Un cas d’école

Dexia est la première banque européenne d’envergure à être démantelée, suite à la crise financière que nous traversons depuis plus de trois ans. Cas isolé ou annonciateur de suites plus considérables ? L’avenir le dira.

Lucien Farhi
Contrôleur de gestion 

Cette banque franco-belge est issue du mariage, en 1996, d’une banque française — le Crédit Local de France (CLF) — et d’une banque belge — le Crédit Communal de Belgique. Mais qu’est-ce que le CLF ? À l’origine, un simple département de la Caisse des dépôts, spécialisé dans le crédit aux collectivités locales, gérant par la suite un établissement public, la Caisse d’aide à l’équipement des collectivités locales, chargée de favoriser les émissions obligataires [1] desdites collectivités qui bénéficiaient de la sorte du triple A de la Caisse des dépôts. Le temps passant, les ambitions personnelles de ses responsables aidant — ambitions chaudement et équitablement entretenues par les gouvernements successifs, tant de droite que de gauche —, ledit département est successivement filialisé en 1987 avec création du CLF, introduit en Bourse en 1991, puis privatisé en 1993.
Là commence l’aventure. Le métier d’une banque consiste à transformer une ressource financière à court terme en prêts à moyen et long terme. Dexia n’étant pas, à l’origine, une banque de dépôts, est handicapée par la faiblesse structurelle de son volet ressources. S’ensuit une recherche tous azimuts de disponibilités à travers des alliances, des acquisitions d’institutions financières, débouchant sur des diversifications hasardeuses. Au passage, et au mépris de l’intérêt de ses clients, Dexia place auprès de son fonds de commerce d’origine, les collectivités locales, des prêts dits structurés, dont certains à taux variables, qui plombent lourdement leurs finances. Politique sanctionnée en 2008 : la banque est entraînée du fait, entre autres, de sa filiale américaine FSA, dans le maelström des prêts « subprimes » [2], les mêmes qui causeront la faillite des caisses d’épargne américaines puis la mort de Lehman brothers. Dexia y perd ses fonds propres et doit être recapitalisée d’urgence à hauteur de 6,4 milliards d’euros, apportés par les pouvoirs publics belge et français. Entre 2008 et 2011, Dexia liquide plus ou moins à perte une partie de son actif de participations, obligations et prêts plus ou moins « pourris », mais la crise de la dette dite « souveraine » — celle des États — lui assène le coup de grâce : les marchés ne lui pardonnent pas un bilan alourdi de bons du Trésor grec et autres pays en difficulté, et lui refusent les ressources indispensables pour refinancer ses prêts à long terme. Elle ne peut plus remplir sa fonction de banquier. Belges et Français se résignent, en octobre 2011, à la démanteler. La seule chose certaine est que les contribuables ne reverront plus les 6,4 milliards d’euros apportés en 2008, l’action de Dexia étant, depuis, passée de 9,90à1 .
Le montage retenu équivaut, en faisant abstraction des structures juridiques sous-jacentes, à partager Dexia en trois parties : une banque de détail détenue par la Belgique et nationalisée ; une banque des collectivités locales françaises alliant la Caisse des dépôts à la Banque postale et, enfin, une « badbank », nom réservé dans le jargon aux structures de « défaisance » destinées à loger des actifs douteux, que l’on espère liquider à petite vitesse au moindre coût. C’est dans cette structure que l’on retrouve les reliquats des subprimes et autres participations dangereuses, mais aussi les dettes souveraines des pays mis sous surveillance, etc.
On peut se demander pourquoi les pouvoirs publics des deux pays se sont précipités dès 2009 au secours de cette banque, privée, après tout ? Deux raisons essentielles auront sans doute joué : côté belge, le désir de protéger les déposants, essentiellement belges, de cette entité. Côté français, celui de préserver une structure de prêts aux collectivités (Dexia, à ce moment, détient 40 % de ce marché). Dans leur naïveté, feinte ou calculée, les pouvoirs publics des deux pays s’imaginent que la recapitalisation de Dexia, faisant abstraction d’un actif lesté de non-valeurs et d’un passif lourdement tributaire des marchés, pouvait suffire à sauver l’institution.
Le coût de cet aller-retour du public au privé ne sera connu que d’ici quelques années, le temps de clôturer les comptes de la badbank, de dédommager quelques petites communes piégées par les prêts structurés, faire face aux procès intentés par de plus importantes, sans parler de la purge des garanties hors bilan accordées par Dexia. En principe, en dehors d’une recapitalisation minimale à consentir pour la nouvelle banque des collectivités locales, les engagements de la France sont limités à une garantie portant sur une quarantaine de milliards d’euros sur l’ensemble badbank et collectivités locales. On pourra comparer avantageusement aux 16 milliards déjà mis à la charge du contribuable français par l’aventure similaire du Crédit lyonnais, il y a quelques années.
Notons que tout le monde n’y aura pas perdu au passage : dans l’intervalle, Dexia aura distribué de généreux dividendes à ses actionnaires, de confortables bonus à ses cadres, des stock-options à ses dirigeants... L’équipe responsable du désastre et remerciée en 2009 jouit d’honorables retraites. Les dirigeants nommés depuis, en dépit de la situation désespérée de leur entreprise, se sont fait voter des émoluments dépassant ceux de leurs prédécesseurs, par des conseils d’administration où siègent en parfaite harmonie des représentants de l’État et du patronat.
Alors, Dexia, cas particulier ou prémonitoire d’autres désastres ? Au minimum, cas d’école. On peut y observer, en effet, comme à la loupe grossissante, les méfaits d’un système financier détourné de sa fonction et soumis au règne des « affaires », la mise à mal du postulat idéologique d’une gestion privée vertueuse opposée à une administration publique dispendieuse. Quelques dizaines de milliards d’euros pour le coût d’un billet A/R sur la Caisse des dépôts, cela fait cher du voyage... et de la leçon.
Avec toute ma reconnaissance à Jean-Paul Blin, Jacques Vercueil et Jean Hauchecorne pour les corrections et compléments d’information apportés à cet article.


