Anne Perraut Soliveres
cadre supérieur infirmier à la retraite, praticien chercheure
19 h 30, l’heure de la relève. L’équipe de nuit arrive dans le service de réanimation. Chaque infirmière dépose un grand sac dans un coin de l’office où se déroulent les transmissions. Premier café. À peine l’équipe de jour partie, Tran, le réanimateur, vient voir qui est là ce soir « Qu’est-ce qu’on mange ? » Deuxième café et évocation du menu. Ce soir, comme chaque soir, chacun a préparé sa spécialité du moment. Toutes les cuisines du monde se fréquentent, et nous partageons scrupuleusement les recettes des plats qui font l’unanimité. Plutôt relevés, les repas se préparent entre deux tours de soins, entre les urgences, faisant patienter nos estomacs qui ne pourront être satisfaits qu’avec la première accalmie, pas avant plusieurs heures. Je cisèle les échalotes pendant que Chantal pilonne le combava avec le gros sel pour le rougail (elle a amené son pilon, moi mes couteaux). L’odeur qui émane de son pilon est sublime et vient agréablement se substituer aux miasmes hospitalières, dont on plaisante, même (surtout) à table... Michelle a apporté les saucisses déjà prêtes et nous mettons le riz à cuire au micro-ondes (seul moyen de cuisson autorisé). Le repas est un moment fort de la nuit que nous prévoyons chaque jour pour le lendemain, voire pour la semaine suivante, de crainte d’avoir à absorber la nourriture froide et rebutante proposée par l’hôpital. Dès que le service le permet, les alèses (propres) garnissent la table et le couvert est mis. Les rires fusent, les plaisanteries n’ont d’autre limite que l’imagination (débordante) des soignants du service auxquels se rajoutent souvent l’interne et le médecin de garde, le laborantin, tous ceux qui vont passer la nuit à l’hôpital.
De quoi parle-t-on entre deux blagues ? De nouveaux plats, de ceux qu’on a déjà goûtés, de ceux qu’on va expérimenter, du prochain anniversaire où l’on va mettre les petits plats dans les grands... J’ai toujours éprouvé un plaisir particulier à mitonner la cuisine de ma région ou des plats plus exotiques (dont je laissais une large part à la maison pour les enfants qui s’indignaient systématiquement : « Encore pour l’hôpital !.... »)
C’est cette perspective du repas en commun qui nous permettait de tenir, ce plaisir que nous devions attendre parfois jusque très tard, ce moment festif et créatif autour de la table où les informations essentielles concernant les patients, les aléas de la vie des uns et des autres, alternaient avec les récits de compositions de plats, entrecoupés de blagues pas toujours du meilleur goût et de fous rires irrépressibles. Cela a illuminé ma vie de travail.