Syndicats libéraux : « idiots utiles » ?

Au nom de leur liberté – d’installation et d’honoraires…–, les syndicats libéraux font le jeu du marché, au risque de brader la sacro-sainte indépendance des médecins.

Frédéric Pierru,
sociologue au CNRS-CERAPS : Centrte d’études et de recherches administratives politiques et sociales

L’actualité récente a montré combien les défenseurs de la médecine libérale sont désormais au pied du mur. D’un côté, en effet, l’on a vu certains syndicats de médecins libéraux — en particulier, de spécialistes — s’opposer violemment au projet de la nouvelle ministre de la Santé et des Affaires sociales d’encadrer les dépassements d’honoraires, tant le niveau atteint par ces derniers (2,5 milliards d’euros annuels) est devenu un obstacle majeur de l’accès aux soins. Argument principal : les tarifs n’ont pas été revalorisés depuis des années, alors que les charges ont « explosé » ; dès lors, les spécialistes libéraux doivent bien se débrouiller par eux-mêmes pour écarter le péril de la « paupérisation » (défense de rire). Et les mêmes, en réponse à l’objection de l’aggravation des inégalités d’accès aux soins, d’évoquer la prise en charge d’une partie des dépassements par les assurances maladie complémentaires. Profitant de leur alliance objective avec le directeur général de la CNAMTS (nous allons y revenir) et n’hésitant pas à mobiliser la troupe des internes, ils ont réussi, comme au judo, à retourner en leur faveur l’initiative ministérielle. L’accord final ne résout rien, voire institutionnalise les dépassements d’honoraires tout en accordant aux médecins exerçant en secteur 2 la prise en charge d’une partie de leurs cotisations sociales ! Cerise sur le gâteau : la ministre s’est engagée — on n’est plus à un recul près — à ne pas toucher à la liberté d’installation, alors même que la problématique des déserts médicaux avait alimenté le débat public avant les élections ! Ainsi, la seule liberté que les syndicats de médecins libéraux avaient historiquement accepté d’aménager afin de la rendre compatible avec l’existence d’un haut niveau de prise en charge des dépenses de soins par la Sécurité sociale, à savoir la « libre entente », est en passe d’être restaurée. Les frontières entre les secteurs 1 et 2 se brouillent. Il y a fort à craindre que le premier soit soluble dans le second sous les auspices du futur « secteur optionnel ».

Cependant, peu de temps après, voici les mêmes vents debout contre les réseaux mutualistes, qui, pourtant, ne concernent que l’optique et le dentaire. La contractualisation sélective et le remboursement différencié constitueraient selon eux de graves menaces au principe de la liberté de choix de son médecin par le malade. Magnifique contradiction : les mêmes organisations qui, d’un côté, réclament la prise en charge des dépassements par les complémentaires santé, refusent, de l’autre, que celles-ci réorganisent l’offre de soins de façon à faciliter l’accès aux soins de leurs clients et à maîtriser leurs dépenses. Autrement dit, les complémentaires santé doivent, comme la Sécurité sociale, respecter à la lettre les sacro-saints principes de la médecine libérale, même si cela doit se faire aux dépens de leurs résultats financiers... On notera au passage l’hypocrisie de certains représentants de la Mutualité qui reconnaissent volontiers qu’il serait souhaitable que la Sécurité sociale regagne le terrain perdu en matière de financement des soins courants (qui ne sont plus pris en charge qu’à hauteur de 55 %) dès lors que l’on veut rester dans un système de santé égalitaire et solidaire, mais qui, au nom du pragmatisme, se contentent d’aménager et de réguler le marché des complémentaires. Car rappelons un fait, incontournable : tout euro transféré de la Sécurité sociale vers les complémentaires santé est un euro inégalitaire.
Que retenir de cette séquence ? Que certains représentants de la médecine libérale se plaisent à jouer les payeurs privés contre le payeur public quand cela les arrange, mais, qu’en tout état de cause, la régulation marchande (ou privée) doit être aussi indigente que la régulation publique. Outre que ces prises de position peuvent légitimement scandaliser, tant elles font prévaloir des intérêts étroitement corporatistes sur les principes sociaux et éthiques élémentaires, elles sont inconséquentes. Cette inconséquence est sans doute le résultat d’un jeu tactique à court terme et/ou d’une certaine mauvaise foi. Elle est, selon nous, révélatrice de l’aiguisement de la crise de la médecine dite « libérale » et de l’impasse politique dans laquelle se trouvent ses défenseurs. On rappellera, brièvement, que les syndicats de médecins libéraux ont construit leur identité dans leur combat contre les pouvoirs publics. Comme le souligne avec force Didier Tabuteau, la profession médicale a raté trois rendez-vous historiques : avec le service public national de santé, en raison du combat inaugural, dans le sillage de la Révolution française, contre les officiers de santé ; avec les assurances sociales (dès les années 1920-1930), en raison de la lutte contre le spectre de la « médecine de caisse » ou, pire, du « fonctionnariat » ; avec la santé publique, enfin, en raison du mépris de la clinique à l’endroit d’une approche plus collective et préventive de la santé [1]. Ce triple refus a dessiné, en creux, les frontières étroites de la médecine dite « libérale », véritable cercle de la raison médicale qui fait désormais obstacle à l’établissement, en France, d’un véritable service public de la médecine de proximité, à côté des services publics de la Sécurité sociale, hospitalier, de la prévention et de la sécurité sanitaire [2]. Plus grave, les syndicats de médecins libéraux jouent, parfois, la politique du pire en favorisant le désengagement progressif de la Sécurité sociale du financement des soins de ville. Bien qu’antagonistes comme l’eau et le feu, le libéralisme médical fournit un renfort de poids au néo-libéralisme économique. Explicitons. Sur les décombres du plan Juppé et du projet de mettre l’ensemble du système de santé sous « enveloppe globale », les pouvoirs publics ont, à partir des années 2000, fait le choix de maîtriser les dépenses publiques d’Assurance maladie en en transférant une part toujours plus grande vers les complémentaires santé et les malades eux-mêmes, au nom du fallacieux prétexte de la « responsabilisation » des assurés sociaux [3]. Autrement dit, renonçant à initier un bras de fer avec les hérauts du libéralisme médical, de peur d’avoir à subir des dommages politiques majeurs, les responsables politiques ont décidé de taper sur un groupe, certes beaucoup plus vaste mais nettement moins organisé pour défendre ses intérêts : les assurés sociaux. Ce faisant, ils ont concrétisé un vieux rêve de la Direction du Budget, formulé dès la fin des années 1970 : ristourner le « petit risque » (les soins dits « courants ») au marché afin de recentrer la Sécurité sociale sur le « gros risque » (soins hospitaliers, affections de longue durée) bien que l’un des fondateurs de celle-ci, Pierre Laroque, ait jugé, au moment des États généraux de la Sécurité sociale de 1987, qu’une telle idée était non seulement inapplicable (comment distinguer le petit du gros risque ?), mais aussi contraire aux principes d’universalité de son plan.

