Mathieu Colloghan
membre de l’association La Rôtisserie [1] www.larotisserie.org
Le quartier Sainte-Marthe se love dans une partie du « Belleville historique » qui a échappé à l’équarrissage urbanistique des années Pompidou (cette rénovation urbaine et spéculative des années 1970, quand le nord-est parisien fut noyé sous le béton pour faire place à quelques cités HLM et, surtout, à des « logements intermédiaires » haut standing). La rue Sainte-Marthe fait aujourd’hui office de ligne de front entre le rayonnement de la bourgeoisie branchée (Oberkampf-Saint Maur) du nouveau Paris et le bas-Belleville populaire jeune des cités voisines qui « tiennent les murs », habitants de la rue souvent immigrés, vivant dans des immeubles insalubres, des appartements ne dépassant jamais le deux-pièces ou dans les « cités sensibles » voisines où les livreurs de pizzas refusent de rentrer. C’est le quartier de La Rôtisserie, un petit restaurant de quartier et projet atypique mêlant pratiques autogestionnaires, autonomie, expérimentations et intégration sociale, solidarités internationales et travail culturel.
Derrière une devanture rétro en bois fatiguée, une petite salle carrelée accueille six tables et des bancs sur lesquels peuvent venir s’entasser presque quarante personnes (avec beaucoup de motivation). Au mur, des affiches de concerts, de découverte du Yoga et de manifs. Le service, la cuisine et la gestion quotidienne du lieu le midi sont assurés par sept salariés sur un principe d’autonomisation : ils décident entre eux des aménagements de leur temps de travail, des périodes de formation, de la composition des équipes, des menus, etc. Le restaurant se remplit tous les midis des voisins et de personnes travaillant dans le quartier. Les prix ont été fixés volontairement le plus bas possible [2] pour garantir l’accès au plus grand nombre d’habitants du quartier.
Le soir, le service et la cuisine sont assurés par des associations qui conservent la recette pour soutenir leur projet (jusqu’à plusieurs centaines d’euros par soirée), ce qui pousse à apprendre à travailler ensemble sous la pression du coup de feu et découvrir le rapport particulier qu’entraîne le fait de nourrir quelqu’un.
Participer au restaurant ne nécessite pas de répondre à un trop grand nombre de conditions : avoir un projet collectif, respecter le matériel et les locaux, la limitation des prix et l’ouverture à tout public.
Durant ces treize années associatives, des centaines de projets sont passés par le restaurant avec, en moyenne, une centaine d’associations par an (cent vingt cette année). Autant de projets qui ont ainsi été soutenus ou intégralement financés : des solidarités internationales aux actions sociales ou culturelles en passant par le soutien à des luttes syndicales et politiques, y compris par l’ADNC qui coordonne ce numéro de Pratiques !
À la marge, les associations impliquées se rencontrent régulièrement, échangent. Des militants associatifs migrent aussi d’une association à l’autre. Le restaurant devient ainsi une plate-forme d’échange entre associations.
Quand le lieu n’est ni la cantine de quartier du midi, ni le restaurant associatif du soir, il est encore utilisé, durant les quelques heures disponibles, comme lieu de réunion pour les associations, d’accueil pour de l’aide juridique ou pour une AMAP.
Si certains usagers de la Rôtisserie viennent y manger motivés par l’objet de l’association tenant le restaurant ce soir-là, une autre partie vient, elle, pour l’aspect convivial et économe du lieu. Le succès de la dimension propagandesque de l’opération est donc inégal.
Le fait de (re)faire de la restauration un lieu d’expérimentation politique, d’exploration de nouvelles pratiques sociales sans dogme, sans avoir l’air d’y toucher, avec des investissements et des engagements différents mais qui, ensemble, composent un sujet cohérent, tient dans un petit restaurant de quartier, vivant et fragile, de 26 m2 pour « penser globalement, agir localement ». Et vous pouvez venir y manger. Votre ventre y fera de la politique.