Double peine

De plus en plus de spécialistes font des dépassements d’honoraires dans la région parisienne et s’arrangent pour refuser les patients qui ont la CMU ou l’AME, faisant de l’accès aux soins une vraie gageure.

Entretien avec Béatrice L.,
dermatologue en secteur 1.
Propos recueillis par Martine Lalande

Pratiques : Vous êtes dermatologue et vous êtes installée en secteur à honoraires fixes (secteur 1), était-ce un choix ?
Béatrice L. : Lorsque je me suis installée en 1995, on ne pouvait plus choisir le secteur à honoraires libres (secteur 2) que si on avait été chef de clinique. Les internes et les médecins ayant fait un certificat de spécialité [1] comme moi ne pouvaient s’installer qu’en secteur 1. De toute façon, je me serais installée en secteur 1, car j’avais choisi un quartier pauvre pour exercer. Pour soigner les gens dans un quartier pauvre, c’est une aberration de s’installer en secteur 2. Autour de moi, les autres dermatologues étaient presque tous en secteur 2.

Quelle est l’offre de soins en dermatologie à honoraires fixes actuellement autour de vous ?
Il y a les médecins des centres de santé, qui sont forcément en secteur 1. Parmi les nouveaux dermatologues installés en secteur 1, l’un a fait le choix de pratiquer des actes non remboursés (esthétiques ou autres), un autre a des horaires de bureaux, sans rendez-vous tard ni le samedi. C’est une limite pour les gens qui ont des enfants et consultent après leur travail ou après l’école. Du coup, dans mon cabinet où je travaille avec une remplaçante, les délais de rendez-vous s’allongent. Les gens n’ont pas les moyens de payer plus, et beaucoup ont la CMU et l’AME. Les médecins en secteur 2 limitent le nombre de rendez-vous pour les patients ayant l’AME ou la CMU, car ils savent qu’ils n’ont pas le droit de refuser. Ceci dit, certains les refusent ouvertement quand même. D’autres demandent à la prise de rendez-vous si on a la CMU ou l’AME, donc ils sélectionnent les patients. Une personne a fait le test : elle a appelé pour demander un rendez-vous en dermatologie, on lui a demandé si elle avait la CMU, elle a dit oui et on lui a donné un rendez-vous au bout d’un mois et demi. Le lendemain, elle a appelé en disant qu’elle n’avait pas la CMU et elle a eu un rendez-vous dans la semaine. Mon délai de rendez-vous est aujourd’hui de deux mois. Mais j’accepte les urgences. Quand elles arrivent en plein boom, je leur demande leur numéro de téléphone et je les rappelle dès que j’ai fini ma consultation. Mais je ne prends que les urgences de personnes qui habitent à proximité de mon cabinet. Je termine le plus souvent mes journées vers 21 heures.

Votre remplaçante travaille-t-elle comme vous ? A-t-il été difficile de la recruter ?
Ma remplaçante est attachée à l’hôpital et découvre la dermatologie de ville, elle travaille très bien. Cependant, elle compte faire de l’esthétique plus tard. J’arrive à trouver des remplaçants, car je vais encore à l’hôpital, pour travailler en équipe et me former, mais aussi pour connaître des gens qui voudraient travailler avec moi en ville. Ils hésitent, car je suis en secteur 1. Pourtant, les conditions de travail que je leur propose sont bonnes, en particulier j’ai une secrétaire, ce qui n’est plus le cas de beaucoup de médecins. Mais je suis inquiète pour l’avenir : je suis là depuis dix-sept ans et je ne sais pas qui prendra ma suite.

