Soutien aux médecins lanceurs d’alerte

Alain Carré
Médecin du travail

        1. Les médecins qui alertent sur les effets des organisations du travail pathogènes ou attestent du lien santé-travail subissent une répression systématique et coordonnée. Les employeurs et leurs relais institutionnels tentent de les faire taire. Une résistance dans l’intérêt des patients s’organise.

De nouvelles organisations du travail pathogènes
À partir du milieu des années 1980 se mettent progressivement en place de nouvelles organisations du travail. Leur objectif est l’obtention d’une rentabilité élevée dans un temps court. Une culture de résultat « pour le marché, dans le temps du marché » s’installe. L’encadrement est le premier concerné puisque son rôle d’intermédiaire entre le donneur d’ordre et le travail, qui reposait sur une connaissance approfondie de celui-ci, est remplacé par celui de « manageur », uniquement centré sur l’obtention du résultat prescrit. Les méthodes utilisées sont profondément manipulatrices et violentes. Une autonomie sur les moyens à mettre en œuvre et un contrôle renforcé du résultat renvoient le travailleur à de supposées imperfections personnelles. Pratiquement, on assiste à une intensification du travail pour atteindre un résultat inatteignable. En effet, le moteur de ces méthodes est l’individualisation et la mise en concurrence de chacun avec un autre travailleur, dont l’évaluation individuelle n’est qu’un des moyens. Alors que le travail n’est jamais solitaire, mais toujours solidaire, puisqu’il repose sur les échanges entre les femmes et les hommes pour faire ce qui n’est pas prévu par l’organisation du travail, on assiste du fait de cette individualisation à un repliement de chacun sur soi-même. Il est aussi indispensable pour le management de faire éclater les structures collectives qui font obstacle à l’individualisation en tentant éventuellement de les remplacer par une identification occulte des savoir-faire. Ainsi le Lean-management (« management maigre ») consiste, au prétexte de participation des travailleurs, à mettre en place des groupes de travailleurs pour « améliorer » le travail. Il s’agit en fait de capter les savoir-faire non pas pour améliorer les conditions de travail, mais pour augmenter la productivité individuelle avec comme corollaire la diminution du nombre de travailleurs. Les sujets, que sont les travailleurs, sont instrumentalisés par le discours managérial et deviennent des objets de production ou de service.

Une clinique médicale du travail qui permet la mise en lumière du lien entre l’organisation du travail et ses effets sur la santé
Les effets sur le travail sont dévastateurs : effondrement des processus collectifs, isolement, conflits interindividuels, crainte des autres, dissimulation des tricheries autrefois assumées collectivement, impossibilité d’échanger sur le travail. La pensée est arrêtée par la peur et la honte et les défenses contre la souffrance, notamment éthique, se mettent en place. Les travailleurs, dès lors qu’on les écoute, expriment une atteinte à l’estime de soi (doute sur soi-même, culpabilité vécue dans l’isolement). Les effets sur la santé sont nombreux et graves (état de stress post-traumatique, état anxieux généralisé, dépression, maladies psychosomatiques, épuisement professionnel…).

Les spécialistes du champ du travail, mais également les médecins investis dans le domaine du travail, dont les médecins du travail, sont en première ligne et constatent le caractère profondément délétère de ces nouvelles organisations. Comme tous les professionnels de santé confrontés à un processus pathogène émergeant, les médecins s’organisent collectivement pour mieux repérer les éléments pathogènes et leurs effets et mettent en place des techniques d’investigation et d’intervention. Ils élaborent une méthode clinique spécifique : la clinique médicale du travail. Cette clinique qui, notamment grâce à l’intercompréhension qui soutient le dialogue clinique, permet de construire le lien entre ce qu’on observe de la santé et l’organisation du travail (le lien santé-travail).

Alors que l’organisation du travail délétère tente de camoufler son implication et sa responsabilité dans un déploiement de leurres (difficultés personnelles du travailleur prises en charge par des professionnels du psychisme, apprentissage par coaching des bonnes pratiques pour « monter en compétence », harcèlement qui est uniquement le fait d’individus pervers…), la mise en visibilité publique collective sous la forme d’alerte de la communauté de travail et individuelle, en actant par écrit le lien santé-travail, fait courir un risque insupportable pour ces méthodes et ceux qui les appliquent. Il est donc essentiel et urgent que les lanceurs d’alerte soient réduits au silence.

Faire taire les lanceurs d’alerte : une action institutionnelle de longue haleine
Pour s’en tenir à l’exemple de la médecine du travail, institution en constant balancement entre vision sociale ou managériale, les stratégies des employeurs sont à l’œuvre depuis qu’elle est devenue un risque de mise en responsabilité et de frein à l’exploitation de la force de travail. La médecine du travail fait alors l’objet d’une action institutionnelle d’envergure visant à la ramener à ses origines supplétives [1].

Dès 1988, la voie d’un retour vers le passé se dessine, sous la plume d’un enseignant en médecine du travail : « il appartient essentiellement (au médecin) de rechercher l’adéquation entre l’homme et le poste de travail […] En tant que cadre de l’entreprise qui l’emploie, « son entreprise », il a à son égard des devoirs. Dans ce contexte contribuer à une meilleure productivité de l’entreprise doit être un des principaux objectifs de son rôle. [2] »

Les réformes successives entreprises depuis 2000 tendent vers ce résultat.

Plus récemment, la loi « dialogue social », puis les 21e et 22e mesures de simplification et le rapport de la commission « aptitude et médecine du travail » constituaient les prolégomènes d’une réforme pour en finir avec la médecine du travail. C’est l’objet de la « modernisation » à laquelle procède la Loi travail.

