Le deuil du plaisir

C’est compliqué de savoir pourquoi l’on consomme des produits psycho-actifs, pourtant c’est indispensable d’en parler pour aider les gens à en sortir ou à réduire les risques que leur font courir ces produits.

Entretien avec Anne-Marie Simonpoli,
médecin de l’ECIMUD/ELSA [1] de l’hôpital Louis-Mourier, à Colombes.
Propos recueillis par Martine Lalande

Pratiques : Vous qui êtes confrontée à des patients usagers de drogues, réussissez-vous à parler avec eux de ce que cela leur apporte de prendre des produits ? Anne-Marie Simonpoli : Les patients n’en parlent pas beaucoup, surtout si les soignants ne leur posent pas de questions. S’ils parlent assez facilement de leur consommation, il est plus difficile pour eux de dire pourquoi ils consomment. Ceux qui consomment depuis très longtemps ont du mal à dire pourquoi, c’est installé, cela fait partie de leur vie. On essaie de refaire le trajet avec eux, mais c’est difficile de revenir aux motivations du départ. Peut-être que ce sont des choses douloureuses qu’ils n’ont pas envie d’évoquer. D’ailleurs, un des motifs souvent évoqués pour ne pas rencontrer le psychologue est qu’ils n’ont pas envie de revenir en arrière. Certains patients, des femmes surtout, ont dit du premier entretien au cours duquel j’essayais de revenir au point de départ : « C’était une consultation difficile pour moi ». Même si elles comprennent qu’on en ait besoin pour faire connaissance. La première consommation a pu être déclenchée par un traumatisme, ou une situation de tension, sociale ou familiale, ou un trouble, un sentiment que les gens n’arrivent pas à exprimer. Ou simplement « parce que j’étais avec des amis ». Cela peut être aussi à leur insu, à partir de prescriptions médicamenteuses, des antalgiques par exemple, qui sont renouvelés et aboutissent à des addictions. Ce n’est plus la douleur physique qui motive les prises, mais quelque chose de l’ordre de la douleur psychique, et ils se rendent compte qu’ils sont devenus dépendants. « J’en suis à huit comprimés d’Efferalgan® codéiné chaque jour alors que je n’ai plus de douleur, je n’arrive pas à m’en défaire ». Ils se sentent coupables vis-à-vis de leur entourage ou d’eux-mêmes, et aller sans cesse chez le pharmacien les met en difficulté. D’autres, souvent des femmes aussi, ont pris des drogues pour être en phase avec leur conjoint qui consomme. Pour être plus proche de lui et comprendre ce qu’il vit, être dans son intimité. « Pourquoi a-t-il besoin de ça alors qu’il est avec moi ? »

