Systèmes, tempo et complexités

L’analyse des erreurs médicales est complexe et s’inscrit dans la durée. Elle est à la fois individuelle, systémique et culturelle.

Eric Galam,
Département de Médecine Générale, Université Paris Diderot
Auteur de L’erreur médicale, le burnout et le soignant, Ed. Springer, Paris 2012

Le système plus souvent que les individus
L’activité de soins est fondamentalement différente de toutes les autres. Pourtant, elle relève aussi d’une organisation avec structures, ressources, échanges, objectifs... Il est maintenant généralement admis, à partir du modèle du « fromage suisse » de James Reason (2000), issu de la culture de sécurité dans l’industrie, que les événements médicaux défavorables les plus évitables résultent plus souvent d’insuffisances des systèmes que des individus. L’erreur patente et avérée est souvent associée à des erreurs latentes préalables ou concomitantes (contraintes organisationnelles, routines, problèmes de communication, logiciels...) et/ou à l’absence de fonctionnement des barrières de sécurité qui permettent souvent de récupérer ou au moins d’atténuer le dommage (par exemple, l’appel du pharmacien en cas de prescription inhabituelle ou encore l’appel au patient si le médicament erroné a été délivré).
L’analyse des dossiers du Sou Médical [1] a montré qu’un tiers des dossiers de médecine générale traités étaient liés à des erreurs et retards de diagnostic avec deux grands domaines : 1) les cancers (retard compté en mois), 2) les menaces d’infarctus et d’accident vasculaire cérébral (retard compté en heures). Les deux autres tiers des dossiers étaient en rapport avec des dysfonctionnements du système relevant notamment des échanges d’information.

La gestion des tempos dans plus de 60 % des cas
À partir de l’analyse des 1 046 plaintes concernant un généraliste et traitées entre 2004 à 2006, Amalberti et Brami [2] ont développé la notion de « tempos » pour analyser la survenue des erreurs médicales. Ces tempos sont simultanés et parfois contradictoires. Il s’agit du :
— Tempo de la maladie et son évolution naturelle : si la notion d’urgence se pose dans l’aigu, c’est plus la vigilance qui est en question dans les pathologies chroniques. Et si le retard s’évalue en heures dans un syndrome coronarien ou abdominal, il se compte en semaines ou en mois pour une affection cancéreuse.
— Tempo du traitement : par exemple, l’efficacité d’un traitement hypolipémiant ne s’apprécie pas à l’aune des mêmes durées que celle d’un antalgique.
— Tempo du patient : temps mis à consulter, exprimer ses plaintes, suivre les prescriptions, faire les examens...
— Tempo du cabinet : temps accordé par le médecin à chaque patient, gestion des rendez-vous, gestion des interruptions notamment téléphoniques, salle d’attente plus ou moins pleine, temps des visites à domicile, temps administratifs, temps personnels de tous ordres...
— Tempo du système médical : temps nécessaire à obtenir les examens et avis spécialisés, temps de retour de résultats d’examens, de compte-rendu d’hospitalisation ou autre.
Les tempos étaient concernés dans 623 plaintes : 37,9 % pour le tempo de la maladie ; 13,2 % pour le tempo du cabinet ; 13,8 % pour le tempo du patient ; 22,6 % pour le tempo de coordination du système de soins ; et 33,2 % pour le tempo d’accès du médecin aux connaissances.

Des situations très fréquentes et de natures différentes
Les accidents sont beaucoup plus fréquents que ceux déclarés aux compagnies d’assurance. Une étude [3] réalisée dans l’industrie a montré que pour un accident grave rapporté, il existait dix incidents significatifs, trente accidents matériels et six cents accidents sans conséquences. Il faut ici souligner l’importance des presqu’accidents (near miss ou événement porteur de risque) dont l’analyse est nécessaire et très utile, même si aucun dommage n’a été constaté.
Par ailleurs, bien qu’intriquées dans des proportions diverses, on peut repérer des situations où : — les choses ne se sont pas passées comme il le fallait : c’est un déroulement indésirable ;
— le patient s’est plaint : c’est un reproche, problème relationnel ;
— le patient a subi un dommage : c’est un événement indésirable plus ou moins grave.
Ces situations ne sont pas forcément successives : on peut avoir un reproche sans erreur ou une erreur sans reproche ou encore un déroulement indésirable sans conséquences pour le patient, ou encore une erreur, un reproche et un déroulement indésirable...
Trois notions complémentaires entrent en jeu :
— le dysfonctionnement médical ou relationnel, lié ou non à une erreur ;
— l’échec qui fait encore et toujours partie de la vie, ne serait-ce que parce que les gens finissent toujours par mourir et que le médecin est amené à les accompagner dans ce parcours ;
— la faute : notion juridique où le contexte légal et judicaire s’introduit de manière impérieuse.
L’échec, l’erreur et la faute ne sont pas superposables et peuvent donc être associés ou dissociés. Et les critères d’appréciation d’une situation donnée relèvent non seulement de la gravité (malade), mais aussi de l’évitabilité (médecine) et de la responsabilité (médecin).
Pour l’analyse comme pour la gestion, on peut repérer des situations de niveaux logiques différents :
— des situations typiques et récurrentes comme par exemple les conseils téléphoniques, les vaccinations, les dépistages, l’intervention chirurgicale (avec notamment l’instauration de la « check list » [4] au bloc opératoire obligatoire depuis 2010) ;
— des situations médicales complexes insérées dans la durée et faisant intervenir plusieurs intervenants de compétences différentes, comme dans le suivi d’un patient polypathologique ou cancéreux : médecin généraliste, spécialistes, paramédicaux, pharmaciens...
— des situations spécifiques à tel ou tel médecin qui nécessitent de comprendre comment il fonctionne et quelles sont ses zones d’ombres ou de risques, par exemple, le désir de pousser les examens au maximum, le refus d’écouter le patient ou au contraire la difficulté à affirmer son point de vue, etc.

