Une alliance scandaleuse

Certains qui ont pour mission de soigner des enfants organisent au contraire pour leur seul profit et celui des laboratoires pharmaceutiques la dépendance toxicologique qui en fera des citoyens dociles, et qui, surtout, surtout, ne prendront pas la parole.

Claire de Firmas
Orthophoniste

Un matin en arrivant à mon cabinet d’orthophonie, je trouve dans ma boîte aux lettres cette invitation :

À l’occasion de la réhabilitation du service de pédopsychiatrie
le Professeur A. et son Équipe seront heureux de vous recevoir le jeudi 5 juillet de 12 h 30 à 14 h 30 pour inaugurer leurs nouveaux locaux autour d’un buffet froid.
Avec l’aimable participation du laboratoire SHIRE

Ma rétine croit à une hallucination : ce professeur renommé, dirigeant un intersecteur public de pédopsychiatrie, inviterait avec les sous d’un laboratoire pharmaceutique ?
Les jours suivants me reviennent en mémoire plusieurs entretiens cliniques récents dont j’aimerais que la concordance troublante soit un effet de mon surmenage.

La maman de Rodolphe, 7 ans, qui me supplie par téléphone de recevoir son fils : « Il est suivi au CMP par le Docteur Y. pédopsychiatre, il a déjà fait un bilan orthophonique l’année dernière, ils ont dit qu’il n’a pas besoin d’orthophonie, mais il est en CE1, il ne sait toujours pas lire, je suis très inquiète ». Je demande de quel CMP il s’agit, la maman me dit : « Ils ont déménagé », me donne deux adresses dont l’une est la même que celle du Professeur A., celui qui invite avec les sous du labo, mais est-ce le même service ?... Je comprends en tous cas que ce médecin n’a pas prescrit de médicament, mais fait un travail de psychothérapie mère-enfant. Je demande à la maman de recueillir l’accord exprès du Docteur Y. pour que Rodolphe engage une rééducation orthophonique, ce que nous obtenons (en revanche, je ne sais toujours pas pourquoi cet enfant n’a pas pu bénéficier de prise en charge orthophonique au CMP. Il était prêt pourtant, car en quelques séances, sous les yeux émerveillés de sa mère et de moi, il se met à déchiffrer).

Kevin, 12 ans, me dit tout sourire en commençant sa séance : « Aujourd’hui, ma mère va venir ». Dès qu’elle arrive, il est tout de suite question de la « pilule » de Concerta® que Kevin « oublie » de prendre certains jours : « Je l’oublie parce que quelquefois je veux m’amuser, mais quand je prends ma pilule, ça m’empêche de parler, je suis trop calme. » En voyant ses larmes et en entendant ses mots, je suis partagée entre l’effroi et le soulagement. L’effroi devant la puissance de ce « médicament », et le soulagement d’entendre qu’on va enfin pouvoir en parler. Car le problème bien connu de l’addiction, c’est qu’il est extrêmement difficile d’en parler, que ce soit la dépendance à l’alcool, à la drogue, parce que précisément ces produits prennent la place de la parole (pas les « éléments de langage » dont on nous rebat les oreilles, non, la parole authentique, l’échange entre deux sujets qui se risquent dans une relation langagière). Je connais Kevin et sa famille depuis plusieurs années. Je me souviens d’un jour où son père m’avait apporté un formulaire sur lequel le médecin scolaire avait préconisé « un bilan de langage pour suspicion de TDAH ». J’avais eu beau m’étonner, dire que le bilan était déjà fait puisque je suivais Kévin, le rendez-vous était déjà pris à l’hôpital pédiatrique centre référent puisque l’école le prescrivait... Sans rien pouvoir infléchir, j’avais vu Kevin hospitalisé (!) plusieurs jours pour ce bilan et en sortir avec le prévisible diagnostic de Trouble Déficitaire de l’Attention avec Hyperactivité (TDAH) et le choix entre traitement par Ritaline® ou psychomotricité. Après deux ans d’interruption de l’orthophonie, j’avais vu revenir Kevin à son entrée au collège. J’avais appris qu’il poursuivait la psychomotricité et que, parallèlement, de service en service, de prescription en injonction, il était arrivé dans l’intersecteur de pédopsychiatrie, où le Docteur Z. lui prescrivait deux fois par an du Concerta®, en répétant à chaque consultation qu’il n’y avait pas besoin d’autre prise en charge puisqu’il y avait le médicament. Tout le monde se félicitait, car Kevin était plus concentré en classe et pouvait maintenant être disponible pour travailler l’écrit, toujours problématique. Cependant, je me souviens que déjà Kevin s’était plaint très explicitement : « On a augmenté la dose sans me prévenir, ça se fait pas ». Aujourd’hui enfin, Kevin et sa maman demandent que je les adresse à un pédopsychiatre qui écoute leurs souffrances et leur offre un espace de parole. Ils sont prêts à chercher pourquoi c’est si difficile pour Kevin de se concentrer et comment il pourrait faire pour se passer de ces médicaments. Ils n’ont pas beaucoup d’argent pour consulter en ville, je dis que je vais me renseigner sur les liens entre les services du Docteur Z. et un autre. Je pense au Docteur Y., celui qui a aidé Rodolphe et sa maman, sera-t-il possible de demander une psychothérapie avec lui tandis qu’une prescription médicamenteuse est en cours avec l’autre pédopsychiatre ? Sont-ils du même service ou de deux services concurrents ? J’en suis là de mes interrogations quand par une nouvelle coïncidence j’entends parler de Vivien. Sa maman m’appelle pour demander un premier rendez-vous. Elle me dit que son fils, 5 ans et demi, a été diagnostiqué hyperactif, mais qu’il n’a pas de médicament parce qu’il n’a pas encore 6 ans. Je demande qui a posé ce diagnostic : le Docteur Y., celui qui a aidé Rodolphe et sa maman, celui auquel je m’apprêtais à adresser Kevin... À qui me fier ? Orthophoniste, je suis auxiliaire médicale, j’ai besoin de partenaires compétents, on nous répète suffisamment l’importance de travailler en réseau, de coordonner nos actions thérapeutiques, dans l’intérêt des patients, cela va de soi ! À qui vais-je pouvoir adresser Kevin, alors qu’il est enfin prêt pour engager une psychothérapie ?

