Isabelle Canil, orthophoniste
L’ADI-R et l’ADOS viennent d’arriver au centre médico-psycho-pédagogique (CMPP). Dans un grand carton.
L’ADI-R, d’après ce que j’ai compris, c’est un questionnaire serré avec les parents, pour être le mieux renseigné possible sur la toute petite enfance du sujet suspecté de trouble du spectre autistique, parce que si les troubles ne sont pas présents avant les 3 ans, il y a peu de chance que le sujet soit réellement « une personne avec TSA ». ADI-R, ça veut dire Autism Diagnostic Interview-Revised.
L’ADOS vient en complément de l’ADI-R. Ça se prononce « adoss ». Il ne s’agit pas d’ados, l’abréviation d’adolescent, non non, on parle de matériel de tests à faire passer à des enfants et même à des adultes, quand ils présentent « une suspicion de TSA ». L’ADOS met en place des saynètes qui permettent de faire apparaître certains comportements, pour évaluer comment le sujet se débrouille dans sa communication, dans ses relations avec les autres. On cherche à voir s’il a des centres d’intérêt qui tournent en rond, toujours les mêmes… ADOS, ça veut dire Autism Diagnostic Observation Schedule.
Un grand carton qui coûte très cher. De plus, ce n’est pas un si bon investissement que ça, parce qu’il y a des nouvelles versions revues et corrigées qui sortent assez régulièrement, alors si on veut rester dans le coup, il faut avoir le dernier modèle. Cependant, l’Agence régionale de santé donne un budget, appelé crédit non reconductible (CNR) pour payer des formations, si et seulement si elles entrent dans le cadre des troubles du neuro-développement (TND). Cet argent ne provient pas du « budget formation », il vient en sus.
Fabienne et Sandrine déballent et fouillent dans le carton. Il manque des choses. Il faut une caméra ! Elle n’est pas fournie. Il y a un livret de je ne sais combien de pages avec une marche à suivre extrêmement précise ! Il faut faire à la lettre, sinon… sinon ce sera raté.
Les formateurs qui sont venus nous former au diagnostic de TSA ont dit : il faut que la passation de l’ADI-R et l’ADOS soit effectuée par des thérapeutes qui ne connaissent pas l’enfant. Pourquoi ? Pour ne pas nuire à l’objectivité pardi.
Moi je n’ai eu que deux jours de formation. Sans doute parce qu’on sait que je regimbe. Mais les bons éléments du CMPP ont eu la formation complète, c’est-à-dire cinq jours. Avec présentation en vidéo de la passation de ADI-R et ADOS, à quoi j’ai échappé. Mes collègues qui ont fait les cinq jours sont aptes à faire passer les tests pour enfin diagnostiquer les TSA au CMPP ! Cinq jours, ce n’est pas si cher payé !
Dans le livret que nous ont donné les formateurs, il est écrit que l’ADI-R nécessite : un interviewer spécialisé dans les TSA, et un informateur qui connaît bien la personne et son histoire développementale.
Moi, à la place d’interviewer et informateur, j’aurais bien voulu lire des mots comme : clinicien, médecin, psychologue, psychiatre...
Fabienne est ergothérapeute. C’est sa première année de travail. Je ne crois pas trop m’avancer en disant qu’elle n’a jamais vu un autiste plus d’une heure dans sa vie. Qu’est-ce que ça peut faire ? Il y a tous les items des tests qui sauront dire. Et puis, comme toujours, j’exagère. Il y aura d’autres tests, il y aura une évaluation clinique, on croisera tout ça en utilisant des algorithmes et on ne se trompera pas.
Je fulmine. Mais à quoi bon ?
J’ai lu, sous la plume de Pierre Delion, un pédopsychiatre qui, lui, des autistes, en a côtoyé un tout petit peu plus et un tout petit peu plus longtemps, que pour poser un diagnostic d’autisme, l’expérience ne faisait pas de mal !
Il explique dans un article intitulé « Fétichisme et plate-forme diagnostique » (Pratiques n° 99) que la pédopsychiatrie de secteur faisait cela très bien ! « La pédopsychiatrie de secteur, en basant son existence et ses pratiques évolutives sur le concept de continuité des soins […] permettait au pédopsychiatre chargé du diagnostic de relativiser les signes présentés par les bébés à risque autistique et les jeunes enfants présentant des signes évocateurs du spectre de l’autisme, à l’aune de son expérience avec le suivi des enfants plus âgés. »
Bon, on s’en fiche, au CMPP, on ne reçoit pas de bébés, ni de très jeunes enfants. Mais tout de même, ce qu’il me semble comprendre, c’est que les expressions « à l’aune de son expérience » et « concept de continuité des soins », ont beaucoup d’importance.
