Un médecin, ça sert à quoi ?

Les besoins de santé ont bien changé depuis cinquante ans, il est temps d’expérimenter d’autres types d’organisation du système de soins.

Yves Charpak,
médecin de santé publique, évaluateur, épidémiologiste, biostatisticien...

Poser ces deux questions à des professionnels en pleine tourmente de questionnements institutionnels et médiatiques sur leur place, leur organisation, leur rémunération, leur utilité m’expose à me faire traiter de traître, comme ça m’est arrivé récemment sur un blog de confrères : « Vous, médecin de santé publique, êtes tout ce qu’on déteste, contre quoi on se bat, car nous savons ce qui est bon pour nos patients et des gens comme vous nous empêchent de faire notre métier »...
Mais les débats complexes entre médecins d’exercices différents et entre les médecins et la société montrent bien que ça n’est pas si simple.
Quoi de commun et quoi de spécifique entre un chirurgien neurologue, un cœlioscopiste urologue, un gastro-entérologue endoscopiste, un radiologue, un urgentiste, un dermatologue en ville, un généraliste en cabinet individuel, un pédiatre en PMI, etc. ? Quoi de commun et quoi de spécifique entre une consultation externe hospitalière, une consultation de médecine de travail, une consultation en centre de santé, une consultation de médecin libéral, une visite de généraliste ? Quelle différence entre un examen d’optique pour des lunettes fait par un opticien et celui que fait un ophtalmologiste ? Quelle différence entre un vaccin fait par un médecin et celui fait par un infirmier ? Quelle différence entre un soutien « psychologique » pour « stress » par un psychiatre, par un médecin du travail, par un médecin généraliste... par un psychologue... par un homéopathe... ou, un peu de provocation, par un guérisseur ? On pourrait développer à l’infini, et il faudrait proposer des réponses pertinentes et convaincantes. La nomenclature des actes médicaux, la certification des médecins par des diplômes et des formations qualifiantes, les accréditations et évaluations des structures et des actes, ne donnent pas à la société toutes les réponses attendues.

