayant pas communiqué sur ce sujet). Nous n’avons donc pas les « compétences ». La seule attitude que nous ayons, c’est simplement de ne pas leur fermer la porte. Il est clair que ce sont des êtres en souffrance et nous sommes probablement curieux. Nous cherchons à comprendre. En les écoutant, nous apprenons beaucoup, ils nous intéressent et nous inventons avec eux.
Les grands arguments pour ne pas les recevoir sont nombreux. Ce seraient des menteurs, des manipulateurs, des voleurs et des violents (arguments qui ont la peau dure)... Mais ne serait-ce pas le médecin lui-même qui mentirait et manipulerait le toxicomane par peur, incompétence ou paresse ? De toute façon, il lui est insupportable que ce patient vienne avec son diagnostic et sa demande de traitement. C’est un court-circuit intolérable !
Le sida fait irruption, alourdissant le nombre de morts. Très vite, l’hépatite C est nommée. Les seringues ne sont pas en vente libre, donc pas faciles d’accès, même si quelques pharmacies en vendent à prix d’or. C’est le règne de la débrouille pour en obtenir, dont le rituel : « Mon grand-père est diabétique... ».
Les années passent et elles sont parfois difficiles... Mais les liens se tissent entre cette population et nous, ces utilisateurs de drogues, venant d’horizons de plus en plus différents. Des liens forts. Alors nous bricolons. En France, il n’y a pas de recommandations de la Haute autorité de santé ni de référence médicale opposable, mais c’est peut-être cette absence de perspectives thérapeutiques qui nous stimule. Il y a urgence à inventer. D’année en année, nous prenons la mesure de notre impuissance à endiguer une mortalité insupportable. La nécessité d’un traitement de substitution aux opiacés s’impose à nous comme une évidence. Mais c’est interdit. Notre arsenal thérapeutique est alors fort modeste : Eubispasme® (médicament légèrement opiacé), Palfium®, etc. Pour le Néo-codion®, ils n’ont guère besoin de nous !
Nous prescrivons alors, en toute illégalité, de la buprénorphine (Temgésic®), présente essentiellement en milieu hospitalier, sous forme injectable. Cela durera deux ans avant que la molécule devienne accessible par voie orale. Nous tenons alors notre médicament de substitution, ce qui n’aurait pas été possible sans le courage de notre pharmacienne de quartier. Ce ne sera pas de tout repos, car l’inspection de la pharmacie lui infligera plusieurs sanctions, ce qui ne la découragera pas pour autant.
Ces prescriptions entraînèrent assez rapidement un afflux de patients au cabinet. Non seulement leurs familles nous les envoyaient (en particulier les mères), nos collègues médecins nous les adressaient, des policiers et même des juges ! C’est l’explosion. Mais le Quotidien du médecin titre encore à la une en date du 17 janvier 1991 « Comment le généraliste peut dire non à un drogué ».
Ces prescriptions illégales nous valurent une condamnation par le Conseil régional de l’Ordre des Médecins à deux mois d’interdiction d’exercer. Cette sanction fut invalidée en appel par le Conseil National de l’Ordre. Devant les tribunaux, paradoxalement, l’inspection de la pharmacie nous demanda de prouver ce que nous avancions, à savoir la nécessité d’un traitement de substitution aux opiacés, tout en nous interdisant de prescrire... Nous nous sommes donc mis au travail, sans aucun outil, et avons passé de nombreux week-ends à compulser nos dossiers pour évaluer ces nouvelles pratiques, tout en continuant à prescrire, avec les soutiens encourageants de nos amis belges et suisses.
À ce moment-là, le ministère de la Santé décide
subitement de modifier la législation et inscrit la buprénorphine au tableau des stupéfiants, dit « tableau B ». Nous devons alors prescrire cette molécule sur des carnets à souche délivrés au compte-gouttes par le Conseil de l’Ordre départemental. Nous avons droit à un carnet par semaine qui contient seulement vingt-cinq ordonnances et qui nous est remis en mains propres au siège de cette instance (qui refuse de nous confier celui de notre collègue !). On est toujours en manque de carnet à souche... et la prescription reste illégale...
Il faut dire qu’en Europe, seules la Grèce et la France persistent à ne pas autoriser ces traitements...
1995, au printemps, l’accès à la trithérapie (VIH) et l’autorisation de traitements de substitution (méthadone et buprénorphine...) sont un véritable miracle et des quasi morts vivants ressuscitent. De multiples centres spécialisés voient alors le jour, l’atmosphère est confraternelle et enthousiasmante. Des travailleurs sociaux et des médecins généralistes dirigent même des centres spécialisés.
Ce changement soudain de pratiques nécessite un peu de contrôle afin d’éviter les abus, c’est-à-dire des consultations chez de multiples médecins assorties de prescritions. Nous demandons à plusieurs reprises l’aide de la CPAM dans ce sens, en vain. Alors nous continuons à nous réunir le soir après le travail avec nos confrères médecins et pharmaciens afin de confronter artisanalement nos listes de patients.
C’est alors que la Direction Générale de la Santé confie une mission à Jean Carpentier qui, après avoir été traité de dealer en blouse blanche, est donc chargé d’aller porter la bonne parole et surtout les bonnes pratiques dans différentes régions de France. Ce qu’il fit avec succès, convainquant ici un médecin qui allait ensuite se charger d’informer les autres dans son secteur. Cette généralisation de l’information fit nettement bouger les lignes, créant ainsi un réseau de correspondants fort pratique pour adresser les patients qui se déplaçaient.

