Léa valange,
médecin généraliste
À toi ma jumelle, ces quelques lignes. À toi ma jumelle handicapée mentale. À notre histoire qui m’a menée vers des chemins de résistance, mon ordinaire si extraordinaire.
Du fond de mes tripes, je n’ai pas vu notre différence. Tu as été scolarisée en maternelle avec moi qu’on venait chercher dès que tu sortais du cadre, autant dire : tout le temps... et puis, un jour au nom du soin, tu es partie en hôpital psy et je devais te regarder derrière la vitre : « un enfant n’entre pas dans le service » au nom du soin... Pourtant toi, tu y étais.
J’ai grandi révoltée : ma jumelle n’est pas regardée comme moi, par les autres : soit trop protégée, soit délaissée... pas de juste place : celle de vivre tout simplement. Et puis, le plus souvent la gêne, les regards surtout. Adolescente : écorchée, j’étais décrite. Et pourtant, je rêvais simplement qu’une personne me parle de toi en tant que personne : « Elle aime quoi dans la vie ? » Ce miracle a eu lieu : un soulagement un soir d’été, adolescente, par une personne attentive.
Et puis, cette recommandation reçue sur une place de village par une dame qui t’avait regardée avec insistance. Je m’apprêtais à la « tuer » verbalement. Et voilà qu’elle me dit : « C’est votre vraie jumelle ? » Je ne réponds pas, surprise. Elle : « Parce que si c’est le cas, ne faite pas comme moi : cessez de culpabiliser. Je viens de réaliser le mensonge qui m’a été dit pendant 45 ans par les psy. » Pas de chance pour le corps médical, mais je n’ai pas pris la culpabilité : de quoi pouvais-je être responsable ? D’être née d’un même œuf, un même jour : un peu de modestie ! Et oui madame, merci de votre conseil : mais j’ai résisté enfant au médecin en blouse blanche qui me disait « sa sœur malade, la jumelle en a sa part de responsabilité » en me posant la main sur la tête.
Et voilà, que je réalise mon BAFA spécialité handicap. Double message : « Avec ton expérience, tu ne dois pas t’occuper du monde du handicap » et dans le même entretien « Par contre, tu es l’une de nos stagiaires les plus intéressantes, nous pouvons te recontacter ? ». J’ai choisi d’en rire et j’ai été animatrice puis directrice de camps pour personnes handicapées, à chaque fois félicitée pour ma rigueur dans un gant de douceur.
Et voilà que je deviens étudiante en médecine ; que les patients me disent : « C’est pas possible, vous changerez quand vous serez docteur ».
Et voilà que je suis médecin et que je n’ai pas changé. Que les patients s’étonnent de ma compréhension, de mes conseils justes (parce que vécus). Parce que j’ai cheminé, réparé, je suis juste à la bonne place et ils ne savent rien de mon parcours.
Puis nous avons vécu les attouchements sur toi dans ton établissement. Le personnel de nous dire que nous nions ta sexualité : pas besoin de te protéger. Sauf que t’es devenue agressive sur toi... En tant que médecin, j’ai pu recadrer et rappeler au personnel des bases théoriques essentielles : ne pas projeter ses fantasmes sur une personne qui n’est pas à ce stade de développement : tel l’enfant de deux ans qui serait responsable des attouchements qu’il subit. Tristes familles qui n’ont pas la protection de mon métier pour faire face à la violence institutionnelle. Le travail personnel est indispensable pour ne pas tout mélanger, pour être ouvert et en paix. Être soignant nécessite d’abord une observation de ce qui est, une prise de recul avec ses croyances, ses jugements.
Ma jumelle handicapée, tu m’as ouvert les yeux sur une société qui veut bien du handicap si : « la personne travaille ou est bien intégrée ». Mais une personne qui ne travaille pas, qui a besoin d’un foyer adapté, bon sang ce n’est pas bien : cela a un coût ! Et voilà qu’avec les dossiers COTOREP, on nous embrouille : bac plus neuf, j’ai galéré pour tout comprendre... l’envers du décor, celui des familles.
Le handicap non rentable : non ! D’ailleurs, la trisomie 21 : faut la dépister. Mais ces personnes sont atteintes sur le plan intellectuel. Leur santé s’est améliorée. Elles font preuve d’amour, de lien : au nom de quoi ce dépistage éthiquement discutable ? Une personne handicapée : c’est qui ? C’est une personne et l’Aimer en tant que Personne c’est le plus beau défi de l’Amour. Il est facile d’aimer quelqu’un qui est dans le moule, qui vous exprime en retour de l’Amour. Il est bien plus difficile d’aimer la personne telle qu’elle est : sans retour.
Je t’aime.