par Lucien Farhi, Pratiques N°56, février 2012

Documents joints


[1L’émission d’obligations par les collectivités locales — l’équivalent de l’émission de bons du Trésor par l’État — est une technique leur permettant de financer leurs investissements à coût inférieur à celui occasionné par des emprunts bancaires.

[2Subprimes : prêts immobiliers hypothécaires, consentis en connaissance de cause par les banques à une clientèle à revenus insuffisants pour faire face à leurs échéances. Les banques pensaient se rattraper en revendant, en cas de non-remboursement de ces prêts, les immeubles hypothéqués avec, en prime, de gras bénéfices, grâce à la hausse des prix de l’immobilier. La conjoncture s’étant retournée, les prix de l’immobilier ont baissé, entraînant la faillite de nombreuses banques, devenues incapables à leur tour de rembourser leurs propres prêteurs ou déposants. Par ailleurs, plusieurs d’entre les banques, à la recherche de liquidités, avaient revendu à des investisseurs tout ou partie de leurs portefeuilles desdits prêts (c’est ce que l’on appelle la titrisation), en fournissant à ces investisseurs, entraînant du coup la faillite de ces dernières. FSA, filiale Dexia, est l’une de ces sociétés spécialisées, impliquée dans le désastre des subprimes et cause de milliards de dollars de pertes pour sa maison mère.


Lire aussi

N°56 - février 2012

On sait déjà

par Martine Lalande
Martine Lalande, Médecin généraliste Deux petits garçons rondouillards et souriants dans la salle d’attente. Arrivés dans mon bureau, ils déclarent : « On sait qu’on est obèses ». Ah bon ? Puis …
N°56 - février 2012

Que veulent vraiment les jeunes médecins généralistes ?

par Jessica Guibert
Une étude réalisée par l’ISNAR-IMG (Intersyndicale Nationale Autonome Représentative des Internes en Médecine Générale) tente de répondre à cette vaste question. Jessica Guibert, interne en …
N°56 - février 2012

Prête-moi ta plume

par Anne Legresy
Qu’en est-il aujourd’hui du cursus de formation des soignants, alors que les textes qui la régissent font prévaloir les connaissances théoriques ? Anne Legresy, pédopsychiatre hospitalier …
N°56 - février 2012

L’Ecole des Papilles

par Sébastien Goudin
Projet créatif de prévention de l’obésité, l’Ecole des Papilles développe les savoir-faire et les connaissances des enfants sur l’alimentation, tout en renforçant leur esprit critique vis-à-vis des …