Lu : La Nuit tombée * & L’Hôpital **

Proposé par Dominique Louise Pélegrin

J’ai eu envie de rapprocher ces deux romans parce que tous deux parlent de maladie, de douleur humaine, d’une façon vertigineuse. Il ne s’agit pas du corps individuel, de la douleur personnelle d’un héros, d’un individu, mais de quelque chose qui touche le collectif, le corps social, pourrait-on dire. Dans les deux livres, c’est décrit avec une force remarquable.
Dans La Nuit tombée, Gouri roule à moto. Derrière lui, une remorque cahotante avec sa réserve d’essence. Dans le paysage qu’il traverse, quelque chose ne va pas, c’est noir et vide, il s’arrête dans un village déserté, trouve la seule maison éclairée, où il est accueilli par Véra et son mari. Le mari est atrocement malade, sa peau part en lambeaux. Le fils du couple est malade, lui aussi. Des voisins viennent, on boit, on mange, on parle des vivants et surtout des morts. On est à quelques kilomètres de Tchernobyl. Gouri travaillait à la centrale, il habitait tout à côté. Mais il est parti très vite, il vit à Kiev, il n’est pas malade. Sa fille l’est. C’est pour elle qu’il revient, chercher quelque chose dans l’appartement où il vivait, tout près de la centrale, dans un territoire désormais interdit où il va entrer de nuit avec un de ses anciens voisins pour guide...
Le ton est sobre, très allusif, très prenant, les dialogues étroitement mêlés à la description froide, à la rapidité de l’action, durant une soirée et une nuit. Le mal est là, on boit le lait, on mange les produits du sol contaminé, tant pis. On picole. Les forêts sont noires, les routes vides. Antoine Choplin décrit sans pathos un état du monde, de notre monde. Un futur possible. Ce court roman a eu le prix du roman France télévision 2012. Le lecteur le referme avec un frisson et se dit : pire que la guerre.
L’Hôpital, a déjà été publié en 1990, mais il était devenu introuvable. On remercie l’éditeur Verdier de remettre sous nos yeux ce texte de l’écrivain et cinéaste marocain Ahmed Bouanani, disparu en 2011. Ici, le lieu, les gens, les drames, le sang craché et l’humour non moins craché sont intriqués, superbement. Ça se passe dans un hôpital où il fait froid, où les morts sont aussitôt détroussés, mais avec bonne humeur, où la mort est « habillée elle aussi d’un sordide pyjama bleu, fumant comme tout le monde du mauvais tabac, racontant n’importe quoi dans l’attente du crépuscule. Elle ne se cache pas dans les coins sombres, derrière les talus, sous les lits, dans les latrines humides et puantes, elles s’attablent avec nous, elle rit quand nous rions, elle partage nos folies, puis elle nous conduit dans nos draps comme on conduit des chenapans qui refusent de dormir tôt »... Le narrateur erre dans les méandres de sa pensée et participe à la vie collective, il prie avec le Litron, Le Corsaire, le Pet, hommes perdus, malades, sans âge qui supplient Allah de leur envoyer une femme, « même obèse, borgne ou teigneuse ». C’est superbe et implacable. Là encore, le lecteur se dit : pire que la guerre. Mais...
Mais la langue, un français au comble de sa beauté, entoure la folie, l’exprime et la contient, fait de ce texte quelque chose qui restera dans notre mémoire.


* Antoine Choplin, La Nuit tombée, La Fosse aux ours, 2012
** Ahmed Bouanani, L’Hôpital, Verdier, 2012


Pratiques N°60, janvier 2013

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