Entretien avec Jacques Barsony,
Médecin généraliste à Toulouse
Après plusieurs décennies d’exercice à Toulouse ; Jacques Barsony nous raconte ce qu’il fait avec la médecine…
Pratiques : Qu’as-tu envie de dire de ton métier de médecin généraliste engagé ?
Jacques Barsony : Le métier évolue : on passe doucement d’une médecine de l’individu a une médecine de la collectivité, le médecin devient un acteur primordial de santé publique : il touche une Rémunération sur Objectif de Santé Publique (ROSP) dépistage, surveillance, vaccination, coordination, statistiques… cette rémunération équivaut a un treizième mois (de l’ordre de 6 000 €+ 5 € par déclaration médecin traitant + 40 € pour chaque patient en ALD). Le rapport aux patients est modifié : comme un chargé d’affaires gère le patrimoine de sa clientèle, le médecin gère le patrimoine sanitaire de sa patientéle, il en est responsable devant la collectivité.
Revenons en arrière.
Dans mes nombreuses lectures sur la médecine générale, je suis tombé sur un discours de réception d’un médecin à la faculté de Montpellier qui date de 1700 et quelques rapporté par un anglais, médecin lui-même, qui faisait du tourisme professionnel. Il assiste à la réception d’un nouveau thésard et le patron fait son discours – je cite de mémoire – : « Moi avec ce vénérable et docte bonnet, je te donne le droit de piquer, de trancher, de couper, de purger, de saigner et de tuer par toute la terre impunément… » C’est ce qui m’a attiré dans le métier… (Ha ! Ha !) Le médecin, c’est le pouvoir masculin absolu à l’instar du pouvoir politique (c’est l’époque de Louis XIV), avec une touche de sadisme, il peut tuer… Aujourd’hui, on est passé d’Esculape à Hygea, du masculin au féminin, de la brutalité à l’abus. On est passé d’une violence franche, ouverte (l’anesthésie est arrivée tard, traiter la douleur était considéré comme une faiblesse, et celle des enfants était tout simplement niée, ne parlons pas de l’avortement, du traitement des toxicomanes et des malades mentaux, ils avaient surtout le droit de se taire) à une violence maternante : c’est le médecin maintenant qui répond à la question : « Comment ça va ? » Pour le dire en latin de cuisine le patient n’habeas plus son corpus… grave ! Il y a un assaut de précautions, de soins, de conseils, de recommandations, de dépistages, de surveillance envahissant.
Autrefois, on se rendait chez le médecin vieux malade le plus tard possible, aujourd’hui on s’y rend jeune et en bonne santé le plus tôt possible, « Parlez-en à votre médecin ». Fini la peur du Docteur, on s’y précipite. Comme si on n’allait jamais mourir si on se soignait bien, c’est un recyclage du pacte religieux : croyez et vous serez sauvé. Tous les éléments d’une croisade sanitaire sont réunis avec ses ayatollahs, ses prêcheurs : « faut pas boire, faut pas fumer, pas ceci, pas cela… » C’est un changement profond de mentalité et de comportement dont le médecin est le comptable.
Mais il ne peut plus travailler seul, autrefois artisan, libre, créateur de sa propre médecine un peu rustique, mais sur mesure, il devient un officier ou un ingénieur sanitaire réalisant un programme de santé pensé pour lui dont il est l’acteur principal, supervisé par la Sécurité sociale et les mutuelles. Comme il est informatisé avec les systèmes de paiement comme le tiers payant, s’il ne fait pas ce qu’on lui dit… pas de ROSP. C’est très bien pour la santé publique, mais ce n’est pas un métier que je choisirai aujourd’hui.
Les médecins sont ambivalents, ils disent ne pas vouloir devenir fonctionnaires, mais ils se comportent déjà comme des fonctionnaires. Syndiqués, ils manifestant dans la rue, ils font grève. Pour moi, les médecins, c’est comme les militaires, les putes et les curés, ça ne fait pas grève.
