Classifier, c’est fabriquer des ghettos. Basculant dans le monde des handicapés, j’ai ressenti cela : compartimenter, c’est exclure et c’est donner le droit à certains de choisir ce qui est bon pour l’autre. Contre la vie. Pour le contrôle. Là où l’être humain est réduit à son handicap, à sa maladie, à son degré de dépendance, aux X cochés sur des cases ou non. Là où il s’aperçoit qu’il faut « en faire plus » pour effacer la différence, qu’il est difficile de rejeter un des deux mondes car vivre « entre les deux » est difficile... et qu’il a besoin des allocations. Nous participons à cette multiplication des ghettos si nous acceptons de compartimenter les corps et leurs fonctions (voir les ordonnances bi-zones, voir la séparation entre soins médicaux et soins d’hygiène), de certifier l’indéterminable (comme ce qui relève ou non du traumatisme initial).
Vivre avec un handicap. Quand tu deviens handicapée, d’un coup, tu sors du monde « ordinaire » et passe dans le monde « pas ordinaire ». Toi, tu sens que tu as des compétences, mais eux, ils ne savent pas. Toi tu sais que la fatigabilité fait partie des suites d’un traumatisme crânien, eux, ils l’étiquettent fainéantise. Toi tu as des douleurs difficiles à atténuer, toi pour eux tu te drogues, tu ne fais aucun effort... alors que chaque geste, chaque pas, chaque essai de mémorisation te fatiguent. Et être handicapée nécessite d’être riche : oui pour l’auto, ce moyen facilitant la vie en société pour cette jeune femme paralysée des jambes ; mais qui paye le surcoût (boîte automatique, aménagement du véhicule, réparations par technicien spécialisé rare donc cher) ? Compenser le handicap, c’est à voir de près !
Les bénéfices collatéraux sont pour tous les soignants, paramédicaux divers, assistantes sociales et tous ceux qui animent, surveillent, aident qu’ils travaillent en centre ou en équipes mobiles en ville, ainsi que pour le service des tierces personnes très nombreuses vu les besoins de ces blessés. Dans les services de suites de rééducation et réadaptation pour traumatisme crânien, les relations entre le secteur privé associatif et le secteur public ne sont pas très claires : il y a des répartitions de prises en charge disputées, des choix privilégiés de certaines filières, des suivis un peu chaotiques. Mais il se trouvait dans ces lieux tant de gestes d’empathie, de recherches ciblées sur les problèmes posés par les blessés eux-mêmes, que l’on oubliait les gestionnaires. Ici, pas de normes fragmentant le soin : s’adressant à l’homme entier blessé dans tout son être, le soignant était, le plus souvent, à l’écoute et en recherche du truc pratique qui aidera la personne handicapée, même si c’est ponctuel. Voyez Marcel qui discute avec deux amis éducateurs du problème posé par le déplacement des blessés : « Comment fait-on pour arriver à un rendez-vous à tel endroit, au jour et à l’heure dites, par quel bus ? » Marcel, non soignant, trouve le truc : il met en place des heures de formation au déplacement pour les tierces personnes qui ont en charge ces blessés, trouve un financement et ça marche, un temps. Mais côté dysfonctionnements structurels, il y a beaucoup à réfléchir !
Interrogations. Les personnes atteintes d’un handicap nous ouvrent à la différence, là où le temps est autre, où l’essentiel peut être une cigarette, où l’on ne vit pas de la même façon cette question du handicap ; où, petit à petit, entre le passé commun qui n’est plus, mais a imprimé ses marques, et le futur qui n’est pas encore là, on apprend à vivre ensemble. Au-delà de découvertes individuelles, les personnes handicapées nous questionnent sur le cloisonnement de notre société qui génère des exclusions en tout genre, sur le droit à la différence, sur notre fermeture aux minorités et ainsi à l’humaine condition.
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