La « nouvelle gouvernance » de l’Assurance-maladie, initiée par la réforme de 2004, préparée par le futur directeur général de la CNAMTS, est précisément une mécanique visant à procéder à ce désengagement progressif, en instaurant le mécanisme de l’alerte et en institutionnalisant le rôle des complémentaires via la création de l’UNOCAM [4]. Les luttes qui ont présidé à l’élaboration de la réforme HPST ont rendu visibles les camps en présence, qui transcendent le clivage gauche/droite traditionnel. D’un côté, la ministre de la Santé et son directeur de cabinet souhaitant en finir avec la dyarchie État/Assurance maladie en faveur du premier et aménager les principes de la médecine libérale devenus des obstacles à l’accès aux soins (dépassements d’honoraires, liberté d’installation). De l’autre, un directeur général de la CNAMTS, aux solides convictions néolibérales, allié aux syndicats de médecins libéraux, déterminé à préserver coûte que coûte l’indépendance de son institution. Voici donc l’alliance objective entre partisans de la privatisation partielle de l’Assurance maladie et défenseurs intransigeants de la médecine libérale, unis en la circonstance contre un ennemi commun : l’État. Finalement, la réforme HPST aboutira à un compromis que l’on peut juger bancal. En effet, si les services régionaux de l’Assurance maladie sont fusionnés avec ceux de l’administration déconcentrée dans les Agences Régionales de Santé (ARS), le niveau national demeure quasiment intact. La dyarchie perdure et, depuis 2009, le directeur général de la CNAMTS continue à mener une guérilla contre les ARS, que ce soit au niveau national ou local (monopole préservé de la politique de « gestion du risque », non-partage des systèmes d’information, etc.). Surtout, à rebours des projets de régionalisation de la convention médicale au profit des ARS, la CNAMTS a conservé la négociation de cette dernière.
Les derniers épisodes du feuilleton État/sécurité sociale/syndicats de médecins ont souligné le statu quo entre les camps en présence et la situation de blocage qui en résulte. La nouvelle ministre de la Santé, qui s’est montrée au demeurant fort friable, s’est heurtée à l’alliance entre ce ministre de la Santé bis qu’est Frédéric Van Rockenghem et les principaux syndicats de médecins libéraux. Alors qu’elle aurait dû engager le fer sur le thème de la revalorisation du secteur 1 afin d’en améliorer l’attractivité, elle a préféré se battre sur le terrain, très mobilisateur, de l’encadrement des dépassements d’honoraires, avec le succès que l’on sait. Cependant, cette alliance est-elle en acier trempé ? Il est clair que la réponse est négative. Elle est ponctuelle, purement tactique et (car) fondamentalement contre-nature. L’identité « libérale » de la médecine renvoie moins, c’est une banalité que de le rappeler, au libéralisme économique qu’à l’organisation et au pouvoir de la corporation. Monopole, autonomie et autorégulation d’un côté, concurrence et sanction du marché de l’autre. Le « marché » est le négatif de la profession libérale. L’on en veut pour preuve que les néolibéraux veulent utiliser les forces de la concurrence pour « discipliner » et « rationaliser » des professionnels attachés à leur indépendance statutaire et à l’autonomie dans leur exercice quotidien [5]. Lorsqu’a été débattue publiquement, en France, au milieu des années 1980, l’idée d’importer les Health Maintenance Organizations états-uniennes sous le vocable de « réseaux de soins coordonnés », des représentants de la médecine libérale, a priori favorables dès lors qu’il s’agit de s’opposer à l’État et à la Sécurité sociale, y sont allés voir de plus près. Ils en sont revenus fort désappointés. Ils avaient découvert à cette occasion qu’il valait mieux négocier avec la Sécurité sociale qu’avec les assureurs. L’actuel désengagement de l’Assurance maladie du financement des soins courants, au profit (dans tous les sens du terme) des organismes complémentaires, n’est pas seulement motivé par la réduction des dépenses et des déficits publics. Il est aussi le résultat d’un calcul politique : puisque les pouvoirs publics ont échoué à remettre de l’ordre dans l’offre de soins de ville, laissons faire les « forces du marché ». En effet, les syndicats de médecins libéraux ne pourront alors plus mobiliser contre un adversaire historique commun (l’État ou la Sécurité sociale, selon les périodes), mais devront négocier avec une pluralité de financeurs privés ; de surcroît, ceux-ci n’auront pas d’autre choix, pour préserver leur viabilité économique (pour les mutuelles) ou maximiser leurs profits (pour les assureurs), que de rogner, et peut-être demain de supprimer, les « acquis » de la profession : conventionnement automatique, liberté d’installation, paiement à l’acte, libre entente sur les honoraires, etc. C’est la raison pour laquelle les syndicats ont mené la fronde contre le projet de réseaux mutualistes. Leurs porteparoles ont fort bien anticipé le fait que ces réseaux préfiguraient l’organisation future des soins de ville dès lors que les complémentaires santé seraient appelées à en devenir les principaux financeurs.
Telle est la contradiction majeure dans laquelle est empêtrée la médecine libérale : toute à son opposition aux pouvoirs publics et à leurs projets supposés « liberticides », elle finit par se jeter dans les bras des assureurs et des mutuelles qui, n’en doutons pas, la serreront bien fort, quitte à l’étouffer. C’est que l’on ne badine pas avec les résultats financiers ! Ainsi que l’a souligné la sociologue Magali Robelet, les médecins libéraux ne disposent que de trois stratégies face à la crise qu’ils traversent : la désertion (désinvestissement dans le travail, retraite anticipée, etc.) ; la protestation (grèves et actions publiques) ; la participation à des formes innovantes d’organisation du travail et d’exercice, à même de faire advenir un vrai service public de la médecine de proximité [6]. À l’évidence, nombre de porte-parole de la médecine libérale préfèrent la seconde, quitte à favoriser la première et... à se tirer à la longue plusieurs balles dans le pied. Il conviendrait qu’ils se rendent à cette évidence, désormais bien documentée : une Sécurité sociale publique est plus juste socialement, plus performante d’un point de vue sanitaire, plus efficiente économiquement et, last but not the least, beaucoup plus favorable à la préservation de l’indépendance professionnelle qui leur est si chère.