Est-ce que les médecins généralistes vous envoient les patients aussi parce que vous êtes en secteur 1 ?
Ils n’ont pas le choix, car il y a très peu de dermatologues dans les villes alentour. Dans l’une de ces villes, pour 60 000 habitants, il y a un dermatologue au centre de santé, et une dermatologue en secteur 2 en ville. Elle accepte seulement un certain nombre de patients qui ont la CMU par jour. Ailleurs, certains ne font que de l’esthétique, d’autres sont près de la retraite. Ceux qui sont en secteur 2 n’ont pas le droit à la majoration provisoire des cliniciens, qui est réservée aux spécialistes de secteur 1. Leur consultation de base est remboursée vingt-trois euros au lieu de vingt-cinq euros en secteur 1 [2], à laquelle s’ajoutent trois euros pour la coordination des soins. Ce qui ramène la consultation en secteur 1 à vingt-huit euros et vingt-cinq euros en secteur 2 lorsque le patient le patient est adressé par son médecin traitant. Du coup, le syndicat des dermatologues a obtenu une revalorisation pour certains actes qui demandent un investissement matériel et/ou du temps. Beaucoup de dermatologues en secteur 1 utilisent la codification pour augmenter leurs revenus.

Quand vous avez besoin de passer la main, à un chirurgien par exemple, trouvez-vous des correspondants qui respectent les tarifs ?
Il n’y en a plus, sauf à l’hôpital. Tous les médecins des cliniques demandent des suppléments d’honoraires. Depuis environ cinq ans, cela s’est généralisé. Si j’adresse à la clinique une personne qui a une plaie grave de la main, elle sera prise en urgence par le médecin de garde au tarif normal (mais si elle revoit le médecin pour les suites, elle paiera un supplément). Pour une intervention programmée, comme un kyste synovial, le chirurgien annonce qu’il y aura un dépassement d’honoraires.
Donc si c’est urgent, j’adresse au plus près, sinon j’envoie à l’hôpital. Des gens qui s’étaient fait opérer dans des cliniques sont revenus me voir en me disant que le médecin à qui je les avais adressés leur avait demandé trois cents euros. Ils me disent : « On vous prévient, sinon on pourrait penser que vous avez un arrangement avec lui... ».
J’adresse donc à un service hospitalier qui fait de la chirurgie plastique et réparatrice et qui a toujours de la place. Il y a un autre hôpital public à proximité, mais j’adresse au dermatologue pour les interventions, car la spécialiste de chirurgie plastique opère en secteur privé, tout en travaillant dans le public.

Voyez-vous des retards aux soins en dermatologie à cause de problèmes financiers ?
Oui, par exemple certaines personnes font soigner d’abord leurs enfants avant de s’occuper d’elles. Quand je leur dis qu’ils ont tardé à venir, par exemple pour leurs pieds, qui sont parfois très abîmés par des mycoses, à la limite de ne plus pouvoir marcher, ou des cors qui s’infectent parfois jusqu’au stade d’ostéite, ils me disent qu’ils attendaient leur CMU ou qu’ils n’ont pas trouvé le temps de venir me voir, car les rendez-vous sont trop longs et ils atterrissent parfois aux urgences.
Les personnes qui ont l’AME ont la double peine. Non seulement les médecins ne veulent pas les voir, car ils ont des difficultés pour se faire payer par la Sécurité sociale, en plus l’acte pour eux est compté à vingt-trois euros ou vingt-cinq euros selon le secteur d’activité, car il n’est pas prévu qu’ils aient un médecin traitant. Donc dans le système actuel, ils sont forcément défavorisés. Je vois de plus en plus de patients qui ont l’AME. Les gens sont de plus en plus pauvres et comme ils ont attendu longtemps, ils viennent pour de multiples raisons, et je n’ai pas le temps de tout faire pour eux.


par Béatrice L., Pratiques N°60, février 2013

Documents joints


[1À l’époque, pour devenir spécialiste, on passait l’internat ou on faisait un diplôme de spécialité (certificat d’études spécialisées ou CES) après les sept années d’études qui permettaient d’être médecin généraliste. Les internes pouvaient continuer la carrière hospitalière en devenant chefs de clinique.

[2La base du remboursement des patients qui consultent un spécialiste en secteur 2 est donc de vingt-trois euros (même s’ils ont payé cinquante ou soixante-dix euros), alors qu’ils sont remboursés sur la base de vingt-huit euros chez un spécialiste en secteur 1 lorsqu’ils sont adressés par leur médecin traitant (deux euros pour le secteur 1 et trois euros de coordination des soins).


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