Autrefois les médecins faisaient l’aumône, on les chassait à coup de cailloux ou on les encensait, c’était plus sportif.
Finalement, plus qu’une vocation initiale, la médecine est un destin, on s’en aperçoit vers la fin. Et on ne fait pas grève de son destin. Je donne dans la caricature pour la clarté de la description, on ne peut pas regretter les temps anciens… mais on ne peut pas non plus s’empêcher de ressentir des choses.
Voilà, ce sont de vrais changements ils suivent les changements sociaux, c’est inéluctable, on n’est plus sous Louis XIV, on est en démocratie. Je ne sais pas comment ça va se décliner exactement, mais la santé médicalisée, le médecin comme agent de santé publique, cela va coûter très cher. Tiens, puisqu’on parle d’argent, un mot sur le tiers payant. Comme beaucoup de mes collègues, cela fait vingt ans que je le fais, et la part mutuelle passe souvent par profits et pertes, je considère que le C est un forfait, on ne peut pas détailler : vous tirez la langue, un euro, je prends la tension, trois euros… c’est un enfant un peu plus, un vieux un peu plus, ce n’est pas possible… Je ne suis pourtant pas pessimiste, malgré toutes ces contraintes je me sens vraiment libre, l’espace confidentiel « sanctuarisé » de la consultation est intouchable et le médecin obéit au serment d’Hippocrate avant d’obéir aux lois, ça laisse de la marge si on a du culot. Je pense que tout change et que tout va rester pareil, il se pourrait même qu’un jour on redécouvre l’Ordre des médecins. Ce serait marrant !
Le deuxième sujet sur lequel je réfléchis actuellement, c’est la psychiatrie, la maladie mentale. « Les fous ont tout perdu sauf la raison ». Ça veut dire quoi ? Isabelle Stengers a écrit que la religion sert à mettre des mots à la place du vide, en cela c’est une démarche rationnelle, « thérapeutique ». On délire tous ensemble, Dieu, le ciel, la réincarnation sont des délires partagés. Fou ou pas, ça dépend de combien on est à délirer… Le problème du fou, c’est qu’il fait une invention personnelle pour faire face à une difficulté personnelle insurmontable. Il invente ce qu’il peut pour donner du sens, ce n’est pas le sens commun, c’est un délire, mais c’est « rationnel », ce n’est pas incompréhensible, c’est une maladie et une thérapeutique.
Dans l’adversité, on s’enfuit, on se cache ou on se bat. Ce sont des modes de guérison !! Étymologiquement : à la garite (s’enfuir), la guérite (se cacher) se garrir (se battre).
On s’enfuit dans le délire (schizophrénie, paranoïa, mythomanie), on fait le mort (catatonie) on se renferme (dépression). On se sécurise dans les conduites conjuratoires obsessionnelles (TOC). Tout ces modes de « guérison » n’ont rien de mystérieux, ce sont des adaptations, le terme de « maladie » mentale est discutable. L’imagerie de monstre qui hante le discours psychiatrique vient de l’incompréhension de la folie, elle tombera quand on comprendra les maladies mentales.
Malheureusement, à part la psychanalyse (qui est surtout utile aux bien portants), il n’y a pas de théorie de la « maladie » mentale, les psychiatres connaissent bien leurs malades, les racontent magnifiquement, les soignent, les protègent, les « gèrent », mais n’y comprennent rien. C’est d’ailleurs, ce constat fait, un des buts du DSM de reprendre tout a zéro : puisqu’on n’y comprend rien revenons au symptôme et voyons.
Vous avez fait un cabinet père et fils ?
Je suis installé au centre-ville à Toulouse, dans un cabinet qui existe depuis 1946, je m‘y suis installé en 1980 et j’ai travaillé avec mon père, qui était médecin, pendant dix ans. Maintenant j’y travaille seul.