par Frédéric Pierru, Pratiques N°60, février 2013

Documents joints


[1Didier Tabuteau, « L’avenir de la médecine et le spectre de M. Bovary », Droit Social, avril 2009 ; voir aussi Patrick Hassenteufel, Les médecins face à l’État. Une comparaison européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 1997.

[2André Grimaldi, Didier Tabuteau, François Bourdillon, Frédéric Pierru, Olivier Lyon-Caen, Manifeste pour une santé égalitaire et solidaire, Paris, Odile Jacob, 2011.

[3Nous racontons cette histoire dans Frédéric Pierru, « Budgétiser la santé. Heurs et malheurs d’un instrument de maîtrise des dépenses publiques : l’enveloppe globale », dans Philippe Bezès, Alexandre Siné (dir.), Gouverner (par) les finances publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2011.

[4Rassemblant les organismes complémentaires (assureurs, mutuelles, instituts de prévoyance).

[5On se permet de renvoyer sur ce point à notre ouvrage : Frédéric Pierru, Hippocrate malade de ses réformes, Bellecombe-en-Bauges, 2007.

[6Magali Robelet, « La grande désillusion des médecins libéraux : entre la tentation de la division et l’espoir de l’unité retrouvée », dans Jean de Kervasdoué (dir.), La crise des professions de santé, Paris, Dunod, 2003.


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