Valentin et Germain. Deux frères. C’est le petit Germain que je suis, mais les deux fois où je l’ai reçu avec ses parents, il n’a été question que de son grand frère, qui est très difficile à vivre, qui va aussi en orthophonie chez une consœur... Quand je finis par pointer cela en demandant aux parents s’ils ont un lieu pour parler de leurs difficultés avec l’aîné, la maman me raconte qu’ils avaient « choisi » le Professeur A., celui qui m’invite au buffet avec les sous du laboratoire, qu’ils avaient trouvé sur Internet ses références, sa réputation de psychanalyste d’enfants, qu’elle est allée le consulter au CMP avec Valentin, lui dire leurs difficultés relationnelles, lui demander de les aider à comprendre si ça venait d’elle, de l’enfant, de la relation entre elle et le père... La réponse du renommé psychanalyste : Ritaline® ! Elle refuse, disant que ce qu’elle demande, c’est de parler. Il lui dit qu’il ne peut pas mélanger psychothérapie et médication. Donc c’est parfait, puisqu’ils ne veulent pas de médication. Le Pr A. lui affirme : tôt ou tard vous y viendrez, il n’y a pas d’autre traitement.

Et la conclusion de la maman : « Ce n’est pas possible, c’est les labos qui le payent ! ». Cette fois, je comprends que cette accumulation de cas cliniques m’oblige à chercher de l’autre côté du miroir.

Le soir, je tape sur mon clavier le nom du Professeur A., peut-être suis-je en train de le confondre avec un autre ? Je trouve au contraire la confirmation avec hyperactivité (TDAH) » ainsi que le dit la notice, consultable en ligne, du moins pour ceux qui ont le cœur bien accroché tant est mince la définition du trouble incriminé et longue la liste des contre-indications et effets indésirables, de l’aveu même de son fabricant-exploitant.

J’ai la nausée. Moi orthophoniste, je ne peux pas me taire. Moi orthophoniste, je veux pouvoir continuer à compter sur des psychanalystes qui ne trahissent pas la formidable découverte freudienne, la valeur inestimable de la parole. Moi orthophoniste, je dénonce ce que subissent mes patients bâillonnés, camisolés. Moi orthophoniste, je crie que non contents de ne plus savoir ce qu’est un enfant questionneur, chahuteur, bêtisier, agité — vivant quoi ! — ceux qui ont pour mission de les soigner organisent au contraire pour leur seul profit et celui des laboratoires pharmaceutiques la dépendance toxicologique qui en fera des citoyens dociles, conformes, calmes et qui, surtout, surtout, ne prennent pas la parole. Dommage ! Moi orthophoniste, la parole, c’est mon métier de la leur donner, de faire qu’ils osent la prendre et quand il le faut, d’être leur porte-parole.


Pour en savoir plus sur ce sujet, lire l’excellent petit livre de Yann Diener : On agite un enfant. L’État, les psychothérapeutes et les psychotropes, paru en septembre 2011 aux éditions La fabrique et voir le terrible documentaire de Marie-Pierre Jaury : L’enfance sous contrôle, sorti en 2009 en France et au Québec, projeté à la journée de l’Appel des appels de Brest.

Voir aussi sur le site du Formindep :
Enfants baillonnés par les firmes pharmaceutiques : quelles complicités ? Une orthophoniste témoigne : www.formindep.org/Enfants-baillonnes-par-les-firmes.html .


Tous les faits rapportés dans cet article sont véridiques, seuls les noms ont été changés parce qu’il ne s’agit pas de dénoncer une personne, mais un système. Certains éléments biographiques des patients ont été omis pour respecter leur intimité et ne pas trahir ce qui m’a été adressé.


par Claire De Firmas, Pratiques N°59, novembre 2012

Documents joints

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