Ce cabinet a accueilli une population de centre-ville plutôt précaire de réfugiés espagnols avec qui mon père avait fait la guerre. C’était le cabinet d’après guerre mondiale, puis la population espagnole s’est intégrée, et ça a été le cabinet de la décolonisation, beaucoup de Maghrébins, population fragilisée elle aussi. Ce n’était pas des familles, c’était des hommes seuls. Dans les années 80, il y a eu pas mal de fermetures d’entreprises, ils étaient déjà âgés, ils ne risquaient pas de retrouver du travail, ils venaient consulter quand ils ne touchaient plus le chômage. Ils « passaient » en maladie (le RMI n’existait pas encore). La dernière période, dans les années 90, la crise sociale, les toxicomanes… la clientèle a commencé à rajeunir. Ce qui fait qu’au lieu de vieillir tranquillement avec mes patients, je me suis mis à rajeunir avec eux… période de « démerdecine générale ». En effet, la formation se fait à l’hôpital et, quand on s’installe, on voit tous les patients qu’on n’a pas vus à l’hôpital, et quand on en voit un qui en relève, on l’envoie à l’hôpital. Ce qui fait qu’on fait une médecine à l’envers, la fac ne forme que des docteurs Dagobert… Tout ce qui est grave est enseigné (heureusement), mais ce qu’on voit au cabinet médical est absent du cursus, ça nous oblige à inventer. On se forme sur le tas « aux dépens de nos patients ». Les groupes de pairs et les groupes Balint permettent de limiter les dégâts, mais ils restent malheureusement marginaux.
Les patients et leurs familles peuvent nous apprendre beaucoup, l’expérience de l’autisme en est une illustration. Dernièrement, j’ai entendu parler de la responsabilité éventuelle « des handicaps invisibles » dans la construction des maladies mentales. Ce sont des anomalies de la pensée comme il y a des anomalies de l’ouïe de la vision du psychisme, des organes.
Si on explorait la pensée, on verrait que pour certains, ça marche de travers, mais la psychiatrie a éliminé le cerveau et l’intérêt pour les troubles cognitifs est suspect, ils doivent se débrouiller tout seul.
Les théories de l’homme des structuralistes, Lévi Strauss Freud, Foucault, Bourdieu, l’homme relationnel qui se construit dans l’histoire, le social, le psychique, avaient quasiment supprimé le corps, il était dans la culture, le genre, mais le corps revient, brut de décoffrage et on ne sait pas quoi en faire. L’homme neuronal ? Brrrr !
Pourtant le corps existe, quand quelqu’un dit qu’il entend des voix, si on lui fait une IRM, c’est la même IRM que celui de quelqu’un a qui on parle, mais le corps répugne, c’est peut-être une résurgence chrétienne.
Que penses-tu du DSM (je me pose la question, si tu permets) ?
J’ai fait des articles cinglants et impitoyables contre le DSM, j’étais fier de moi et après, je l’ai lu… Bon, je l’avais lu quand même, mais j’avais oublié de lire l’introduction. Or dans les deux premières pages, ils racontent ce que c’est : une démarche scientifique « classique » et ambitieuse pour essayer de comprendre la maladie mentale. Bien dans la tradition de la médecine.
Le DSM essaie d’isoler des permanences. Des choses qui ne bougent pas quel que soit le lieu ou l’époque. On a réuni des collèges de psychiatres qui ont observé et validé un symptôme et cherché des correspondances avec une image, un test biologique… on tente de mettre en rapport des observations cliniques avec des critères objectifs. Le problème, c’est qu’on n’a rien trouvé de très probant pour le moment. On n’arrive pas à objectiver le subjectif, ce qui était tout de même un peu prévisible. Donc le DSM pour le moment n’a pas servi à grand-chose sur le plan scientifique, mais il a eu un effet secondaire inattendu : le démembrement de la maladie mentale. Le DSM, c’est de la botanique descriptive, il a répertorié une multitude de symptômes, mais a refusé de leur donner une signification diagnostique. Il n’y a pas de maladie mentale, au sens où on l’entend habituellement, dans le DSM. On ne peut plus dire à quelqu’un qu’il est schizophrène, on est obligé de dire : « Vous avez des troubles schizophréniques », ce qui est le début de la dé-stigmatisation. De toute manière, le diagnostic de schizophrène, c’est comme celui de mammifère, ça va de la souris à l’éléphant en passant par Johnny Hallyday.
