Une arme de terreur

Brigitte Tregouët
Médecin généraliste

        1. Le prélèvement d’organes sans consentement sur des vivants terrorise les populations. C’est un crime abominable, une atteinte à la civilisation.

Une jeune femme d’Europe de l’Est qui porte tout : le mari très malade, l’éducation des enfants, l’exil, le refus du statut de réfugié politique et donc la précarité administrative, la précarité financière absolue. Malgré cela une grande dignité, une intelligence humaine (et d’ailleurs, les enfants sont tête de classe !). Pour une fois, elle vient seule et me parle d’elle. Elle parle déjà un assez bon français. Le récit est terrible, celui-là même que l’Office français pour les réfugiés et les apatrides (OFPRA) puis la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) n’ont pas jugé suffisant pour obtenir un titre de séjour. Mais a-t-elle pu faire ce récit ? Car ce jour, en face de moi, elle est en pleine reviviscence traumatique. Elle tremble, elle pleure, elle est totalement dans l’émotion de ce récit. Je me déplace de l’autre côté du bureau, pour être plus proche, plus sécurisante. Elle me dit qu’elle entend leurs voix, ces voix de mafieux qui lui ont dit au téléphone : « J’enlèverai tes enfants, je te prostituerai, je vendrai tes organes ». Elle est en panique, puis se calme petit à petit. Pour l’écoutante que je suis, c’est à peine croyable. S’il n’y avait pas la qualité et l’ancienneté du lien, s’il n’y avait pas tout le non-verbal de cet échange, je serais très dubitative. Je découvre, dans mon cabinet d’une petite préfecture de province, la réalité du prélèvement d’organe comme arme de terreur.

Ce trafic d’organes est différent de l’achat de reins à des personnes en situation de grande pauvreté, comme cela a été souvent décrit et dénoncé dans la presse occidentale, puisque de nombreux patients dans le monde sont en attente de greffe.

Ce trafic est encore plus lucratif, bien entendu, puisque ce sont des organes volés, sans aucune compensation.

Des Tchétchènes consultent au cabinet médical depuis 2004. Dans cette guerre, des hommes ont été enlevés, parce qu’ils étaient indépendantistes ou pour toute autre raison, dans l’arbitraire total nommé besprediel en tchétchène. Ces hommes sont ensuite soit rendus à la famille contre rançon, soit tués et leur corps est rendu à la famille, soit totalement disparus. Lorsqu’un homme de la famille a disparu, tous les hommes de la famille, voire du clan, sont à haut risque de disparition : le frère, le père, le cousin, le neveu, etc. Il ne reste que la fuite à l’étranger ou à l’autre bout de la Russie pour y échapper. La difficulté à revivre en paix en terre étrangère, outre la terreur personnelle, vient aussi de cette incertitude. Les disparus sont-ils morts ? Si oui, dans quelles conditions ont-ils été tués ? Ont-ils souffert ? Ai-je le droit de les avoir abandonnés ? S’ils sont vivants ou si le corps est enfin rendu, est-ce que ma place ne serait pas là-bas pour eux, pour les soutenir ou accomplir les rites funéraires ? Certaines patientes sont retournées à Grozny pour ces raisons. Dans ces multiples récits, à peine soutenables, a surgi quelques fois la question du prélèvement d’organe pré-mortem, juste avant l’exécution des prisonniers.

En effet, cette guerre atroce a basculé dans un chaos où tout est permis, y compris donc l’enlèvement à visée lucrative ou le prélèvement d’organe. Il m’a été impossible de terminer la lecture du livre Le déshonneur Russe d’Anna Politkovskaïa (journaliste assassinée depuis) tant ce récit est rempli d’épouvante. Ce jour, en écrivant ces lignes et en me remémorant ces consultations, l’émotion ressurgit. Qui sont les greffeurs si peu regardants de la provenance des organes ? La recherche de compatibilité est possible puisqu’il s’agit de prisonniers gardés au secret pendant des mois, voire des années. Les mêmes pratiques ont eu lieu en Chine. Les organes sont revendus très cher et enrichissent les réseaux. Les prix qui circulent sont évidemment impossibles à vérifier (entre 2 000 et 5 000 euros pour un rein par exemple).

Le prélèvement d’organe pré-mortem est une arme à multiples facettes. Outre l’argent que cela procure comme décrit plus haut, l’ambiance de terreur que ces agissements font régner est une manière efficace de prévenir toute rébellion.

Ces pratiques ont aussi pour but de dénier toute humanité à ces combattants, à leurs familles et à leur groupe ethnique. Les rites funéraires sont un des piliers de l’humanité depuis ses débuts. Ne pas pouvoir pleurer ses morts à titre individuel empêche le travail de deuil. Ne pas pouvoir mettre en place les pratiques funéraires, qu’elles soient religieuses ou simplement rituelles, fait vaciller les communautés. Interdire le respect dû au mort, refuser aux familles les derniers hommages aux siens est un déni de civilisation : L’Antigone de Sophocle n’a pas vieilli. L’émotion est toujours vive dans nos sociétés lors de profanation de cimetières, par exemple.

Prendre les organes est un crime particulièrement odieux, redouté par les familles, jamais attesté puisque le secret autour de ces pratiques est total, comme en Chine par exemple, jamais nommé, innommable au sens étymologique du terme. Cette angoisse indicible hante nos patients survivants exilés. Un principe fondamental de l’Islam est la dignité des cadavres. « Briser l’os d’un cadavre est semblable à briser celui d’un être vivant. »

Comme le viol, le prélèvement d’organe est donc une arme de guerre. L’absence d’hommage collectif et la crainte de la profanation des corps propagent une humiliation et une déstabilisation.

Ces crimes abominables sont des atteintes collectives à l’identité et à l’honneur de ces populations. Une atteinte à la civilisation.


Bibliographie
-  David Matas, David Kilgour, Revised Report into Allegations of Organ Harvesting of Falun Gong Practitioners in China, juillet 2016.
-  Fanny Arlandis et Jules-Antoine Bougeois, Comment enterre-t-on les morts dans la tradition islamique ?, mai 2011.
-  Anne le Huerou Amandine Regamey La guerre russe en Tchétchénie : discours antiterroriste et légitimation de la violence, Revue Critique Internationale N° 41, avril 2008.
-  Comité Tchétchénie : Commerce d’hommes - Tortures d’enfants, juin 2001.
-  Alexeï Mikheev, Cinq mots russes dont les autres langues ont besoin, Site Russia behond the headlines, 8 mars 2017.


par Brigitte Tregouet, Pratiques N°80, février 2018

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