Pour une formation horizontale

Comme chaque année, l’École dispersée de santé européenne, créée à l’initiative de Jean Carpentier, réunit des professionnels de la santé qui cherchent à éclairer leurs pratiques en échangeant leurs questions et expériences.

Jérôme Pellerin,
psychiatre, chef de service hospitalier, APHP

Monflanquin est un bourg du Lot qui domine sa région. Il abrite de belles propriétés agricoles. Une quinzaine de médecins et une dizaine d’autres professionnels du soin (psychologue, assistante sociale, infirmière, éducatrice spécialisée) ont choisi de s’y retrouver le temps d’un week-end prolongé. Ils viennent de différents coins de France et se connaissent déjà. Ils ont choisi de se retrouver dans une grande bastide vivante et ensoleillée et de travailler ensemble pendant deux jours.

Que font ces gens ensemble ?
Les participants se sont vus une fois dans l’année. Ils ont décidé de deux thèmes qu’ils souhaitent aborder pendant ces journées. Un consensus s’est obtenu après deux ou trois heures de libres conversations. Les thèmes portent toujours sur les questions qui travaillent les uns et les autres avec une acuité particulière. Les participants ont défini le lieu et la date de leurs journées annuelles. Le lieu doit pouvoir accueillir ce groupe de vingt-cinq personnes et la date est connue plus de six mois à l’avance. Avant l’arrivée sur les lieux, on définit les apports de chacun pour assurer la logistique. Un mail collectif circule même avec les menus envisagés.
Deux temps de quatre heures sont prévus pour explorer chacun des deux thèmes envisagés. Un temps supplémentaire de deux heures est prévu pour s’ouvrir à une réflexion « culturelle ».
Sur place, les participants s’installent autour d’une table et le sujet est présenté par l’un d’eux. Il indique brièvement les motivations pour le choix du thème et la séance de travail se poursuit avec la seule prescription que chacun se sente libre de parler à propos du thème. Deux règles viennent ordonner le débat : toute personne qui souhaite dire quelque chose lève le doigt et attend son tour. Personne ne parle sans y avoir été invité par le modérateur. Ce modérateur est un membre du groupe qui choisit de ne rien dire sinon l’ordre des intervenants. Une personne prend des notes pour le groupe, mais chacun est libre d’écrire ou de penser. Pour parler, il doit se signaler.
Le lendemain, une deuxième session se déroule à l’identique sur l’autre thème choisi.
Entre les deux séances, un regroupement plus informel permet d’aborder le sujet dit « culturel ». Le reste du temps, les participants se retrouvent par petits groupes pour cuisiner, échanger encore, rire ou se préoccuper de telle ou telle situation. Certains se promènent ensemble ou font du sport. D’autres s’isolent pour vaquer à toute occupation qui leur convient. Tous ensemble, ils partagent leur repas autour de la même table que celle du travail

Qu’est-ce qui fait travail ?
La question ainsi posée revient à se demander en quoi une telle organisation permet l’émergence d’une pensée nouvelle. Cette idée d’une pensée nouvelle semble être acceptable pour ébaucher la réflexion. Rappelons en effet que le terme de « formation » mène à de nombreuses ambiguïtés, comme l’idée selon laquelle une formation est d’abord une déformation ou comme le fait de savoir ce qu’une formation institue.
Nous reviendrons sur ces points d’une grande importance, mais on peut d’emblée relever quelques opérateurs utiles pour décrire le travail accompli.

Le groupe, c’est-à-dire ce collectif institué
Le travail réalisé par le groupe est essentiel. Chacun expose à tous les autres sa pensée en s’appuyant certes sur ses représentations, mais aussi avec un souci de faire continuité. Dans ce sens, le groupe est stimulant autant que rassurant. Il offre de mettre à profit l’écoute des pairs pour formuler des opinions établies, des incertitudes ou de simples associations d’idées. Ici réside la possibilité de (se) découvrir. Lorsque l’on prend la parole, on commence avec une idée en tête, puis c’est le plongeon dans le discours qui se déroule. Selon les personnes et les moments, celui qui parle prolonge son idée jusqu’au bout ou se laisse aller à articuler ses propos préliminaires avec ce qui lui vient en tête. Dans tous les cas, les énoncés font retour pour le locuteur. Ce dernier réalise que sa réflexion est plus ou moins assurée, qu’elle apporte ou non des ancrages nouveaux, qu’elle peut comporter des lieux de conviction parfaitement irrationnels ou au contraire assez solides et utilisables.
L’essentiel, pour lui, n’est pas de bâtir progressivement un ensemble de certitudes, un savoir de plus en plus universel au prétexte qu’il serait passé par l’acceptation de tiers, d’ailleurs bienveillants, mais au contraire de vérifier la diversité des positions et les ressources possibles des inconstances. Il émerge alors un quant à soi dont l’intérêt est justement d’être personnel. C’est parce que chacun réalise qu’il participe, finalement, à un discours cohérent et construit pour tous et parce qu’il vérifie que ce qui est dit peut faire dire à un autre, que ses propos vont avoir une valeur authentique.

