Souffrance au travail : parlons-en !

Rédiger à plusieurs une tribune nous a permis de transformer notre souffrance professionnelle individuelle en une résistance collective contre la destruction du système judiciaire.

Anna Michaut,
Membre du Syndicat de la magistrature

Au printemps 2022, s’est tenue à Nantes une soirée débat qui avait pour objectif de « déconstruire la souffrance au travail ». Elle avait la particularité d’être organisée conjointement par le Syndicat de la magistrature, la revue Délibérée, la Cimade, le Syndicat des avocats de France, le Syndicat de la médecine générale, la revue Pratiques et le collectif Printemps des services publics.
Je suis intervenue dans la partie intitulée « Expérimentations et initiatives créatives et solidaires pour retrouver du sens ».
Il m’a été proposé de retranscrire pour Pratiques le récit que j’ai livré ce soir-là.
Ces lignes que je soumets à votre réflexion et critique collective sont dédiées aux camarades avec qui j’ai partagé cette aventure.

Une odeur de gaz…

Avec huit jeunes collègues et camarades du Syndicat de la magistrature, j’ai participé à la rédaction d’une tribune parue dans le journal Le Monde le 25 novembre 2021. Le quotidien titrait ce jour-là : « L’appel de 3 000 magistrats : Nous ne voulons plus d’une justice qui n’écoute pas et qui chronomètre tout ».
Le texte commence par évoquer le suicide de notre collègue et camarade Charlotte, qui s’est donné la mort le 23 août 2021, à l’âge de 29 ans. Récemment entrée en fonction, elle était déjà reconnue par ses pairs comme une professionnelle rigoureuse, osant douter, s’opposer et s’affirmer, consciente de l’importance de ses missions. Au cours de l’année 2020, elle avait alerté certains de ses collègues et son syndicat de son isolement professionnel, de son manque de temps pour préparer ses audiences et d’une souffrance croissante liée au fait de devoir se soumettre à des impératifs de rendement au détriment de la qualité de son travail.
Quelques semaines après son décès se tenait le stage du Syndicat de la magistrature organisé chaque année avec l’objectif de nourrir une réflexion politique et pluridisciplinaire sur notre métier. Ce regroupement a été l’occasion de se retrouver et de prendre le temps de parler.
Dès nos premiers échanges, il est apparu que chacun d’entre nous avait vécu le suicide de notre camarade différemment. Pour certains, c’est la réaction de notre hiérarchie qui a été insupportable : froide, brève, défensive. Pour d’autres, la souffrance exprimée par Charlotte a fait écho à leur propre expérience, ayant été, dès leurs premières années de fonction, forcés de s’arrêter quelque temps pour reprendre pied. Pour d’autres, enfin, c’est un sentiment vif d’impuissance qui s’est fait jour au regard de la difficulté de porter la parole de collègues en souffrance au sein des instances de dialogue social. Ceux qui tentent collectivement ou individuellement de dénoncer leurs conditions de travail et leur souffrance sont souvent confrontés à des réponses aussi variées que décevantes.
Paternaliste : Madame, comme vous apparaissez cernée. Vous en faites trop. Préservez-vous et changez-vous donc les idées ! Statisticien : Nous ne comprenons pas vos difficultés. D’après nos calculs, votre charge de travail est exactement égale à celle de vos collègues que nous n’entendons pas se plaindre, divisée par le coefficient de complexité des dossiers établi par un cabinet de conseil privé et indépendant, indexé sur le poids actuel du papier, dont on a préalablement soustrait le temps que vous prenez à monter les escaliers. Tranquille : Mais enfin qu’entends-je ? Vous n’avez plus le temps de lire intégralement les dossiers !? Mais à quoi bon puisqu’il est communément admis de ne plus écouter les justiciables, de les entrapercevoir par visioconférence et de ne pas motiver ses décisions ?! Fâché : Il nous est apparu que vous étiez trop impliquée, que vous organisiez trop de réunions avec nos partenaires institutionnels, que vous faisiez bien trop confiance à l’intelligence collective à l’œuvre dans votre service, que vous délibériez réellement avant de rendre une décision, que vous participiez à trop de formations. Il est fâcheux que vous preniez au sérieux votre rôle constitutionnel et vous montriez un peu moins docile que ce que nous espérons. Honnête : Travaillez vite et mal, adaptez-vous à la prochaine réforme avant même que la précédente ne soit entrée en vigueur, ne cherchez plus à comprendre, faites du chiffre, soyez des machines, abattez des piles, devenez interchangeables et liquéfiez-vous dans le fluide judiciaire pour devenir de purs esprits transparents, efficaces et simplifiés !