Une anecdote : quand ma fille a eu 13-14 ans, elle a rempli avec sa mère un formulaire d’orientation pour l’école. Après avoir rempli la rubrique « métier du père », elle est venue me voir et m’a demandé : « C’est vrai que tu es docteur ? » Il faut dire que mon dernier patient est loin derrière, comme « médecin de santé publique ». Mais alors, y a-t-il un lien entre mon métier et celui des « vrais » médecins, un médecin de santé publique est-il un maillon de la chaîne de soin avec une compétence spécifique ?
Tout ça renvoie à un peu d’histoire, que l’on gardera simple : les populations du milieu du XXe siècle vivaient assez rarement au-delà de la soixantaine, leurs maladies principales étaient soit des infections, pas toujours accessibles aux traitements, mais qui constituaient des événements aigus, ou à la rigueur évoluant par poussées aiguës avec peu d’intervention « entre deux », soit des incidents, accidents, perturbations aiguës nécessitant des actes immédiats, diagnostiques, chirurgicaux, médicamenteux, avec les limites de la panoplie de l’époque. Les intervenants étaient bien catalogués, peu redondants, chacun avec ses outils : le médecin de ville, notable local, généraliste en un sens très large, qui passait la main à l’hôpital lorsque la lourdeur des actes à accomplir le dépassait. La solvabilisation de l’intervention des médecins, pour la plupart des citoyens, a été une formidable avancée de la mise en place de la Sécu que nous connaissons après la deuxième guerre mondiale (mais pas pour tous à cette époque, car ne l’oublions pas, notre couverture universelle date de 1999 seulement).
Depuis 1945, les outils de diagnostic et de traitement disponibles sont devenus pléthoriques. De mieux en mieux évalués en amont de leur mise à disposition des médecins, dans des contextes expérimentaux, mais presque jamais après et en situation « réelle d’utilisation ». Évaluations d’ailleurs plus rares si l’on parle des actes médicaux eux-mêmes. Et presque rien ne « disparaît » de la liste de ce qui est sur « le marché » de la médecine, qui du coup est infinie, pléthorique. De plus, l’arrivée dans le champ de la médecine individuelle d’actes de prévention, justifiés par un impact collectif, conduit à une confusion complémentaire : qui se souvient au quotidien qu’une pression artérielle un peu élevée, sans aucun symptôme (ce qui n’est pas l’hypertension artérielle maladie...), n’est qu’un facteur de risque pour des maladies à venir, dont le traitement médical n’est qu’un pari probabiliste basé sur un bénéfice « de groupe » ? Or de plus en plus d’actes médicaux correspondent à ce type d’approche, sans qu’ait été introduite réellement une catégorie « d’actes spécifiques » autour d’un paradigme de soin qui n’est plus celui de la réponse à une demande individuelle pour un problème de santé perçu. Cela inclut les vaccins qui sont perçus de plus en plus comme des options et des choix personnels, et non la participation à une protection collective de la société contre certaines maladies transmissibles.
Depuis 1945 aussi, les médecins sont devenus de plus en plus spécialisés dans des actes et secteurs spécifiques du corps humain. Spécialités « reconnues » par les instances supérieures ou simplement auto déclarées, avec ensuite le cas échéant des activités de lobbying pour se faire reconnaître comme « différents des autres ».
Depuis 1945 aussi, les institutions se sont multipliées, il n’y a jamais eu autant de structures des soins et de professionnels, sous toutes les formes juridiques, organisationnelles, capitalistiques, sans que des mandats distincts et spécifiques aient été réellement précisés, même si les Schémas Régionaux de Santé pallient un peu ce défaut. Mais aujourd’hui, plutôt que de clarifier les mandats, on nous parle surtout de pénurie et de « déserts » d’un côté, ou d’abus de facturation de l’autre. À ce titre, regarder ce qui se passe ailleurs est parfois instructif : on nous dit que la France est un des pays européens qui dépense la plus pour sa santé. C’est vrai seulement en pourcentage du PIB, pas en dépense réelle, car notre PIB est plus bas que celui de nombre de nos voisins Européens. En valeur absolue, nous ne sommes plus qu’au 10e ou 11e rang... Les autres sont donc plutôt proches de nous en dépenses de santé. Mais tout ça reste « beaucoup d’argent ». La société a légitimement le droit de se demander comment tout ça est dépensé et si ça remplit au mieux les fonctions attendues. Toujours en regardant ailleurs, on peut se demander si les Hollandais, qui dépensent un peu plus que nous aujourd’hui pour leur santé, mais qui ont deux fois moins de lits d’hôpitaux par habitant, seraient devenus fous et laissent mourir leurs malades aux portes de l’hôpital : ou alors, pourrait-on se passer efficacement de la moitié de nos lits d’hôpitaux ? On pourrait aussi se demander, en allant voir en Allemagne, qui dépense comme nous en valeur absolue pour la santé avec autant de lits d’hôpitaux, mais avec beaucoup moins d’hôpitaux par habitant (plus concentrés donc), comment ils gèrent l’accès à leurs structures hospitalières et ce qu’elles font... Y aurait-il dans les deux cas des alternatives en ville, non hospitalières, qui font la même chose que nos hôpitaux ou simplement permettent de gérer mieux l’accès à l’hôpital ? Ce qu’on appelle hôpital pourrait-il être différent dans chaque pays ? Là encore, savons-nous bien répondre à cette question : que font nos diverses structures de soins ? Sont-elles les mieux adaptées aux besoins et aux attentes des citoyens, au-delà des incantations et appels de détresse de chacune des parties concernées ? Au niveau d’un cabinet de médecine générale, cela pourrait se traduire autour des questions suivantes : à quoi et à qui sert ma consultation (base populationnelle de mes « clients ») ? À quelle fréquence faut-il répéter les consultations ? Y a-t-il des consultations « inutiles » (au sens évaluatif du terme, comme on le ferait pour un médicament : n’apporte rien de démontré à la santé du patient) ?