Les stimulants permettent d’être hyperactif, de lever l’inhibition, d’augmenter ses capacités au travail, ses activités intellectuelles, mais aussi sexuelles. Parmi les personnes qui consultent en raison de leur consommation de cocaïne, beaucoup ont vu leur vie transformée et ne peuvent plus imaginer vivre sans. Tout ce qu’elles font, elles ne le font pas aussi bien quand elles ne prennent pas de cocaïne. Elles se sentent beaucoup plus performantes dans le travail. Pareil dans le domaine de la sexualité. On voit apparaître une pratique chez les hommes ayant des relations sexuelles avec les hommes (HSH), le « slam » : ils injectent des produits stimulants, dont de la cocaïne, pour augmenter l’intensité du plaisir et le nombre de relations sexuelles au cours de soirées. Certains se rendent compte que ce sont des pratiques à risque, et consultent pour avoir une information. C’est très difficile de proposer une prise en charge, parce que c’est très axé sur le plaisir et revenir à des relations sans produit leur paraît renoncer au plaisir.
Pour les drogues qui se prennent en collectivité, le groupe joue beaucoup. En arrêtant, on perd sa relation avec les autres. C’est vrai avec l’héroïne, l’alcool et le cannabis. Des jeunes n’imaginent pas faire la fête sans drogue, sans alcool... L’ecstasy, la cocaïne, c’est avant tout pour faire la fête. On ne voit à l’hôpital que ceux pour qui la consommation a entraîné un problème. Il y a quelques jours, j’ai rencontré une jeune fille de 14 ans, d’abord dans le service de gynécologie pour une IVG puis en pédiatrie où elle était hospitalisée pour une pyélonéphrite. Elle faisait un petit état de manque parce qu’elle prenait énormément de substances psychoactives dont de l’alcool et des amphétamines. Elle a 14 ans — dans un contexte particulier de séparation familiale, prise en charge par l’aide sociale à l’enfance, placement chez sa tante, puis de foyer en foyer parce qu’elle fugue sans arrêt — son copain de 18 ans est dealer, elle dit : « Quand je lui demande un petit peu de thunes, au lieu de me donner 30 euros il me donne 300 euros ». Elle consomme tout ce qu’il vend. Cela lui sert à « enlever le mal-être », elle dit : « Je suis quand même un peu mal dans ma tête ». Et un peu à faire la fête aussi. Elle n’a pas de problème avec ses consommations, parce qu’elle pense qu’elle peut s’arrêter quand elle veut, d’ailleurs elle ne consomme « pas tous les jours, mais trois fois par semaine... ». Elle peut ainsi « s’évader ». Ses copines lui disent qu’elle prend des risques. Elle entend, mais cela lui paraît quand même loin.

L’information n’est pas la même selon les dangers des drogues, les opiacés, la cocaïne...
Le danger des opiacés ce sont les overdoses et l’injection. La cocaïne est dangereuse à cause des accidents cardiovasculaires, ce que les gens ignorent complètement. Quand on leur en parle, cela leur paraît à des années-lumière de ce qu’ils vivent. S’ils ont déjà ressenti des palpitations, une angoisse au moment de la descente, des vagues douleurs dans la poitrine, ou mal à la tête, ils perçoivent un peu. Mais les maladies cardiovasculaires sont des maladies de vieux. On leur explique que des gens jeunes viennent aux urgences pour des infarctus simplement parce qu’ils ont pris de la cocaïne. J’ai vu une jeune fille de 20 ans qui, après une prise de cocaïne « festive » au cours d’une soirée, a eu une cécité d’un œil par ischémie de la rétine. Je raconte parfois son histoire à des jeunes pour montrer la réalité du danger : elle n’était pas toxicomane, elle avait juste pris de la cocaïne avec des amis. On n’est pas là pour choquer, mais pour trouver les moyens d’informer. L’information sur ces produits, que ce soit la cocaïne, l’ecstasy ou les dérivés amphétaminiques, est très compliquée à faire chez les jeunes. Elle a peu d’impact. Il vaut mieux savoir ce qu’ils perçoivent des inconvénients de leurs prises. L’usage de substances psychoactives est associé à la fête, ou à la sexualité, et remplit une fonction. Si on l’enlève, qu’est-ce qu’on met à la place ? Ce serait se retrouver confronté à un vide, trop difficile à supporter et pourquoi, puisque finalement cela n’apporte que du bonheur pour eux, des choses positives, du lien avec les autres...