Le stylo comme allumette

À l’issue du stage syndical, nous avons décidé de poursuivre nos échanges sans objectif clair ou défini et, rapidement, s’est imposée l’idée d’écrire. Chacun a pu partager des choses intimes, politiques ou poétiques, sans consignes particulières. Au fil des échanges, des questions sont survenues auxquelles nous avons cherché à répondre par consensus.
Faut-il publier notre texte ? À qui s’adresse-t-on ? À nos camarades syndiqués, à nos collègues, à notre hiérarchie, aux justiciables ?
Alors que nous sommes privilégiés de par notre position sociale, notre niveau d’étude ou nos origines, et que nous avons pu choisir notre métier, n’est-il pas insupportable de dire publiquement que nous souffrons ?
Devons-nous écrire que notre camarade n’était pas fragile ou faut-il assumer que la vulnérabilité n’est pas taboue, infamante ou définitivement excluante ?
Comment signer le texte ? Faut-il mettre en avant notre appartenance syndicale au risque d’être moins audibles dans un contexte de méfiance à l’encontre des corps intermédiaires et au vu d’une certaine frilosité à penser le caractère politique de notre métier ?
Après des discussions, des désaccords et des compromis, nous avons progressivement découvert ce que nous voulions exprimer collectivement, à la virgule près. Nous avons soumis le texte à la relecture des parents de notre camarade pour savoir s’ils acceptaient sa publication et au bureau national de notre syndicat, pour savoir dans quel cadre nous pouvions nous exprimer publiquement. Je remercie les premiers pour leur courage et les seconds pour leur soutien et leur disponibilité. Le devoir de réserve fonctionne malheureusement aujourd’hui comme un puissant frein à l’expression publique des magistrats, leur faisant craindre, à tort, de perdre leur impartialité.
Le texte qui fut finalement publié commence par évoquer le suicide d’une collègue pour aboutir à une description de notre travail, s’adressant tout particulièrement aux justiciables qui méritent une justice d’une tout autre qualité. Voilà sa puissance et voilà sûrement pourquoi il s’est avéré fédérateur. Nous avons découvert que partir de son expérience individuelle n’est pas nécessairement nombriliste, que parler de la mort n’est pas morbide, que la discussion sur la souffrance peut aboutir à l’action. Plutôt que de la nier, nous avons tenté de regarder la souffrance en face, de l’écouter, de la comprendre, de l’encaisser collectivement puis de l’analyser.
Écrire à plusieurs nous a permis de nous confronter publiquement et intimement à la notion de fragilité. Pour Christophe Dejours, psychiatre, elle a aussi sa place dans le cadre professionnel : « Ce qu’il y a de plus fragile dans l’individu est également à l’origine du pouvoir de se mobiliser dans le travail en vue de surmonter, grâce à l’épreuve du travail, les "ratés" de l’histoire singulière » [1].

L’explosion

Notre texte a été signé par 3 000 magistrats, mais aussi greffiers et avocats, en quatre jours seulement, pour atteindre plus de 8 000 signatures au total. Nous avons été étonnés et un peu décontenancés de ce succès imprévu. Alors que la souffrance des collègues est d’habitude évoquée de façon pudique et gênée, voilà que des centaines d’entre eux signaient sans connaître, ni Charlotte, ni les auteurs. Notre surprise a redoublé lorsque des présidents de juridictions, des procureurs de la République, des membres de l’administration centrale du ministère de la Justice ont également signé. Notre hiérarchie fait-elle aussi le constat d’une justice gestionnaire ? Souffre-t-elle aussi ?
Le 25 novembre 2021, la conférence nationale des procureurs généraux et des premiers présidents, adressait ainsi un courrier au ministre de la Justice, identifiant chez les magistrats « une forme de lassitude, de désespérance sur le sens de leurs missions, chahutés par des réformes incessantes ». Ils sollicitaient le Garde des Sceaux pour qu’il se montre à l’écoute des juridictions et des organisations syndicales et fasse confiance aux chefs de cours et de juridictions.
Le 10 janvier 2022, dans le cadre de son allocution de rentrée, François Molins, procureur général près la Cour de cassation, faisait également référence à la tribune. Il estimait que la crise de la Justice s’expliquait notamment par la logique de la loi organique relative aux lois de finances, qui ne traite pas la justice comme un pouvoir constitutionnel indépendant et impartial. Il constatait que le manque de moyens avait conduit à une « logique productiviste » dans laquelle la qualité était passée au second plan, derrière la logique de flux et de recherche constante d’un taux de couverture positif (soit plus de sorties d’affaires que d’entrée). Monsieur Molins citait le rapport d’activité de la médecine de prévention pour l’année 2020 qui soulignait « un nombre important d’agents en difficulté et en souffrance avec des collectifs de travail dégradés ».
Ce rythme effréné de réformes qui ne sont plus assimilables et l’injonction à l’adaptation, dénoncés à cette période par la hiérarchie judiciaire, sont typiques des politiques néolibérales telles que décrites par Barbara Stiegler. [2]
Et lorsque le néolibéralisme s’attaque à notre travail, il devient une formidable et funeste façon de priver les professionnels du droit de leur savoir-faire, acquis au prix de journées passées à s’approprier la loi pour la faire dialoguer avec le réel. Les politiques néolibérales se passent délibérément de l’expérience du réel des professionnels, en s’en remettant à la religion du changement, de l’efficacité et du chiffre.