Il y un bouquin : Qu’est ce que le DSM de Steve Demazeux, c’est un philosophe qui en a fait sa thèse et c’est grâce à lui que j’ai pu revoir ma position qui était très violemment anti DSM. Le consumérisme, l’industrie du médicament, la médicalisation de la société, le contrôle social Je ricanais sous cape… c’était insuffisant.
Il faut dire que la classification regroupant le bégaiement et l’homosexualité, c’était surprenant
Oui, c’est idiot, mais nous sommes tous dans le DSM et même dans plusieurs rubriques, pour ma part je crois qu’ils m’ont consacré plusieurs pages.
Pour être honnête, il faut quand même dire que le DSM introduit des échelles de gravité, contextualise ses observations, etc., il n’a pas été fait par des imbéciles. Cependant, il a subi en France un traitement idéologique et émotionnel tel qu’on est passé à côté de la question qu’il posait : comprendre la maladie mentale.
Normal, nous avons une théorie implicite et fausse, mais qui fait consensus : la maladie mentale, c’est ce que par définition on ne peut pas comprendre… on ira loin comme ça !
Pourtant, il y a plein de bouquins magnifiques écrits par des « autistes », des « schizophrènes », des « bipolaires », parfois ils se font aider, il y en a un de Gérard Garouste, L’Intranquille. Une fille qui s’appelle Jamison a écrit De la dépression à l’exaltation, elle est psychologue, elle-même a un trouble bipolaire, ce qui ne l’empêche pas d’être responsable d’un service hospitalier… spécialisé dans les troubles bipolaires, mais ça se passe aux États-Unis, ce pays de sauvage, le pays du DSM. C’est impensable ici. Une psychologue responsable d’un service de psychiatrie… elle-même atteinte… on est à mille ans de ça.
La légitimité de la psychiatrie vient de ce qu’elle a une expérience de première main de la folie, or cette expérience avec la « deshospitalisation » des malades s’est en partie transférée sur les familles, l’entourage social, éducatif etc., grâce, il faut le dire, à certains psychiatres.
Si les médecins étaient capables de faire une Nouvelle Alliance avec les malades et leur famille, ils pourraient en tirer le meilleur. Pour cela, il faudrait sortir du paternalisme. La seule chance pour les fous, c’est de faire leur coming out. Les minorités se sont émancipées en se revendiquant. Il y a eu « Black is Beautiful », la « Gay Pride », et bientôt j’espère la « Dingo Parade ! »
Et Le DOC ?
Tous les lundis, en première page du Quotidien du Médecin. Le DOC, une tête puissante, un corps épais, un stéthoscope, c’est un peu Le Chat. Il dit des choses définitives, délivre des messages péremptoires genre : « La mort est quand même responsable de 100 % des décès », « On ne dit pas fumer tue mais fumez vous », « Mourir n’est rien c’est rester mort qui est terrible », « La psychanalyse est une auberge espagnole ou on ne mange que ce que l’on vomit », « Le médecin dévoué à ses salades ce n’est pas une image d’épinard ».
Ce sont de phrases que tu écris ?
Oui à part quelques exceptions que je mets entre guillemets, ce qui est étonnant, c’est que parfois j’en trouve qui existent déjà comme « Ma mémoire est bonne, j’oublie tout » que j’ai gardé quand même. Le DOC, je l’ai fait avec mon frangin lui, il dessine, c’est son métier, et moi je fais les aphorismes, c’est aussi l’image de marque du réseau RAMIP (Réseau Addictions Midi Pyrénées) dont je suis le président. Ça permet de dire des choses qui ne passeraient pas autrement.
Propos recueillis par Anne Perraut Soliveres
Publications de l’auteur
- Lettre aux drogués et aux autres… s’il en reste, mars 2010, Ed. JBZ
- Documentaire France 3 : « Jacques Barsony, un médecin dans la ville »