Comment le médecin décide-t-il ?
Le processus de décision est complexe puisqu’il met en jeu, simultanément, des facteurs relevant de la formation et de l’expérience de celui qui décide, recueille et gère l’information, la hiérarchise, l’organise, et recherche des informations et des ressources complémentaires éventuelles. Ce travail implique des facteurs relevant du savoir et de sa gestion, mais qui sont pondérés par des éléments d’ordre professionnel tels que la prise en compte des contraintes du cabinet et du système de soin. À ces registres s’ajoute le niveau relationnel avec le patient (explication, écoute, négociation, suivi...), son entourage et les autres intervenants. Il est aussi question de l’aptitude du soignant à définir des priorités, gérer les contraintes et les conflits, gérer les outils informatiques, le téléphone, les dossiers, les rendez-vous, les documents administratifs, son niveau de stress et de fatigue... Ajoutons qu’il est exceptionnellement question d’une décision unique dans un monde parfait, figé et en apesanteur, mais qu’il s’agit le plus souvent de la sommation de multiples décisions plus ou moins importantes et qui se conditionnent au moins partiellement les unes les autres.

Comment le médecin se trompe-t-il ?
Selon Bernard Grenier [5], tout acte médical est le résultat d’une cascade de décisions prises en situation d’incertitude plus ou moins relative et soumises à un certain nombre des difficultés. La démarche de recueil et d’analyse d’informations se fait simultanément selon plusieurs modalités variables selon le médecin et les situations cliniques auxquelles il est confronté. La reconnaissance des formes lui permet une analyse globale et rapide dès les premiers instants de sa rencontre avec le patient. Elle accroît démesurément la somme des connaissances à mémoriser. Ses écueils sont : 1) le biais d’incompétence dû aux limites inévitables de la connaissance et de la mémoire, 2) le biais de motivation lié aux phénomènes subtils d’attraction par une connaissance d’acquisition récente, par un diagnostic qui a fortement influencé le praticien par sa gravité ou un intérêt personnel, 3) le biais de préjugé marqué par l’orientation à partir d’une sélection erronée des indices. Dans la démarche hypothético-déductive, le trop d’information clinique peut devenir progressivement redondant, voire négatif, en obscurcissant le problème. La méthode probabiliste est fondée sur l’application pondérée à des situations spécifiques de données obtenues à partir de grands nombres dans une population rarement comparable à celle rencontrée par le clinicien. Ces données ne sont pas toujours faciles à appliquer dès qu’une situation clinique conduit à évoquer plusieurs hypothèses. Ce qui est plus ou moins probable reste aléatoire à l’échelle des cas individuels auxquels est confronté le médecin.
Enfin, la démarche inductive aspire à explorer toutes les hypothèses possibles, même les plus rares et les plus improbables. C’est l’approche typique du médecin débutant qui procède d’emblée à de très nombreux examens complémentaires sans hiérarchiser les hypothèses. Elle est fastidieuse, coûteuse et dangereuse, en raison des risques liés aux examens et aux décisions prises sur des faux positifs.
Notons enfin que les hypothèses et diagnostics sont évoqués très précocement dans l’interaction avec le patient. Le médecin senior évoque en moyenne 2,7 diagnostics tandis que l’interne en évoque 5. Les juniors évoquent plus de diagnostics, demandent plus d’examens, passent plus de temps avec le patient et sont finalement piégés par la mauvaise répartition de leurs efforts et une mauvaise hiérarchie des problèmes et du temps qui leur est consacré. De leur côté, les seniors ont du à modifier leur point de vue et risquent plus facilement de passer à côté du diagnostic d’exception. Ainsi juniors et seniors ne se trompent-ils pas de la même manière.