L’organisation
Puis, naît l’addictologie avec les addictologues. Les psychiatres reprennent très vite la direction de quasi tous les centres, mais heureusement les avancées sont là avec tous les bénéfices que l’on connaît bien de ces traitements.

Un dernier constat
Parmi les centaines de patients pris en charge au cabinet d’Aligre, il apparaît qu’une grande majorité d’entre eux s’en est plutôt bien sortie (souvent avec une aide familiale).
Reste une certaine frange de chroniques d’une absolue fidélité, sans doute les plus fragiles ou les moins armés au départ de la vie, qui bénéficient d’un toit, de l’allocation adulte handicapé et qui vivotent entre petites activités et rêves qui s’éloignent au fur et à mesure que les années passent. Ce sont eux qui pensaient ne jamais atteindre les 33 ans et qui dépassent les 50 ans aujourd’hui, voire même 92 ans pour le doyen de nos consommateurs...
Et puis un tout petit lot de rescapés, toujours vivants après 30 ans de misère, de vie dans la rue... qui sont toujours là...

Les temps ont changé
Je ne connais pas bien les formes nouvelles des pratiques toxicomaniaques. Il semble quand même que les vœux de ces patients restent identiques : « Je veux m’en sortir une bonne fois pour toutes ». Ce désir ambigu s’exprime toujours dans les mêmes termes...
Même si les directives sont plus claires et les prises en charge globalement plus cadrées, ces patients ne rentrent toujours pas « dans les clous ». C’est probablement ce qui continue à nous passionner. Fidèles aux valeurs que nous a léguées Jean Carpentier, nous restons mobilisés auprès de ces populations, souvent rejetées, en restant soignants et modestes dans nos attentes.
Et vive le voyage au long cours !


par Clarisse Boisseau, Pratiques N°58, juillet 2012

Documents joints


[11 Jean Carpentier est maintenant à la retraite bien méritée bien qu’il ne supporte pas bien ce nouveau statut... Il s’est fait connaître en 1973 par son tract « Apprenons à faire l’amour » qui lui valu un an de suspension d’exercice par le Conseil de l’Ordre des Médecins. Concernant la toxicomanie, il a publié :
La Toxicomanie á l’héroïne en médecine générale, Ellipses, 1994. Accueillir et prendre soin d’un usager de drogues en médecine de ville, avec la MILT et la DGS, 1999.
Des toxicomanes et des médecins, L’Harmattan, 2000.
Et par ailleurs :
Médecine générale, Maspero, 1977, puis au Point Seuil. Thèses sur l’art médical, Losange, 1997.
Journal d’un médecin de ville, Losange, 2005.
Non seulement leurs familles nous les envoyaient, nos collègues médecins nous les adressaient, des policiers et même des juges !


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