Dans ce même article, Pierre Delion parlait aussi de « l’obligation éthique de suivre ces enfants dans leur prise en charge, en lien avec leurs parents, et cela pendant de nombreuses années. »
Il avait même l’audace d’affirmer que c’est « cette expérience de suivi qui permet de conserver toute leur acuité aux critères diagnostiques. »
Chez Fabienne et Sandrine, l’aune de l’expérience est plus courte que la queue d’un chat. Il n’y a aucun mal à ça, il faut bien commencer à travailler ! Mais tout de même, cela me questionne, comme on dit. Non, cela me choque. Pire, cela m’indigne. En gros, ça me reste en travers…
Pourquoi tout ceci se présente comme parfaitement légitimé, normal, allant de soi ? ADI-R et ADOS sont peut-être des bons outils – c’est pas parce qu’ils sont chers qu’ils sont mauvais ! –, mais pourquoi on évacue comme ça la clinique et la pédopsychiatrie ? Et pire encore : pourquoi on fait comme si c’était si simple de diagnostiquer ? Comme s’il n’y avait aucune question à se poser par derrière...
Ouvre le carton, potasse le livret de passation, relis les notes de tes cinq jours de formation et en avant le diagnostic ! J’ai bien peur hélas de très peu caricaturer la situation.
Je travaille avec Quentin depuis trois ans. Pendant un an, je me suis dit c’est sûr, il est autiste. L’orthophoniste à qui je succédais disait que lorsqu’il parlait, on se croyait dans une forêt équatoriale. Elle avait raison. Des tas de bruits et d’exclamations évoquant toutes les espèces volatiles et sonores. La première fois que je l’ai vu, il manipulait à toute vitesse des pièces de LEGO®, les yeux fixés sur ses mains, avec la bande son de l’Amazonie. Je n’y suis jamais allée, mais dans les films, c’est comme ça. J’essayais de trouver quelques interstices pour me faire une place là-dedans, mais je n’y arrivais pas. Je me suis dit que jamais je ne pourrais m’introduire, m’intercaler quelque part. J’aurais voulu que les mains ralentissent, qu’il y ait des blancs dans le flot verbal, qu’il croise une seconde mes yeux éberlués, mais non. Trois ans plus tard, nous conversons, nous jouons ensemble, avec des tours de rôle. Il me sollicite, il m’interpelle directement, bref il me parle. Quand je ne comprends pas, il trouve même des combines pour m’expliquer, un dessin, un schéma… Je trouve ça très fort !
Beaucoup d’enfant abandonnent quand j’ai le malheur de ne pas comprendre du premier coup.
Comment se fait-il que Quentin ne soit pas candidat à l’ADI-R et l’ADOS ? Je n’en sais rien ! On n’avait pas encore reçu le carton ni fait les cinq jours. Peut-être qu’à la prochaine synthèse, ça va lui tomber dessus… Notre médecin, qui en pince grandement et quasi exclusivement pour les TND, a déjà dit aux parents : « Grande suspicion de troubles du spectre autistique. Je m’étonne qu’aucun diagnostic n’ait été posé ». La semaine suivante, dans la salle d’attente, le père m’a dit : « Ah on va peut-être enfin savoir ce qu’il a ! » Deux semaines après, la mère a pleuré, a fini par dire qu’elle se consolait parce que, dans tous les cas, c’était quand même son Quentin. Je trouve que c’est une bonne phrase, qui contient en elle de quoi supporter un peu la douleur.
Et puis est arrivée Florence, la petite sœur de Quentin. Elle était suivie au CAMSP (Centre d’action médico-sociale précoce) et à ses 6 ans, la relève est prise au CMPP. Tout le monde disait, c’est sûr elle est autiste. Moi aussi. Quelle déveine quand même, deux enfants autistes ! Je travaille avec Florence depuis un an, ainsi que ma collègue psychomotricienne. Au bout de deux ou trois mois, j’ai commencé à me dire : elle n’est peut-être pas si autiste que ça... Et maintenant ce que je me pense, c’est qu’elle s’est faite autiste par imitation de Quentin, son grand frère adoré. Elle est en train de laisser tomber ses oripeaux d’autiste. Puis-je dire qu’elle se « normalise » à grands pas ? Et le plus fort, c’est que j’adore la voir entrer dans la norme ! Cela me fait un énorme plaisir !
J’espère qu’elle ne va pas passer à la moulinette de l’ADOS et l’ADIR. Encore que… pourquoi pas ? Il y aura toujours le travail de salle d’attente, où l’un et l’autre des parents lâcheront quelques phrases. S’il y a du monde avec des oreilles indiscrètes, je les accompagne sur le trottoir, jusqu’à la voiture… Et puis, il y a aussi ma collègue, et la secrétaire. Je vois bien que les parents, quand ils attendent leur enfant, s’appuient sur elle aussi, sa présence pour accueillir, pour éponger… Elle écoute leurs petites ou leurs grandes misères. La secrétaire, tout en finesse, avec l’air de ne pas y toucher… mais elle est là. Elle compte.
Donc ma foi, ADI-R et ADOS peuvent très bien passer par là… Quentin et Florence seront des enfants avec ou sans TSA. Au moins, on saura, comme dit le père. J’ai l’impression que dans mon travail avec eux, je m’en ficherai complètement.
Et puis, je crois qu’il y a des cas où, malgré ADI-R et ADOS, on ne sait pas, le diagnostic reste suspendu. Il faudrait peut-être demander à des pédopsy genre Pierre Delion...