A n’en pas dormir

L’envie, le travail, les besoins de la population, l’équipe et son projet de santé ne suffisent pas pour qu’un projet de maison de santé se réalise sur un territoire qui en a pourtant besoin.

Léa Valange,
médecin généraliste

Je m’appelle Léa. J’ai la trentaine. Jeune médecin généraliste, un peu rebelle. Il est minuit et je ne dors pas malgré les heures de travail : j’ai encore une insomnie comme chaque nuit depuis deux mois. Le couperet pour le projet de maison de santé va tomber dans une dizaine de jours, et je ne connais pas l’issue.
Le seul à se réjouir de mes insomnies, c’est le chat partant pour jouer avec la souris de l’ordi...
J’ai choisi la médecine générale par refus du monde hospitalier. Et plus j’entendais : « C’est dommage ton choix, tu ferais un bon spé », plus cela me renforçait dans ce choix pour une discipline que je ne connaissais pas. Je pensais même interne tester juste un semestre : j’avais d’autres utopies en route... et là, j’ai pris le virus de celles et ceux qui rêvent la médecine générale de demain. Je suis tombée dedans par hasard. J’ai découvert des médecins généralistes engagés, des internes en médecine générale avec qui j’ai refait le monde jusque tard dans la nuit, j’ai pas compté mes heures : nous avions en 2005 créé un collectif de la santé solidaire contre la réforme du médecin traitant avec les citoyens et les médecins... puis, il y a eu le rouleau compresseur. La vie qui m’a joué des tours, je suis devenue maman de deux enfants qui ont eu des soucis de santé. L’accalmie est revenue et du coup, le moment de penser installation : pas question d’être seule dans un cabinet parmi les autres. J’avais besoin d’utopie, de rejoindre les réalités vécues ailleurs. Une analyse très fine de notre territoire m’a amené une connaissance des besoins de santé. La Zone Urbaine Sensible (ZUS) de notre ville moyenne a attiré mon attention. Stigmatisée, éloignée du centre-ville, les patients précaires vus en garde viennent souvent de là-bas. Je réalise deux formations : porter un projet de Maison de Santé de Proximité (MSP) qui modifie mon regard sur les pharmaciens comme partenaires de soins et une autre sur les inégalités sociales de santé.

J’apprends l’appel à projet de l’Acsé (Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances) pour améliorer l’accès aux soins des plus précaires dans les ZUS. Je contacte alors tous les professionnels installés sur la ZUS. Ils sont tous en épuisement, à la recherche d’une autre façon de travailler et souhaitent remettre du lien entre eux, se rencontrer. Le pôle est créé. Les premières tensions arrivent avec les élus de l’agglo... « Pourquoi ce quartier et pas celui de ma ville ? » En raison de la plus grande précarité de la population sur ce quartier mise en lumière par votre analyse des besoins sociaux.
CQFD ? Non, pas pour eux.
Portée par la présence d’une équipe dont une pharmacienne (comme quoi en chemin, les préjugés tombent), je m’investis et je ne compte pas mes heures.
Pour réfléchir au projet de santé, je réalise un certain nombre de rencontres de partenaires, d’individus. J’affine mes connaissances sur ce quartier que je ne connais pas. Un quartier de terreur fin des années 80 qui, suite à des démolitions, a vu partir une partie de ses habitants. Je me prends d’affection pour ces gens que je rencontre et dont on me parle lors des rencontres. Ces gens qui ne travaillent pas pour beaucoup. Il n’y a pas de boulot, peu sont qualifiés. Dix-neuf nationalités différentes. Des retraités ouvriers au minimum vieillesse. Des familles nombreuses, des familles monoparentales...
Et les soignants qui rament sur le plan administratif pour les CMU, les prises de rendez-vous ailleurs, expliquer les traitements avec la barrière des cultures et de la langue. Pour me dégager du temps en journée, je réalise un certain nombre de gardes : et je constate la présence de ces familles qui ont des ordonnances sans les comprendre, qui lorsqu’elles ont le nez qui coule pensent que « le docteur, avec le pschitt, va éviter que ce soit grave ». Alors je prends le temps d’expliquer la rhinopharyngite, c’est viral, c’est simple : et je parle des recettes de grand-mère qui ne font pas de mal, qui nous ramènent dans notre corps. Je rassure, je les valide dans leur capacité à faire face à un certain nombre de symptômes et leurs yeux brillent. Ils me sourient : « Vous exercez où, docteur ? » J’ai commencé à dire où je souhaitais m’installer. Alors, je sais à la tête de la personne si elle est d’ici ou d’ailleurs. Si elle est d’ailleurs, elle ne connaît pas le quartier, trop loin du centre-ville derrière un périph... Aucune raison qu’elle y aille. Pourtant il été rénové, il y a un parc avec de beaux espaces pour les enfants. Il y a des associations que je trouve pertinentes qui m’ont fait venir sur le quartier. Je suis curieuse et j’aime découvrir ce qui fonctionne. Non, une personne qui vient d’ailleurs, arrivée récemment sur la ville pour le travail, ne le connaît pas. Par contre, celle d’ici, il y a toujours ce silence. Là, il y a celle qui embraye sur : « Docteur, vous n’oublierez pas ma carte Vitale » et celle qui me demande si je suis sérieuse. Hier, j’ai même eu le droit par une dame à l’accent du sud : « Vous êtes une sainte pour aller vous installer là-bas ».
Parce que depuis un an que nous portons le projet, nous avons conscience avec l’équipe que ce projet peut changer le regard sur ce quartier. Toute la ville est déficitaire. Les médecins ne peuvent plus prendre de nouveaux patients. Ils débordent. Des départs à la retraite sont prévus sans successeur dans la plus grande inquiétude des médecins : « Comment je vais tenir ? » L’Agence Régionale de Santé (ARS) nous a reconnu zone fragile. Les élus ont réalisé l’intérêt du projet pour le quartier. Compte tenu de la démographie médicale, quatre jeunes médecins qui s’installent là-bas vont drainer les personnes du centre-ville qui n’ont plus de médecins généralistes. Le quartier pourra être découvert par toutes ces personnes qui n’ont aucune raison d’y aller. Dans la salle d’attente, le mélange se fera sous le regard bienveillant de secrétaires formées à la résolution non violente des conflits en donnant à chacun la parole. On a visité les locaux, l’accord est presque là... L’utopie est en marche.
Et voila que Que choisir met en ligne son avis sur la démographie médicale à partir des chiffres de la Caisse Primaire d’Assurance Maladie (CPAM). Nous avions retrouvé la surévaluation par la CPAM en ayant accès à leur fichier. Nous avons transmis les données à l’Union Régionale des Professionnels de Santé et à l’ARS à partir de la réalité du terrain. La zone va être reconnue zone fragile officiellement en fin d’année. Mais voila qu’un élu de l’opposition se saisit de l’étude Que choisir pour dire : « Tout est faux. Il n’y a pas de problème... »