Des perceptions influencées
Les médecins savent [6] que des développements péjoratifs peuvent survenir après une prise en charge impeccable et qu’au contraire, les patients vont souvent bien même après des soins inadaptés. Rubin et Col [7] ont montré, à partir d’un échantillon hospitalier, que l’organisation de revue par les pairs (analyse collective et a posteriori de situations cliniques) a échoué à détecter les deux tiers des recueils considérés comme insuffisants par rapport aux standards par les chercheurs de l’étude. À l’inverse, seuls un tiers de ceux qui étaient jugés problématiques par l’organisation de revue par les pairs étaient considérés comme au-dessous des standards par les chercheurs.
Le regard des praticiens eux-mêmes est lui aussi variable. Une étude postale auprès de sept cent dix-sept médecins de premiers soins espagnols a été menée par Borrell-Carrio [8]. Il s’agissait d’évaluer comment ils percevaient et faisaient face aux événements indésirables. Deux cent trente-huit médecins, avec un âge moyen de 42,6 années, ont répondu au questionnaire. 28 % étaient des « dénégateurs » (estimant n’avoir jamais fait d’erreur), 67 % « clairvoyants » (admettant une erreur l’année précédente), 7,4 % « hyper perceptifs » (vingt-huit erreurs ou plus/événements défavorables par an), 6 % avaient « un lieu de commande interne » (admettant des raisons personnelles dans les erreurs) et 23,4 % étaient « hyper sécures ».

Le biais de rétrospection
Caplan et coll [9] ont présenté à des relecteurs des situations de plaintes de patient. Lorsque les troubles temporaires étaient présentés comme permanents, le nombre des cas considérés par les pairs comme appropriés diminuait de 31 %. Lorsque les cas aux conséquences définitives étaient présentés comme ayant des conséquences temporaires, l’appréciation par les pairs du caractère approprié des soins augmentait de 28 %. Il s’agit du biais de rétrospection [10].
Ce biais explique comment la connaissance du résultat modifie l’appréciation sur la qualité du processus analysé. Plusieurs études ont montré que les médecins [11] comme les experts judiciaires [12] sont soumis à ce biais. Par exemple, lorsqu’on ne retrouve pas un examen complémentaire, mais qu’il s’avère normal et ne change pas la prise en charge, l’appréciation est différente par rapport au cas où le résultat était anormal et le traitement significativement retardé. Les observateurs d’événements passés ont ainsi tendance à surestimer la capacité humaine à prévoir et à anticiper. Et lorsqu’ils sont eux-mêmes impliqués dans ces événements, ils ont tendance à surestimer [13] ce qu’ils auraient pu réellement prévoir. A posteriori, « in vitro » en quelque sorte, l’analyse prend le pas sur l’action et donne parfois l’impression que les acteurs ne sont pas parvenus à tenir compte d’informations ou de conditions « qui auraient dû être évidentes » ou se sont comportés de manière inappropriée par rapport à ces informations (connues après coup pour être cruciales). Pour analyser et encore plus lorsqu’il est question de juger, il faut donc s’efforcer de se remettre dans la situation au moment où les décisions ont été prises. Surtout, il faut remettre l’analyse dans une approche globale intégrant les personnes, leurs interactions et les systèmes.


par Eric Galam, Pratiques N°59, novembre 2012

Documents joints


[1René Amalberti, C. Bons-Letouzey, Dr C. Sicot, La gestion des risques en médecine générale Partie 2 : Trois ans de sinistralité en médecine générale : le rôle clé des « compétences non techniques » et des « tempos » dans le contrôle du risque, Responsabilité, 2009, 2, mars 2009.

[2Amalberti R, Bram, J. Tempos’ management in primary care : a key factor for clssifying adverse events, and improving quality and safety, BMJ Qual Saf (2011). doi:10.1136/bmjqs.2010.048710

[3Diagramme de Bird : Statistiques établies à partir de l’analyse de 1 753 498 accidents rapportés par 297 compagnies représentant 21 industries, conduisant au rapport 1/10/30/600 (Bird JF Practical loss control leadership Logainville GA : international loss control institute 1967. Cité dans Responsabilité, N° 10 juin 2003

[5Bernard Grenier, Évaluation de la décision médicale, Masson, 1999.

[6Physicians’ Mistakes : Will Your Colleagues Offer Support ? Arch Fam Med vol 5, feb 1996.

[7Rubin H et coll Watching, “The doctor\x=req-\watchers : how well do peer review organization methods detect hospital care quality problems ?” JAMA, 1992 ; 267:2349-2354.

[8Borrell-Carrió F et coll, Clinical error and adverse events : Primary care doctors perception, Aten Primaria, 2006 Jun 15 ; 38(1):25-32.

[9Caplan RA et coll., Effect of outcome on physician judgments of appropriateness of care, JAMA. 1991 ;265:1957-1960.

[10Berlin L, Outcome bias, Am J Roentgenol 2004, 183(3):557-560.

[11Caplan RA et coll, Effect of outcome on physician judgments of appropriateness of care, JAMA 1991 ; 265:1957—60.

[12Hugh TB et coll, Hindsight bias in medicolegal expert reports, Med J Aust 2002 ; 176:277—8.

[13Cook RI et Woods DD, “Operating at the sharp end : the complexity of human error”. In : Bogner MS (Ed.) Human error in medicine Lawrence Erlbaum Associates Hillsdale, NJ 1994 : 255-310.


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