Tout ça renvoie bien à des questions essentielles : c’est quoi une rencontre entre un médecin et un patient ? Ça remplit quelle fonction et y a-t-il des fonctions « oubliées » ? Y a-t-il des fonctions qui sont ou devraient être des actes participatifs, multi professionnels, instantanément ou étalés dans le temps ? Quels sont les lieux et les organisations les plus adaptés à ces fonctions ? Y a-t-il d’autres secteurs de la société qui contribuent ou pourraient contribuer aussi aux mêmes fonctions, voire même qui pourraient le faire mieux ou de façon plus efficiente (notion de coût/efficacité) ? Y a-t-il des activités des médecins qui ne relèvent pas de la solidarité collective au titre de la protection maladie (après tout, ne pas manger est très dommageable pour la santé, mais on accepte bien qu’aucune ration calorique minimale ne soit inscrite comme un service au titre de la solidarité santé) ?
Et c’est là qu’il faut réintroduire la notion de besoin de santé, de profils de santé des citoyens, de capacité du système de santé à bien répondre aux enjeux actuels de la santé de notre population, ou de nos populations, car il y a des groupes de besoins assez disparates.
Car depuis 1945, ce qui a le plus changé, c’est le profil des besoins en soins de santé. Le développement de nos sociétés, technologique, environnemental, économique, a contribué largement à un déclin des maladies et à une modification profonde de leur distribution.
Aujourd’hui, la majorité des citoyens vivent longtemps, avec un gain d’espérance de vie qui nous amène à atteindre souvent des âges qui étaient exceptionnels dans le passé : l’espérance de vie atteint 82 ans chez les femmes et 79 chez les hommes... Les médecins hospitaliers ont du mal à l’admettre, mais beaucoup sont de fait devenus des cliniciens gériatres pour une partie de leurs activités. Et la règle aujourd’hui n’est pas que l’on devient très vieux parce que l’on a jamais été malade et donc jamais eu besoin des médecins (qui n’a pas entendu ça un jour dans sa carrière ?), mais au contraire comme conséquence d’une accumulation efficace de soins tout au loin de la vie, préventifs ou pour limiter les conséquences de maladies inévitables et multiples. On survit à ses accidents de sport, de transport, de bricolage et à son cancer, son infarctus, son AVC, etc. Sans parler d’une ou deux maladies métabolique ou rhumatologique ou autres pathologies chroniques. Et chacun en a souvent plusieurs. Ce sont des malades « en bonne santé », paradoxalement et grâce au système de soins.
Mais ce système semble aujourd’hui saturé et dépassé en « intelligence » organisationnelle comme en financement. Et les citoyens, presque tous « patients », le savent de plus en plus : l’information de leurs médecins est doublée de celle de leur entourage, abondée de la prolifération de médias santé, certains traditionnels sur papier encore, mais surtout de sites d’information Internet, parfois discutables mais souvent assez documentés et bien construits... par des professionnels de santé d’ailleurs. Cherchez aujourd’hui une information sur n’importe quel sujet de santé, Doctissimo ou Wikipédia seront dans les cinq premiers sites, et pas les informations plus officielles de l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament (ANSM), la Haute Autorité de Santé (HAS), l’Institut National de Prévention et d’Éducation pour la Santé (INPES), les Universités ou le ministère de la Santé. Et on citera aussi les autres sites qui parfois offrent « n’importe quoi », de la faiblesse négligente à la manipulation organisée (en particulier sur les vaccinations). Or comment concilier cette nouvelle donne de la santé de la population avec un système qui a été construit pour ne répondre qu’à une demande ponctuelle, à la fois d’un patient docile et confiant, sans lien sérieux et pérenne avec ses autres problèmes ni avec les autres acteurs de prise en charge impliqués ? Certes, il y a eu des centaines d’expériences de mise en réseau de médecins et même d’autres professionnels de santé, partenariats souvent riches et portés par des acteurs extrêmement motivés. Il y a des incitations au regroupement des médecins de ville, des expériences de mettre l’hôpital au service de la ville. Il y a le Dossier Médical Personnel (DMP) pour regrouper les informations d’un même patient, des outils de management pour gérer des pathologies chroniques spécifiques (le diabète...). Il y a les Agences Régionales de Santé (ARS) pour mettre tout ça en musique au niveau régional... Et d’autres projets, avec des succès variés.
Mais en même temps, le besoin de paix sociale et les lobbyings divers interdisent de modifier en profondeur les organisations : mandats, nombre, localisation, tutelles, agences, gouvernance... La place et l’organisation des professionnels dans la « communauté » (au sens international du terme : là où les gens vivent) est objet de négociations assez peu ouvertes. Le rôle et le financement des divers acteurs sont peu flexibles, les enveloppes sont figées et les acteurs ont peur de ce qu’ils pourraient perdre, les empêchant de voir ce qu’ils pourraient gagner. Paradoxalement, pour en revenir à nos voisins européens, leurs organisations moins centralisées et plus pragmatiques leur ont permis souvent d’expérimenter et de mettre en place ou de susciter des alternatives avec de réelles avancées. Même hors d’Europe, certaines expériences comme celles du Brésil, qui a développé des équipes de soins primaires incluant des infirmiers et des acteurs communautaires autour d’un médecin, montrent qu’on peut innover pour former des équipes efficaces et efficientes (activité rapportée au coût).
En conclusion, il est temps d’ouvrir les vannes à l’expérimentation par tous les acteurs et de repenser l’organisation du système, non pas pour sauver les organisations en place (hôpital, médecine libérale, industrie), mais pour optimiser le service rendu à toute la population dans le périmètre des contraintes budgétaires :
— Il faut repenser les statuts des professionnels (pourquoi pas un « praticien de santé »), indépendamment de sa localisation et autorisés à exercer en partie comme salarié et pourquoi pas aussi en partie comme « libéral », à l’acte, pour des activités ponctuelles (certificats ou expertise par exemple) ou n’entrant pas dans du suivi nécessitant de la coordination.
— Il faut redéfinir la nomenclature des actes médicaux, non pas dans un but de paiement à l’acte, mais dans un objectif d’optimisation de la qualité de la prise en charge, en y incluant aussi une description de « la consultation médicale ».
— Il faut repréciser le périmètre de la solidarité en santé et définir explicitement ce qui n’en relève pas. Pour l’instant, les hasards de la géographie et de la bonne connaissance du système conditionnent pour une bonne part l’accès aux soins disponible et/ou les plus pertinents.
— Il faut repenser les rôles des institutions de soins, en particulier hospitalières, en lien avec des objectifs de santé : par exemple en Allemagne, les assurances santé obligatoires remboursent mieux les actes en ville s’ils peuvent être réalisés de façon pertinente et en sécurité dans des cabinets... les institutions s’adaptent alors spontanément.


Pour en savoir plus sur les autres systèmes de santé européens : www.euro.who.int/en/who-we-are/partners/observatory


par Yves Charpak, Pratiques N°60, février 2013

Documents joints

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