Et voilà, je ne dors pas... parce que mes élus sont hésitants. « Où est l’expert ? Le bon ? », « C’est quoi un problème d’accès aux soins ? », « C’est des libéraux : ils sont riches, on va pas les aider. Ils peuvent bien payer des locaux quinze euros le m2 en ZUS (en centre-ville, c’est dix). Ils veulent faire deux à trois actes par heure pour prendre le temps d’éduquer, salarier du personnel. Quelles idées, ils ont qu’à... », « Ils ont qu’à ouvrir un centre de santé de gauchiste plutôt que d’être libéral et bobo... », « Ils ont eu une subvention pour porter le projet, ils ont qu’à payer des experts extérieurs, des vrais qui coûtent chers, mais il y a un label... c’est certifié : expert... », « Et puis, vous avez retenu le médecin de l’ARS, il l’a dit : si on les aidait, ils n’auraient pas de patients. Il y a trop de médecins. Bon d’accord, il y en a plusieurs qui lui ont rappelé des chiffres, mais quand même, Que choisir confirme l’inverse. » Contrairement à ce que nous lisons dans la presse : il est difficile de porter un projet de santé solidaire, fraternel, utopiste sans la présence du politique en soutien ponctuel. Ces projets coûtent plus chers qu’une autre installation : temps d’ouverture de secrétariat conséquent, équipement informatique plus lourd, salle adaptée aux réunions pluriprofessionnelles et à l’éducation thérapeutique... L’absence d’une politique nationale de financement pérenne de telles structures freine des professionnels de santé en souffrance et qui ont peur... Derrière le « Ça va me coûter cher » j’entends le « Où va-t-on ? Vers quel projet de soins ? Une révolution dans les soins ? Une action politique par l’accompagnement de la personne vers l’autonomie par la confiance en elle ? Et les autres professionnels hostiles au projet n’ont-ils pas raison ? »
Et voilà, le chat dort : et moi ? Moi, j’attends de savoir si notre ville aura l’envie de relever ce défi de la maison de santé. J’entends l’équipe me dire : « Léa, on va faire signer des pétitions ! On va se battre. » Sauf que je repense à tout ce qui s’est déjà fait. Et je n’y crois plus. Je ne sais plus, je suis fatiguée et je ne dors plus depuis trop de nuits... en colère contre le politique, contre notre ARS locale peu aidante sur l’ensemble des différents projets sur le territoire...
Dix jours encore : après, finie l’illusion de croire qu’un jour, ils nous aideront un peu comme ils le disent dans les médias...
Dix jours encore, et qui sait : une belle fête citoyenne pour l’ouverture de la maison de santé : lieu de vie, lieu de mélange, lieu de rencontre !
Dix jours encore où tout est possible !


par Léa Valange, Pratiques N°60, février 2013

Documents joints

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