Comprendre pourquoi les gens prennent des drogues, est-ce utile pour les aider ?
C’est utile de connaître l’état de leur réflexion pour les accompagner dans un cheminement thérapeutique et/ou de réduction des risques. Fumer du cannabis c’est comme fumer du tabac, savoir pourquoi on fume est complètement impossible à dire, par contre on sait qu’on ne peut pas s’arrêter. Ils n’ont pas forcément envie de s’arrêter, et ils ont souvent peur. Je leur dis : « Est-ce que vous y trouvez du plaisir ? » Peu arrivent à me répondre. « Sur tous les joints que je fume, il y en a peut-être un ou deux qui me donnent du plaisir ». Selon la réponse, on peut évaluer s’il y a une motivation pour arrêter ou diminuer, et ce qui dans la vie quotidienne peut étayer cette motivation, la solidifier, la nourrir à partir de pourquoi on consomme. On peut conseiller sur la réduction des risques. C’est très différent d’un individu à l’autre. Selon la façon dont il consomme, mais aussi le lieu, les gens avec qui il consomme. Est-ce qu’il est solitaire, est-ce qu’il injecte, est-ce qu’il fume, est-ce qu’il sniffe ? Quel matériel il utilise, comment ? Comment il utilise le produit, pourquoi ? Est-ce par exemple pour soulager une angoisse, pour faire face à un état dépressif... Poser la question de pourquoi permet également de dépister parfois derrière des conduites addictives une autre pathologie, psychiatrique ou somatique, et de savoir s’ils ont déjà envisagé de soulager ce pourquoi autrement.

Parler de la fonction du cannabis permet de rechercher de la souffrance éventuelle, et d’orienter vers des soins adaptés. Et aussi d’évaluer les capacités des gens à élaborer, à comprendre ce qui leur arrive, et d’essayer, s’il y a des traumatismes initiaux, de les orienter vers le psychologue. Si c’est quelqu’un qui n’arrive pas à verbaliser, on peut l’accompagner dans la réduction des risques avec l’infirmière, en travaillant sur comment consommer moins dans certaines circonstances, en l’aidant à repérer là où il s’est mis en danger... Bien sûr, on essaie d’éviter des prescriptions qui créent d’autres addictions, l’objectif n’est pas de passer du cannabis aux benzodiazépines [2]. Il faut comprendre pourquoi les gens consomment, mais ce n’est pas immédiat, c’est un suivi long auquel le patient n’est pas toujours prêt. Il y a une idée magique de la consultation : « Aidez-moi à arrêter, donnez-moi quelque chose. » Quand on explique qu’on va essayer de trouver la voie pour arrêter et que cela ne va pas se faire par un simple clic, c’est souvent décevant.


par Anne-Marie Simonpoli, Pratiques N°58, juillet 2012

Documents joints


[1Equipe de coordination et d’intervention auprès des malades usagers de drogues, créée en 1995 à l’AP-HP, devenue ELSA : équipe de liaison et de soins en addictologie ;
à Colombes, au départ, il n’y avait qu’un médecin, maintenant il y a une infirmière, une assistante sociale, une psychologue et un temps de secrétariat.

[2Anxiolytiques ou médicaments contre l’anxiété, dont le chef de file est le Valium® (diazépam) ou, plus connu, le Lexomil® (bromazépam).


Lire aussi

N°58 - juillet 2012

À propos du film documentaire : Le mur ou la psychanalyse à l’épreuve de l’autisme

par Alain Quesney
Alain Quesney, pédiatre Un film documentaire de Sophie Robert disponible sur le web sur le site de l’association Autisme Sans Frontières De ma position de pédiatre ambulatoire qui s’inquiète …
N°58 - juillet 2012

Le quartier, la médecine générale, le toxicomane

par Emmanuel Pichon
Deux histoires cliniques pour étayer le rôle de « pivot » du généraliste pour rendre au patient toxicomane sa position prépondérante au travers de son histoire, de son territoire et de ses espoirs.
N°58 - juillet 2012

Patients, usagers, experts : citoyens !

par Fabrice Olivet
La médicalisation de l’usage de drogues a permis aux consommateurs d’obtenir un statut de patients, mais la politique de « guerre à la drogue » (war on drugs) les empêche d’accéder au statut de …
N°58 - juillet 2012

Tabac : une lutte morale ?

par Serge Boarini
Comment une pratique envisagée comme une action de soi sur soi et dans une relation de soi à soi, c’est-à-dire une pratique intime, peut être réprouvée au nom de considérations morales.