En décembre 2021, un mouvement national émergeait au sein des tribunaux. Des motions étaient votées lors des Assemblées générales qui rassemblaient les fonctionnaires et les magistrats. Certaines faisaient état du choix de leurs membres de supprimer des audiences pénales, de réduire leur durée, du refus de remplir des tableaux statistiques, de ne plus participer à certaines commissions ou encore d’arrêter d’élaborer des rapports d’activité. D’autres motions regrettaient que les magistrats ne puissent plus entretenir et développer les partenariats avec les structures d’insertion et de soin. La motion adoptée au tribunal judiciaire de Nantes déclarait que les audiences devaient être « organisées conformément à la loi, en présence d’un greffier et en accordant le temps nécessaire à l’écoute des justiciables et à la réflexion, seuls à même de garantir une décision adaptée et de qualité, même si ce choix implique un accroissement conséquent des stocks de dossiers » [3].
Les fonctionnaires sollicitaient notamment le respect du repos compensatoire, la récupération des heures supplémentaires, la possibilité de poser l’intégralité de leurs jours de congé, d’exercer leurs droits annuels à la formation. Certains directeurs de greffe déclaraient refuser de réaliser des statistiques autres que celles prévues par le Code de l’organisation judiciaire ou d’accompagner des réformes sans moyens humains et matériels.
De nombreuses motions comptabilisaient aussi, à l’échelle locale, le nombre de postes de greffiers et de magistrats qu’il faudrait créer pour se situer dans la moyenne des pays européens. Bien souvent, les collègues estimaient que les effectifs de leurs juridictions devraient être triplés, voire quadruplés. [4]
Un mouvement de grève avait lieu le 15 décembre 2021, auquel les avocats se sont largement joints.
La période a aussi été marquée par une prise de parole publique de nombreux collègues qui ont pu témoigner du contenu de leur travail et de leur souffrance. [5]
La promotion 2022 des auditeurs de justice (magistrats en formation à l’École nationale de la magistrature) a, quant à elle, fait le choix de se donner pour nom « La Tribune des 3 000 ».

Pour que le mouvement se répande comme une traînée de poudre : éviter les pièges et bien cibler l’adversaire !
L’aventure que je viens de vous décrire m’a permis de créer des liens forts avec mes camarades et collègues. Nous sommes rapidement tombés d’accord sur le fait que nous souhaitions mettre en avant et faire durer le caractère collectif de notre action. Avec quelques mois de recul, je fais l’hypothèse que notre démarche présente des points de convergence avec l’approche éco-féministe en ce qu’elle fait le lien entre lutte et guérison. La philosophe Isabelle Stengers décrit ainsi cette démarche qui consiste à « se réapproprier et guérir, se rendre à nouveau capables (...) d’imaginer et agir ensemble ». Elle poursuit : « Ce que signifie le personnel est politique, c’est une mutation : ne pas s’attribuer ce qu’on vit comme souffrance personnelle, comme inadéquation personnelle, comme honte personnelle, sentir comment cela a été suscité, comment nos milieux nous rendent malades. Ce ne sont plus des victimes qui se plaignent, mais des êtres en transformation qui trouvent des mots pour dire et pour faire passer le caractère politique de ce qui leur est arrivé. Elles sortent d’une situation de dépendance pour trouver des forces dans des situations d’interdépendance. » [6]
Quant à l’ennemi qu’il s’agit de nommer et de bien cibler, il nous appartient maintenant de résister à la récupération gestionnaire et néolibérale de la souffrance au travail. Proposer du tutorat, du coaching, des happiness manager, des espaces de bien-être, des sorties escalades sont de bien tristes manœuvres pour endormir des professionnels qui exigent les moyens nécessaires pour se réapproprier leur travail et non pas le fuir.
Face à la souffrance, ouvrons de grands ou de petits espaces pour penser collectivement le contenu et le sens de nos métiers, ce qu’Alain Supiot, sociologue et juriste, nomme « le pourquoi et le comment travailler » [7].


par Anna Michaut, Pratiques N°99, décembre 2022

Documents joints


[1Christophe Dejours, Isabelle Gernet, « Travail, subjectivité et confiance », Nouvelle revue psychologique, 2012/1 (n° 13), p. 75 à 91.

[2Barbara Stiegler, Il faut s’adapter, Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, NRF Essai, 2019.

[3Motion des magistrats du siège et du parquet du Tribunal judiciaire de Nantes réunis en assemblée générale le 6 décembre 2021.

[4« Systèmes judiciaires européens – Efficacité et qualité de la justice », Études de la commission européenne pour l’efficacité de la justice, n° 26, édition 2018, chiffres de 2016.

[5France culture, « Les Pieds sur terre, Les juges démissionnent », 10 février 2022, Podcast.

[6Isabelle Stengers, Résister au désastre, Wildproject édition, 2019, p. 18-19 et p. 66 et 67.

[7Alain Supiot, leçon de clôture au collège de France, « Le travail n’est pas une marchandise. Contenu et sens du travail au XXIe siècle », 22 mai 2019, France culture.

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