Elle articule appauvrissement des moyens cliniques (espacement, voire disparition des consultations individuelles) avec des injonctions à devenir une médecine prédictive, en repérant les salariés « à risque » ou inadaptés à leur travail du fait de « susceptibilités individuelles ». Elle impose une médecine de sélection de l’employabilité en exemptant l’employeur de toute responsabilité (inaptitude en cas de « danger » pour la santé) et aux recours aléatoires (remplacement de l’expertise de l’inspection du travail par le tribunal des prud’hommes). C’est la raison d’être de la médecine du travail et le statut de lanceur d’alerte d’ordre public social du médecin qui sont ici annihilés.

Faire taire les lanceurs d’alerte : les plaintes des employeurs au Conseil de l’Ordre des médecins
Chronologiquement, c’est le Conseil de l’Ordre des médecins qui prend l’initiative. En 2006 est présenté un rapport devant le Conseil national de l’Ordre des médecins (CNOM) sur « les certificats médicaux : règles générales d’établissement ». Ce rapport rédigé par le Dr Boissin et le Dr Rougemont, membres du Conseil départemental de l’Ordre de Paris et sans compétence en santé au travail, comporte des injonctions qui empiètent sur l’exercice des médecins au mépris de leur indépendance et du respect de la déontologie. Ainsi ce rapport précise : « Lorsque le médecin se voit demander expressément par le patient de mentionner l’affection dont il souffre, il doit être particulièrement prudent […] Le médecin doit convaincre le demandeur qu’il n’est pas de son intérêt à terme de livrer une telle information qui circulera tout au long de la procédure et dont rien ne permet d’affirmer qu’elle ne lui sera pas opposée plus tard.
S’il accepte néanmoins de délivrer ce certificat, le médecin devra être très prudent dans la rédaction. Il lui est interdit d’attester d’une relation causale entre les difficultés familiales ou professionnelles et l’état de santé présenté par le patient. Il n’a pas non plus à « authentifier » en les notant dans le certificat sous forme de « dires » du patient les accusations de celui-ci contre un tiers, conjoint ou employeur (souligné en italique dans le texte initial)
 ». Malgré son caractère contestable, ce rapport, toujours accessible sur son site, est approuvé par le CNOM et constitue la référence dans ce domaine.

En mars 2007, un décret modifie l’article R4126-1 du Code de la santé publique et dresse une liste limitative des personnes ou institution pouvant porter plainte devant le Conseil de l’Ordre. Les plaintes de personnes sont limitées aux patients. Un mois plus tard, un décret modifie à nouveau cet article. Les plaintes sont désormais ouvertes « NOTAMMENT aux patients ». Comme par hasard, l’interprétation, que des juristes considèrent comme abusive, du Conseil de l’Ordre et des employeurs est que, dorénavant, les plaintes sont ouvertes à ces derniers.

En transformant une procédure réservée aux patients pour recevoir les plaintes d’un tiers, les instances disciplinaires de l’Ordre, déjà contestables, deviennent des instances d’exception (pas d’instruction vérifiant les dires du plaignant, tentative de transgresser le secret médical au profit d’un tiers lors de soi-disant « conciliations », droit à une défense équitable non respecté à cause de l’impossibilité pour le praticien de se justifier du fait du secret médical, substitution complaisante à l’employeur des Conseils départementaux de l’Ordre). Les employeurs vont s’engouffrer dans la brèche et les plaintes connaîtront une croissance exponentielle. On estime à plus de cent plaintes annuelles le volume actuel qui s’étend aux spécialistes ou généralistes qui attestent. Est qualifié de certificat tout écrit médical, y compris les courriers et extraits de dossiers. La situation est si dégradée que les travailleurs commencent à avoir des difficultés à obtenir des certificats, notamment en matière de maladie professionnelle.

Résister dans l’intérêt de la santé des patients
En matière de plaintes d’employeurs, les associations professionnelles et syndicales, dont l’association Santé et médecine du travail (a-SMT) et le Syndicat de la médecine générale (SMG), se sont attaquées à la racine du problème en saisissant le Conseil d’État afin de faire retirer l’adverbe notamment ou de faire reconnaître que l’adverbe notamment ne permet pas les plaintes d’employeurs. Plusieurs médecins condamnés se sont pourvus devant la même juridiction et, s’ils n’avaient pas gain de cause, pourraient porter plainte devant la Cour européenne des Droits de l’Homme pour que soient supprimées les instances disciplinaires d’exception du Conseil de l’Ordre.

La destruction institutionnelle de la médecine du travail par un exécutif égaré ou complice est un risque important pour les travailleurs confrontés dorénavant à une médecine de sélection médicale de la main-d’œuvre. La vigilance des organisations syndicales s’imposera quand les décrets d’application de la loi travail seront promulgués. La résistance professionnelle des médecins contre ce dévoiement s’organise autour des principes fondateurs de la déontologie et contre le conseil de l’ordre qui institutionnellement devrait en être le garant : l’intérêt de la santé (y compris sociale) du patient, son droit de choisir pour ce qui concerne sa santé, l’indépendance médicale, fondée sur la compétence, en matière de décision.


par Alain Carré, Pratiques N°76, janvier 2017

Documents joints


[1Pascal Marichalar, La médecine du travail sans les médecins, une action patronale de longue haleine (1971-2010), Revue Politix, Volume 23 - n° 91/2.

[2« La médecine du travail face à l’Europe » J. Loriot, Le Concours Médical, 21 mai 1988.


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