…mais alors, qui peut pour lui ?

Éric Bogaert
Psychiatre

        1. C’est souvent comme ça que ça se passe. Présenté comme ça, dans le vif d’un texte coup de poing, ça surprend, voire révolte. Mais on pourrait avoir un autre regard.

D’abord terre à terre. C’est dans un service hospitalier d’alcoologie que l’admission de Phi-lippe est refusée. Ces services se concentrent sur des séjours de deux à quatre semaines pour réaliser un sevrage » biologique » très protocolisé, préface d’un » parcours » de soins qui comportera d’autres étapes, de préférence articulées pour éviter les « rechutes » dans des espaces-temps intermédiaires béants, qu’ils soient dans le lieu privé des habitudes – la maison des tourments, le travail aliénant ou fantomatique, le bistrot des copains…– ou dans celui hostile et froid de la rue – faut s’anesthésier et se réchauffer –. Un accord de principe et négocié entre le seul patient et le centre de postcure ne suffit probablement pas au service hospitalier. Surtout s’il est téléphonique (« Mais oui, bien sûr, nous pouvons vous recevoir pour une postcure, faut d’abord faire un sevrage, puis on prendra la suite » lorsque nous aurons examiné la candidature du service qui aura fait le sevrage, est-il sous-entendu, histoire de ne pas encombrer le patient, en situation si désespérée, de ces démarches administratives). Une telle candidature suppose souvent un processus élaboré. D’abord remplir un dossier médico-social, avec lettre de motivation du patient et assurances, par un engagement écrit d’un responsable du service de soin, qu’en cas de problème celui-ci reprendra le patient et qu’à la sortie de postcure, celui-là disposera d’un domicile effectif et bénéficiera d’un environnement de soutien médical, psychologique et social dans son lieu de vie naturel (étape stabilisée du « parcours de soin sécurisé »). Puis souvent une visite avec consultation, avant d’avoir une réponse lorsque la commission d’admission aura statué. Un service hospitalier ne peut (ou veut) se permettre d’avoir à prolonger « indûment » un séjour devenu « inapproprié » après le sevrage, en attente d’un accord à l’admission puis d’une place effective dans un centre de postcure. C’est habituellement comme ça que ça marche, sauf parfois si le patient habite le « territoire » du service hospitalier, qui peut alors mettre à disposition ces diverses étapes (postcure, logement adapté, hospitalisation de jour, consultations, groupes de parole,…) articulées localement par ses soins, s’il a voulu et pu mettre en place ce « parcours de santé ».

Il en est de même pour les secteurs psychiatriques, avec cette différence que souvent, et puisque le traitement de la « maladie alcoolique » n’est plus a priori une prérogative de la psychiatrie, addictologie faisant, ils ne prennent généralement plus en charge le soin de l’alcoolisme.

Puis au fond. Le problème de Philippe n’est pas l’alcoolisme, ni même la désinsertion sociale. Ce ne sont que des conséquences de ce diagnostic posé dès le début du texte : « tout ce qu’il entreprenait était voué à l’échec ». Voilà ce qu’il faut garder à l’esprit avant tout, avant toute tentative de boucher les trous de sa vie chaotique au fur et à me-sure qu’il s’y précipite, et ceux qui s’ouvriront entre les étapes de son parcours du combattant contre son toxique. Et ça, c’est pas quelque chose qui se transmet de main en main au gré des équipes qui jalonnent le parcours, mais ça doit être le fil de trame qui court tout au long de celui-ci, tenu par Philippe et une seule personne (ou équipe) qui prend en main cette question de l’« échouage » de Philippe. Les bouche-trous sont certes nécessaires, mais on peut craindre que soit, si Philippe est le seul à en tenir en main l’engrenage, ça ne produise que de l’égrenage, soit, si cette tâche est assumée par une théorie d’intervenants, son texte n’en devienne incompréhensible, chacun parlant sa langue dans un monde « bio-psycho-social » qui n’a rien d’une tour de Babel.

D’ailleurs, dans la typologie des pratiques de secteur psychiatrique, s’il existe le plus sou-vent le même modèle que celui décrit ci-dessus pour l’addictologie, il y a aussi celui de la psychothérapie institutionnelle, hélas de moins en moins possible (pour ne pas dire » autorisé ») faute d’être consensuel, et celui plus anglo-saxon du « housing first » (un loge-ment d’abord, comme préalable aux soins), qui se soucient de l’accueil et de la construction d’un dispositif de soin qui comprenne celui d’un environnement social vivable, et la personne du patient – son style, ses embarras, et ses désirs.

On sait bien qu’il faut faire preuve de capacités opératoires et d’adaptation très performantes pour faire face aux contraintes du fonctionnement social actuel, alors comment faire quand on ne se tient pas ? Philippe ne peut plus assumer de tenir en main tous les aspects de son être, alors faut-il en confier les différents morceaux à différents réparateurs qui travaillent chacun dans son atelier, ou à une même personne morale qui assure l’ensemble des tâches de façon coordonnée et le service après-vente pour toutes celles-ci ?

N’apparaît-il pas ainsi que la réponse thérapeutique est le reflet de la représentation que se fait le thérapeute de la nature de la pathologie, et que l’organisation du dispositif de soin doit être essentiellement affine à la réponse thérapeutique, et donc à la pathologie, calquée sur celles-ci, plutôt que réglée sur d’autres considérations qui n’ont rien à voir avec l’objectif du dispositif ?


par Éric Bogaert, Pratiques N°77, avril 2017

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