Le rythme du groupe
Comme on l’a indiqué, les séances de travail sont rythmées et se reproduisent. Cette répétition contribue au travail et aux élaborations. Le fait de se retrouver dans les mêmes dispositions permet d’instaurer dans l’esprit de chacun une confiance en soi et dans l’autre. La cohésion du groupe tient à cette possibilité d’alterner les sujets de réflexion, tout en étant assuré que ce qui est regardé en chacun n’est pas ce qu’il est mais ce qu’il pense. Travailler ensemble n’est pas seulement mieux se connaître, mais aussi acquérir une facilité pour écouter l’autre, pour suivre les méandres de sa pensée.
Par ailleurs, les sessions de travail prennent leur place dans un rythme plus vaste. Il y a eu la séquence préliminaire pour définir le programme. Il y a aussi tous les temps informels qui sont des occasions de retrouvailles. Ces conjonctures permettent, à l’insu des participants, de mesurer que les séparations ne sont que circonstancielles, qu’elles n’empêchent nullement la possibilité de se retrouver ultérieurement et qu’elles n’ont rien de définitif. En quelque sorte, le dispositif permet de se dire bonjour et de se dire au revoir. En chaque occasion, ce qui opère est la vérification que ces temps de rupture ou de rencontre ne sont pas liés au contenu de la pensée des participants, mais au fait qu’ils ont décidé de travailler ensemble, qu’ils considèrent que la construction d’un temps commun compte davantage que l’élaboration d’un savoir.

L’harmonie du groupe
L’un des ressorts du travail est l’ordonnancement de la parole. Il est très important que chacun écoute ce qui se dit par n’importe quel autre membre du groupe et que tous aient le sentiment de s’adresser au groupe lorsqu’ils énoncent une parole. Cette précision vise à indiquer qu’aucune conversation restreinte, aucun aparté à un voisin ne peut avoir lieu. Il en va, en effet, de la confiance que chacun doit avoir dans ses propres ressentis et dans ses énoncés. Dire quelque chose en petit comité, c’est ne pas être assuré de son discours ou chercher un acquiescement particulier. Ici, l’enjeu n’est pas de plaire ou de convenir à son voisin, mais de mettre à l’épreuve de tous un morceau de sa réflexion.
Tout se passe comme si le thème de travail était une partition que chacun devait exécuter. Le résultat est ce qui se passe dans un chœur de musique : les chanteurs chantent ensemble et chacun porte sa voix selon sa tessiture. Il n’est pas question de chanter plus fort qu’un autre. La voix des uns porte la voix des autres. Ensemble, ils peuvent aussi produire des silences.
Cette harmonie du groupe est indispensable à l’élaboration par chacun d’une nouvelle forme de pensée. C’est donc ici que se décide précisément la dimension de formation : dans la capacité des participants à énoncer leur propre conviction, tout en tenant compte de la réalité et des contraintes dans lesquelles ils évoluent. Le système de contrainte est incarné par l’ensemble du groupe. Dans ce dispositif, il acquiert une valeur particulière liée à la représentation imaginaire qu’en retient le participant. C’est un système bienveillant et nourrissant avec lequel doivent principalement surgir des conflits de valeur et non des conflits de personne.

À quoi sert la dimension culturelle ?
Entre les deux sessions, une personne présente au groupe, mais moins concernée par le thème en raison de son statut (ami, conjoint, voisin...) est sollicité longtemps avant la réunion pour faire la présentation d’un sujet sur lequel il est habitué à travailler. Cette petite conférence traite d’une question dite de culture. Cette partie de la formation a pour objet d’ouvrir des formes nouvelles de réflexion et des horizons soutenus par des repères moins habituels pour les participants. Après cette conférence, tous peuvent poser des questions naïves ou très spécialisées selon leur propre connaissance du sujet. Progressivement, un échange se fait et il peut apparaître ou non des connexions avec les thèmes qui sont, par ailleurs, traités.
L’enjeu est ici d’offrir la possibilité d’autres découvertes révélant pour le sujet des aptitudes différentes. Ceci réduit aussi les effets de maîtrise que peuvent avoir certains participants sur les thèmes de travail qui sont souvent plus techniques.
En conclusion, il est vivement recommandé de s’associer régulièrement avec un groupe de professionnels proches de ses préoccupations pour tenter de mettre à l’épreuve d’un jugement bienveillant ses convictions et ses incertitudes. L’idéal est de produire un travail qui fait retour pour chacun et qui n’est pas marqué par le souci d’une bonne pratique universelle. En cela, c’est une démarche éthique.


par Jérôme Pellerin, Pratiques N°58, juillet 2012

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